Europe🗼 - Les Acadiens de Belle-Île par Jean-Marie Fonteneau

LES ACADIENS DE BELLE-ÎLE par Jean-Marie Fonteneau
Publié en dans les Cahiers de la Société Historique Acadienne en octobre-décembre 1997

L'histoire des Acadiens, ces citoyens de l'Atlantique traités sans ménagement par le destin, est entièrement liée à la guerre de Sept Ans et au funeste Traité de Paris qui sonna le glas de la prépondérance française dans le monde et tira un trait définitif sur nos possessions nord- américaines.

Déja le Traité d'Utrecht, en 1713, avait dépouillé la France de la majeure partie de l'Acadie et le gouvernement de Louis XV se désintéressait à ce point de ces possessions lointaines que Voltaire pouvait se permettre de traiter ce pays du plus détestable du nord, couvert de neige et de glace, habité par des barbares, des ours et des castors...

De l'autre côté de l'Atlantique, une île des côtes bretonnes, que rien ne destinait à jouer un rôle prépondérant dans l'Histoire de l'Acadie, allait, elle-aussi, connaître des .événements tragiques au cours de cette même guerre de Sept Ans, qui allaient aboutir à la réunion des deux destins.

C'est cette grande histoire que je vais tenter de vous raconter...

Belle-Île-en-Mer est au sud de la Bretagne une très petite île. A 20 km des côtes Françaises, c'est un plateau de schiste de 80 km, long de 20 km et large de 9, culminant à 74 m d'altitude. Pendant près de quatre siècles, elle eut une grande importance militaire. En effet, véritable château d'eau en plein océan Atlantique, Belle-Île devait son intérêt stratégique au seul fait, capital, qu'elle est très riche en eau douce. Ainsi, au temps de la marine à voile, grande consommatrice, eut-elle l'importance exceptionnelle que l'on devine, si l'on sait que les autres îles côtières de France sont dépourvues de sources et de rivières et que leur proximité du rivage continental ne mettait nullement à l'abri de l'attaque, une flotte au mouillage.

A Belle-Île, tout est différent. Suffisamment éloignés pour être en sûreté, les navires de haut rang pouvaient y relâcher en toute quiétude. Vauban, le génial ingénieur de Louis XIV l'avait bien compris qui, devant l'abondance de cette eau potable créa une aiguade, retenue de 765 000 litres d'eau, aménagée dans le rocher, en bordure immédiate de la falaise.

Ainsi, dès le XVIe Siècle, lorsque commencèrent les grandes navigations transcontinentales, les principales nations maritimes comme l'Angleterre et la Hollande, convoitèrent Belle-Île, point de relâche idéal entre les mers nordiques et la Méditerranée.

Si on méconnaît cette dimension historique de Belle-Île, on ne peut comprendre pourquoi un si modeste territoire - treize fois plus petit que la Martinique et trois fois plus petit que Saint-Pierre et Miquelon - fut dès le début du XVIIe, entièrement fortifié et suréquipé militairement pour devenir un véritable "Bastion de l'Atlantique". Avec près de cinquante ouvrages défensifs recensés, Belle-Île démontre bien tout le prix que les rois de France attachaient à sa protection, tout comme plus tard Napoléon Ier et Napoléon III qui ne firent que renforcer cette puissance militaire, prouvant l'intérêt stratégique que cette petite parcelle de la France conservait.

Pourtant, il n'est pas de forteresse invincible. Si de nombreuses tentatives ennemies de débarquement échouèrent, si de nombreuses attaques furent repoussées, l'une d'elles réussit et fit tomber Belle-Île aux mains de l'ennemi. Ce fut au cours de la guerre de Sept Ans et ce fut aussi l'origine de toute l'histoire des Acadiens de Belle-Île.

Une île fertile et très peuplée

Au milieu du XVIIIe siècle, Belle-Île, attachée au Domaine Royal, est un territoire à la fois agricole et militaire. La population civile est pratiquement aussi nombreuse que la garnison et les deux communautés font bon ménage.

Le sol de l'île n'est pas ingrat. Le schiste donne une terre bien plus fertile que le granite et l'abondance de l'eau joint à un climat particulièrement tempéré permet de bonnes récoltes, à une époque où les rendements moyens agricoles sont faibles. On cultive le froment, le seigle et l'avoine, les moulins sont nombreux. Les prairies donnent une excellente herbe. On élève des chevaux, des moutons et des bœufs. Les eaux sont riches en poissons de toutes espèces, particulièrement la sardine, et la pèche est fructueuse.

Certes, il faut se garder de brosser un tableau idyllique de la situation économique de l'ile a la veille de la guerre de Sept Ans, mais alors que la famine est un fléau sporadique, Belle-Île semble privilégiée et parvient à nourrir les dix à douze mille âmes qui constituent alors sa population tant militaire que civile.

Cette réputation d'île fortunée n'est pas étrangère non plus a l'attrait qu'elle exerce sur tous les navigateurs et Belle-Île restera pour beaucoup le symbole de l'escale heureuse.

C'est à cette époque, en 1752, que le régisseur royal du domaine de Belle-Île, M. Porée d'Alion, propose au roi d'afféager l'île au profit de ses habitants.

En effet, depuis 1719, l'île faisait partie du Domaine Royal, alors qu'auparavant, propriété des ducs de Retz, puis de la famille Foucquet, les Bellilois jouissaient du privilège de la franchise étant exemptés du paiement de tous les impôts du roi et de la province.

En afféageant l'île, M. d'Alion faisait perdre ces privilèges aux Bellilois mais les rendaient propriétaires de leurs terres, encourageant chacun a de meilleurs rendements, donc au paiement de dîmes plus fortes.

Ce premier projet d'afféagement date de 1752. ll fallut huit ans pour que les États de Bretagne statuent sur la meilleure forme à donner à cette difficile opération qui avait reçu l'agrément de principe du Roi.

Mais la guerre et la conquête de l'île par l'Angleterre arrêtèrent ce projet qui ne devait reprendre que dix ans plus tard. Car, pour Belle-Île, comme pour l'Acadie, tout allait se jouer à l'issue de cette funeste guerre de Sept Ans, au Traité de Paris de 1763.

Les négociations de la paix

Les pourparlers du Traité de Paris, entre le Roi Très Chrétien Louis XV et Sa Majesté Britannique George III. par l'intermédiaire du duc de Choiseul et du ministre anglais William Pitt, commencèrent par un Mémoire daté du 26 mars 1761 qui étonna toute l'Europe. Louis XV faisait au roi d'Angleterre d'avantageuses propositions. Il souhaitait que les deux couronnes restent en possession de ce qu'elles avaient conquis l'une sur l'autre au 1er juillet 1761 en Amérique et en Afrique et au 1er mai 1761 en Europe. Cela voulait dire que la France abandonnait l'Île-Royale, le Canada en entier, les îles de Guadeloupe et de Marie-Galante, celle de Gorée au Sénégal et conservait seulement l'île de Minorque en Méditerranée.

En apparence l'Angleterre approuva ce projet mais proposa qu'un ministre français vienne à Londres discuter en détail tous les points délicats d'une négociation très complexe.

C'était vraisemblablement Minorque qui posait le plus de problèmes. La France y tenait beaucoup qui l'avait prise à l'Angleterre en 1756, à la bataille de Mahon où s'illustra le duc de Richelieu. L'Angleterre de son côté voulait à tous prix reprendre cette position stratégique.

On en était là au 1er avril, lorsque le roi George III décidait de porter l'estocade ; six jours plus tard la flotte anglaise, forte de 130 navires transportant 18 000 hommes paraissait en vue de Belle-Île.

Le 23 avril les troupes débarquaient à l'Est de l'île, à l'opposé de la citadelle, et se développaient en éventail pour assaillir la ville du Palais où l'armée française s'était repliée.

Deux mois plus tard, le 7 juin, après des combats acharnés, la citadelle meurtrie tombait aux mains de l'ennemi et Belle-Île allait rester anglaise pendant deux années.

La prise de Belle-Île par l'Angleterre était presque inutile. George III voulait avoir un atout de plus dans son jeu, mais en réalité, il n'avait nul besoin de cette meurtrière victoire. Seulement, à partir de juin 1761, les négociations de paix allaient prendre un tout autre ton.

Louis XV envoya à Londres en tant qu'ambassadeur Monsieur de Bussy et George III, à Paris, Lord Stanley.

Un nouveau mémoire est rédigé en date du 15 juillet, composé de quinze articles, dont trois sont particulièrement importants :

"Article premier. Le Roi cède et garantit au Roi d'Angleterre le Canada, tel qu'il a été possédé ou dû l'être par la France, sans restriction, et sans qu'il soit libre de revenir, sous aucun prétexte, contre cette cession ou garantie, ni de troubler la Couronne d'Angleterre dans sa possession du Canada."

"Article trois. La France restituera à l'Angleterre l'île de Minorque et le fort Saint-Philippe, dans le mème état qu'il s'est trouvé lorsqu'il a été conquis par les armes du Roi..."

"Article huit. L'îsle de Belle-Isle et sa forteresse conquise par les armes d'Angleterre, sera restituée à la France avec l'artillerie aux annes du Roi, qui s'y est trouvée lors de la prise."

D'autre part le Roi exigeait pour les habitants français du Canada la liberté de pratiquer la religion catholique romaine, ainsi que de se déplacer, émigrer et disposer librement de leurs biens. Il réclamait que les limites du Canada soient exactement fixées relativement à la Louisiane, à la Virginie et aux "territoires sauvages", enfin la liberté de la pèche à la morue, poisson quasi sacré puisqu'il était la base de la nourriture en temps de carême.

Ce mémoire suscita de nombreux échanges de lettres. On ergota sur des détails qui masquaient l'essentiel puisque, en aucun cas, on ne revenait sur l'abandon total par la France de ses possessions d'Amérique septentrionale.

Le 5 août le ton commence à monter. La France répond à l'Angleterre par un ultimatum dans lequel se trouve cet article extrêmement surprenant, au sujet de Belle-Île :

Il paraît que l 'Angleterre dans ses propositions veut compenser l'île de Minorque avec celle de Belle-Isle, comme la France n'admet pas l'importance de la conquête de Belle-Isle, les deux Cours resteront dans leur sentiment : l'Angleterre gardera sa conquête et la France Minorque.

Le 17 août la cour d'Angleterre présente de nouvelles propositions à la France, lui accordant le droit de pèche sur l'île de Saint-Pierre a condition que la France n'y établisse aucune fortification.

Et les mémoires succèdent aux mémoires. Pendant ce temps l'Angleterre accomplissait sur Belle-Île une véritable œuvre destructrice. Coupées du reste du monde par le blocus imposé par la France, les troupes anglaises ruinaient l'île. Déjà, durant les hostilités, nombre de villages avaient été pillés et ravagés, les fermes incendiées et les cultures détruites. Pour subsister les troupes anglaises prenaient tout ce qu'elles pouvaient trouver. Beaucoup de Bellilois avaient fui à bord des barques de pêche et l'île meurtrie, blessée, en grand danger de connaître la famine, allait vivre deux années de malheur.

L'abbé Le Sergent, recteur de l'une des quatre paroisses de 1'île, celle de Bangor, écrivait alors :

Après la descente d'avril 1761, il partit avec la garnison quantité d'habitants avec leurs effets, et les uns après les autres passèrent en terre ferme et surtout dans le mois de septembre 1762 où la plus grande partie des gens des campagnes désertèrent leurs villages, poussés par une terreur panique, passèrent tout précipitamment dans les campagnes de Vannes...

Enfin, à 1'automne de l'année 1762 on annonça les préliminaires de la paix. Les négociations, longues et mesquines aboutissaient. On en connaît le sombre résultat. Le duc de Choiseul venait de tirer un trait sur l'Amérique du Nord et sur les Indes, mais semblait cependant satisfait d'avoir su conserver la Guadeloupe et obtenir les petites îles de Saint-Pierre et Miquelon : Il conservait aussi l'île de Gorée, une poussière d'Antilles et retrouvait Belle-Île, mais à quel prix !

Certes, on avait enfin retrouvé la paix, mais on avait surtout assuré la suprématie incontestable de l'Angleterre sur les mers des cinq continents.

Le 11 mai 1763, à six heures du matin Lord Forster et le Major Bruce remirent la place de Belle-Île à Monsieur le baron de Warren, chevalier de Saint-Louis, maréchal de camps, commandant pour Belle-Île. Treize vaisseaux anglais de transport et une frégate pour l'évacuation des troupes quittèrent la rade... On fit de grandes réjouissances et on chanta le Te Deum dans toutes les paroisses pour cette paix si désirée... écrivit l'abbé Le Sergent.

Puis les Bellilois revinrent soigner leurs blessures, mais l'île très affligée allait rester sinistrée bien des années encore.

Voici le temps des Acadiens

À la même époque, c'est-à-dire en 1763, de l'autre côté de la Bretagne, de part et d'autre des côtes de la Manche, se passaient des événements qui allaient changer le cours de l'histoire de Belle-Île et qui n'étaient qu'un épisode de l'épopée acadienne.

Alors, dans différents ports d'Angleterre se trouvaient depuis sept années ces Français, exilés de l'Acadie, depuis 1756, victimes des conséquences du funeste Traité d'Utrecht de 1713, qui avait donné à l'Angleterre cette presqu'île d'Acadie qu'ils nommèrent Nouvelle-Écosse.

Ces Français, venus des provinces de l'Ouest, du Poitou, de l'Aunis, de la Saintonge, avaient dès la fin du XVIIe siècle transformé en plaines fertiles et en pâturages florissants la grande région maritime bordant la "Baie Française" où se trouvait la ville capitale de Port-Royal et les principaux centres habités : Beaubassin, la Grand'Prée, le Bassin des Mines...

Venus occuper l'Acadie, il sera bien difficile aux Anglais de faire appliquer le traité et de faire respecter les ordres du roi qu'il est simple de résumer : les Acadiens doivent être remplacés par des colons britanniques. Alors, pendant près de sept ans on demandera aux Acadiens de prêter serment de fidélité au roi George III, de devenir sujets britanniques, ou de quitter leurs terres pour regagner la France.

Les Acadiens n'acceptaient ni l'une ni l'autre des propositions. Ils voulaient rester sur le sol de leurs ancêtres. Il fallut agir par la menace d'abord, puis par la force, jusqu'aux sombres et douloureuses journées de septembre 1755, connues sous le nom du Grand dérangement. Ainsi était décidée la déportation de toute une paisible population qui, dans le Nouveau-Monde, avait su inventer une société heureuse.

Alors, il y eut â la fois dispersion et déportation. Certaines familles s'enfuirent à travers bois jusqu'en Gaspésie et à Québec, d'autres captives des armées anglaises durent monter de force dans des navires qui les transportèrent dans les colonies anglaises, à New York, à Philadelphie, a Baltimore, à Charleston et en Virginie. Épisode à nouveau tragique. Mal reçus, puis chassés, tandis que certains groupes parvenaient à rejoindre la Louisiane, d'autres embarqués de force étaient expédiés vers l'Angleterre avec un statut de prisonniers de guerre.

C'est ainsi qu'en juin 1756 débarquent dans les ports de Bristol, Portsmouth, Falrnouth et Liverpool, 1 048 Acadiens dits_français neutres, prisonniers et qui le resteront jusqu'au traité de Paris de 1763.

Les Acadiens arrivent en France...

Dès que la paix est signée, l'ambassadeur de France à Londres, Louis Mancini Mazarin duc de Nivernais, a son attention attirée sur le sort de ces Français exilés d'Acadie, déportés en Angleterre, qui depuis sept ans attendent de savoir quel sort leur sera réservé. Mais, des 1048 exilés débarqués en 1756, il n'en reste plus que 778 en 1763...

Cette fois les négociations vont être rondement menées. A la fin du mois de mai, tous les Acadiens ont quitté le sol anglais, passé la Manche et débarqué â Saint-Malo et à Morlaix.

Pourtant l'aventure de ces 778 Acadiens est loin d'être terminée. Même s'ils sont bien accueillis dans les villes bretonnes, ils ne peuvent tous y demeurer et s'y établir. Il faut trouver à toutes ces familles une destination définitive ou mieux encore, plusieurs destinations différentes afin qu'elles puissent choisir l'endroit le plus propice pour connaitre enfin la paix, sinon le bonheur.

Les Acadiens donnent bien du souci au ministre Choiseul. Les rapatriés d'Angleterre ne font que venir s'ajouter à ceux, beaucoup plus nombreux, qui depuis 1755, après avoir erré en Amérique, ont débarqué dans les ports français de Boulogne-sur-Mer, Cherbourg, Saint-Malo, Brest, Rochefort, Bordeaux... En tout, environ 3 500 personnes.

En avril 1763, Choiseul informe le contrôleur général des finances, Bertin, afin qu'il débloque les fonds nécessaires à la création d'établissements pour l'installation des familles acadiennes en France :

L'intention du Roi était de faire passer å Cayenne, après la paix, les familles acadiennes et de 1'Île Royale. Ces gens se refusent généralement à prendre parti. Ils représentent qu'étant nés dans un climat froid, ils ne  sauraient supporter les chaleurs de l'Amérique méridionale. Ils demandent à être placés de préférence dans les provinces de France, ou la liberté de retourner a l 'Acadie ou en Canada. Comme il est important de ne pas perdre ces 4 000 personnes, et surtout de n'en pas faire profiter les Anglais, je vous prie d'étudier quel parti on pourrait en tirer soit pour les cultures, soit dans les fabriques.

De nombreux projets sont alors étudiés, certains quelque peu utopiques mais bien dans l'esprit des physiocrates, d'autres plus réalistes qui n'aboutirent point, ce qui montre bien les difficultés rencontrées par les autorités françaises.

Il y eut d'abord le projet de la Guyane, puis d'autres aux îles Malouines, à Saint-Domingue, à la Martinique et à la Guadeloupe. En somme, Choiseul aurait bien voulu peupler la poussière d'empire français en Amérique avec les Acadiens. Ceux qui partirent pour ces destinations n'y restèrent pas longtemps et revinrent bientôt qui au Canada, qui en Louisiane.

Le duc de Nivernais proposait d'installer une colonie acadienne en Vendée, à l'île Bouin. Le contrôleur Bertin voulait employer les Acadiens dans les mines, ce qui fut repoussé avec indignation. Choiseul proposa sa propriété de Chanteloup, près d'Amboise. Le comte de Tressan, maréchal de la cour du roi Stanislas, projeta un établissement à Bitche, en Lorraine, si stérile qu'en soit le sol. Le projet resta sans suite. Le comte de Claye propose ses terres de Flandres. Le marquis Voyer d'Argenson souhaite recevoir des familles acadiennes en Touraine, le comte de Chateaubriand, le père du célèbre François-René offre de céder "2 500 journaux de landes" au pays de Combourg. Le comte de Clonard propose de recevoir 100 familles dans ses landes de Bordeaux. D'autres projets encore ne connurent aucune suite en Corse que le duc de Choiseul venait d'acquérir, à Blaye, à Ussel en Limousin, à Montmorillon en Poitou...

Tous ces projets ont en commun une arrière-pensée lucrative en faveur de celui qui fait la proposition, mais une seule offre, plus désintéressée, émanant des États de Bretagne, semblait beaucoup plus réaliste, même si elle ne devait résoudre qu'une infime partie du problème acadien. Elle consistait â établir environ 80 familles arrivées d'Angleterre sur l'île de Belle~Île-en-Mer, sinistrée par l'occupation anglaise, et récemment libérée.

Ce projet présentait des aspects tout à fait positifs. Il permettait, après la funeste guerre et l'occupation anglaise de rétablir une économie normale sur Belle-Île, grâce à un repeuplement rapide. Il correspondait au désir des États de Bretagne et de l'autorité militaire locale de stimuler les Bellilois grâce à la concurrence apportée par des cultivateurs réputés.

ll correspondait aussi au souhait du Roi de venir en aide à ces malheureux exilés qui avaient beaucoup souffert pour la cause française.

Le projet d'implantation à Belle-Île était basé sur l'afféagement de l'île qui consistait â diviser le sol en autant de parcelles qu'il y avait de familles. Il permettait de réaliser une utopie généreuse, bien dans l'esprit des physiocrates du siècle des Lumières, puisque le roi abandonnant son domaine royal de Belle-Île, les afféagés devenaient propriétaires des terres qu'ils allaient cultiver et que leurs enfants pouvaient hériter des mêmes biens. Cet afféagement fut réalisé en 1765 et 1766 et reste pour l'histoire de Belle-Île d'un intérêt considérable puisque, à cette occasion, toute l'île fut arpentée, que nous possédons ces plans d'arpentage de 1766 et que Belle-Île fut ainsi le premier territoire de France à posséder un cadastre.

Ainsi, tout le monde semblait être d'accord : le roi, les États de Bretagne, le gouverneur militaire de Belle-Île. .Mais il fallait aussi connaître l'avis des Acadiens d`une part et des Bellilois de l'autre...

Toutefois, c'est bien â compter de ce mois de juin 1763 que commence l'histoire des Acadiens de Belle-Île.

Des négociations difficiles

Le premier document officiel se trouve aux archives de l'Île-et-Vilaine et date du 29 juin 1763. Il s'agit de la [liste des familles acadiennes destinées à passer à Belle-Île-en-Mer. Toutes familles installées provisoirement à Morlaix et qui n'y sont arrivées que depuis deux mois à peine pour les premières, ce qui montre la rapidité des décisions. Cette liste concerne 57 familles de 52 hommes, 60 femmes, 85 garçons et 69 filles, soit 266 Acadiens. À ces familles de Morlaix viendront bientôt se joindre d'autres familles venues de Saint-Malo.

La mise au point de ces listes et sans doute bien des conversations, décidèrent trois chefs de familles acadiens à venir se rendre compte "de visu" de ce qu'était vraiment Belle-Île que chacun leur présentait sous les plus flatteuses apparences.

Ainsi Honoré LeBlanc, natif de la Grand'Prée, Joseph-Simon Granger et Joseph Trahan de la paroisse de Saint-Joseph de la Rivière-aux-Canards vinrent à Belle-Île et le 25 juillet le baron de Warren, commandant de Belle-Île, écrivit au duc d'Aiguillon, commandant pour la Bretagne, afin de lui décrire la visite que viennent de faire ces trois hommes afin d'examiner la qualité des terres que l'on souhaite leur voir cultiver :

Ils en ont eu très bonne idée et seront ravis d'y être placés. Je les ai bien accueillis, ils ont paru très contents de ma réception... Comme ils sont gens fort industrieux et habiles cultivateurs, je serais enchanté de les voir arriver, ce serait un bon boulevard contre ceux qui les ont maltraités...

Cependant, tout ne devait pas être aussi aisé que cette lettre peut le laisser supposer.

Le 30 octobre, un groupe d'Acadiens de Morlaix adresse une lettre en Réponse au Mémoire de Nos Seigneurs les Commissaires des États de Bretagne concernant la proposition d'installation à Belle-Île. Cette lettre est bien moins optimiste sur l'état de la situation.

En dehors des problèmes pécuniaires qui seront sans cesse évoqués au cours, pendant et après les négociations, le premier argument négatif concernait la construction des maisons à Belle-Île :

Pour la construction des maisons nous pourrons y travailler, mais nous ne savons bâtir qu'en bois et il faudrait au moins un maître maçon à chaque chef de famille, autrement nous serions exposés à périr sous nos édifices qui pourraient tomber sur nous, et nous demandons si nous aurons la propriété de ces maisons ainsi que ces terres qu'on nous propose et si elles passeront à nos enfants...

Et la conclusion de la lettre montre le peu d'empressement général :

Nous prenons encore la liberté de représenter que nous préférerions d'autres endroits dans le royaume à Belle-Île pour nous établir, d'autant que Belle-Île est évidemment plus exposé à l'ennemi et que pour nous être trouvés établis sur des terres en pareille situation, nous nous trouvons* dans la triste situation ou nous sommes...

Le ton général de cette importante lettre signée par six chefs de familles est ferme et réfléchi. ll marque bien â la fois l'intention de conclure les négociations et celle d'avoir toutes les garanties.

Il est possible que cette réponse ait embarrassé quelque peu les États de Bretagne aussi, le duc de Choiseul, le 3 décembre 1-763 adresse une lettre â la Commission, accréditant l'abbé Le Loutre auprès des dits États, à la fois en tant qu'ambassadeur du gouvernement et avocat des Acadiens. On dirait aujourd’hui un médiateur.

Le célèbre abbé Jean-Louis Le Loutre, "Le Grand Vicaire des Acadiens" était né à Morlaix le 2 novembre 1711. Adversaire juré des Anglais, il s'était illustré, en particulier, à la défense du Fort de Beauséjour, cette clé de l'Acadie, dont la chute donna le départ à cette "mémorable journée" chantée par le poète Longfellow.

Emprisonné â l'île de Jersey en 1756, il sera libéré â la signature de la paix et dès lors se consacra entièrement à la cause acadienne, jusqu'à sa mort à Nantes en 1772.

Cette désignation de l'abbé Le Loutre était très importante, puisqu'il avait la totale confiance des Acadiens, que désormais il signera tous les états et mémoires et qu'il sera le principal responsable de l'utilisation des fonds destinés â l'installation acadienne.

L'abbé aura fort à faire. Les Acadiens sont exigeants et savent exactement ce qu'ils veulent. De très nombreux mémoires et lettres prouvent l'importance de la mission qui lui est confiée. C'est lui qui propose, discute, accepte ou refuse.

Le 14 janvier 1764, le baron de Warren écrit à son chef hiérarchique et ami, le général marquis de Broc :

L'abbé Le Loutre, grand Mufti des Acadiens, vient d'arriver ici, avec trois de ses disciples, par ordre de M le duc de Choiseul, pour examiner le local, les engager à s'y établir, et convenir de tout cela avec les États qui n'ont, je crois, que l 'air de les vouloir... Je souhaite ardemment qu'ils arrivent. C'est une bonne espèce d'hommes et des colons tels qu'il faut ici.

En effet, l'abbé Le Loutre fit un séjour à Belle-Île en janvier, en compagnie dune délégation d'Acadiens. Et à la suite de ce séjour, l'abbé adresse une intéressante lettre au baron de Warren :

Monsieur, les bontés que vous avez eu pour moi et mes Acadiens pendant notre séjour à Belle-Île, a enfin déterminé ces pauvres familles jusqu'au nombre de 77 à passer à Belle-Île pour former des établissements.

Cette lettre date du 17 février 1764 et peut être considérée comme la date décisive d'acceptation des Acadiens à venir s'installer à Belle-Île.

Cependant de nombreuses difficultés vont encore surgir que l'abbé tentera de résoudre. La plus importante semble être le choix du site de l'établissement. Les Acadiens souhaitent vivre regroupés en une seule communauté et l'abbé Le Loutre songe à créer une nouvelle et cinquième paroisse en construisant un village autour de la chapelle Saint-Guénolé en Bangor, afin qu'ils puissent vivre à proximité les uns des autres et n'être pas confondus avec les Bellilois.

C'est exactement le contraire que veut le baron de Warren qui souhaite disperser les familles afin qu'elles s'intègrent le plus vite possible à la population existante. Il répond à l'abbé le 20 mars 1764 cette lettre pleine de sagesse :

Je trouve qu'il est du bien du service du Roi, et de l'intérêt de la Province, de les distribuer également dans les quatre paroisses de l'île, ils profiteront de l 'avantage et du désavantage qui peut y avoir dans chaque paroisse ; c'est d'ailleurs le seul moyen d'entretenir l'union et la bonne harmonie qu'il doit y avoir entre ces nouveaux colons et les anciens, pour que tous les habitants ne fassent qu'un seul esprit et un même peuple. L'industrie des Acadiens et leur émulation pour l'agriculture ainsi répandues par toute l'île excitera celle des Bellilois, et je trouve que le plan de M. Isambert qui les place dans les quatre paroisses est judicieux...

En dépit des difficultés, la venue des Acadiens va se réaliser, et en même temps la reprise des plans d'arpentage pour l'exécution de l'afféagement.

L'abbé Le Loutre revient à Belle-Île au mois de mars. Le grand problème qui se pose à toute la population de l'île est celui de la nouvelle répartition des terres exigée par l'afféagement. Certains Bellilois doivent quitter maisons et terrains pour s'installer en d'autres lieux et laisser la place aux Acadiens, ce qui ne va pas sans grincements de dents.

Le 25 mars 1765, Messieurs les Recteurs établissent un état "des colons qui doivent déguerpir". Les "colons" ce sont les Bellilois. Ils présentent tous le même argument qui n'est pas sans fondement :

Ils ne peuvent se résoudre à sortir de leurs anciens villages dont ils connaissent à fond la qualité de la terre qu'ils ont pris, eux comme leurs ancêtres, la peine de défricher, pour aller dans des lieux ou ils ne connaissent rien et qui sont depuis longtemps en friche et abandonnés pour la stérilité...

La révolte gronde. Finalement les Bellilois craignent d'être dépossédés par les Acadiens et mettent une mauvaise volonté évidente aux études d'afféagement qui vont "cahin caha". Mais le baron de Warren reste confiant et peut écrire à l'abbé Le Loutre :

Je vois avec bien du plaisir que nous aurons celui de vous voir incessamment avec les 77 familles acadiennes et comme chaque curé prêche toujours pour sa paroisse, j'aurais bien désiré que vous nous en eussiez amené davantage, mais à l'impossible nul n'est tenu... Je serai charmé de vous prouver, ainsi qu'à vos Acadiens, l'intérêt que je prends à leur établissement et vous pouvez être assuré que je leur procurerai toutes les facilités possibles dans leur transmigration.

Début septembre le baron de Warren apprend deux bonnes nouvelles, dune part le roi venait d'approuver le projet d'afféagement de l'île et d'autre part les 20 familles acadiennes de Saint-Malo allaient arriver à Belle-Île. Ce résultat était le fruit de l'acharnement passionné de trois hommes : l'abbé Le Loutre, le baron de Warren et l'inspecteur lsambert. Contre eux, ils avaient les Acadiens eux-mêmes qui ne semblaient pas tellement décidés à s'isoler sur une île convoitée par les Anglais, les Bellilois peu enthousiastes à l'idée de voir leur île envahie par des "américains", enfin le duc de Choiseul qui aurait espéré un établissement plus nombreux et plus fructueux sur des propriétés plus rentables que le pauvre marquisat de Belle-Isle ruiné par la guerre et l'occupation anglaise.

Enfin, après des mois de négociations, de pourparlers, de rencontres et de courriers échangés, le 9 septembre 1765, les premières familles acadiennes abordent à Belle-Île.

Les Acadiens à Belle-Île

Les premiers arrivants sont les vingt familles venues de Saint-Malo. Plusieurs chefs de ces familles sont d'anciens soldats de Louisbourg, comme Émilien Ségoillot né à Chatelenot près d'Autun, Pierre Deline né â Ambleville près de Paris, Abraham Gendre de Caumont en Armagnac et Joseph Billeray originaire de Franche Comté. Tous les autres étaient nés en Acadie.

Le 24 septembre, Armand Granger et Joseph LeBlanc viennent de Morlaix en précurseurs, avec leur famille. Ils constatent avec déception que les terres n'étant pas arpentées et le bâtiments non construits, il est bien difficile d'établir leurs compatriotes qui vont arriver, par petits groupes, durant tout le mois d'octobre.

L'abbé Le Loutre et l'inspecteur lsambert établissent le 28 novembre, l'État des Familles Acadiennes passées dans l'isle de Belle-Isle au 1er novembre 1765. Soit 78 familles, comprenant 354 personnes, plus trois enfants qui vont naître dès l'arrivée et 6 personnes absentes, soit 363 personnes répertoriées.

Le baron de Warren applaudit cette arrivée :

Les hommes paraissent forts, robustes et très industrieux, je suis persuadé que sous peu d'année ils répondront l'abondance dans l'isle et qu'elle pourra se suffire à elle-même.

En attendant que les travaux d'afféagement soient terminés, les familles acadiennes sont logées dans les magasins aux céréales de la ville du Palais, dont certains sont d'anciennes casernes. Il y fait froid et le baron fait une demande de poêles de fer ou de terre.

Bien qu'ils présentent quelques difficultés, les plans d'afféagement se poursuivent et seront terminés en 1766.

L'île sera divisée entre 375 familles belliloises, 78 familles acadiennes et 108 "gourdiecs", qui sont des journaliers, ouvriers ou marins possédant une petite terre. L'afféagement prévoit pour chaque bénéficiaire qu'il soit bellilois ou acadien, la distribution de concessions assorties de la propriété de la terre et la liberté d'y cultiver ce que bon lui semble. Le lot attribué aux Acadiens comprenant une maison, une grange, une aire et un chemin, environ 20 journaux de terres labourables, des portions de landes et la remise de toutes redevances pendant cinq ans, c'est-à-dire jusqu'en 1770.

La conséquence la plus spectaculaire de l'afféagement fut la reconstruction de l'habitat rural que l'occupation anglaise avait en grande partie détruit.

Grâce à cette opération, la reconstruction des maisons va se faire selon des normes qui demeureront la règle pendant tout le XlXe siècle, donnant â Belle-Île une charmante unité.

Les règlements de construction édictés en 1765 prévoyaient de petites maisons aux ouvertures étroites et aux murs épais. Le logement est constitué d'une chambre ou de deux, ayant un grenier au-dessus. Mais il fut dessiné de nombreuses variantes, dont certaines comprenant un étage de chambres. De nos jours, de nombreuses maisons de ce type existent encore, parfois modifiées, mais bien reconnaissables par leurs normes particulières, témoins tangibles de cette importante époque.

Il est difficile de savoir à quelle date exacte les Acadiens prirent possession de leurs terres et de leurs habitations. Le seul repère que nous ayons actuellement est la date de la première naissance hors de la ville du Palais : il s'agit de Joseph Doiron né le 24 avril 1766 à Locmaria, c’est-à-dire six mois après l'arrivée de ses parents sur l'île. Avant cette date, mariages et naissances sont tous enregistrés à la paroisse du Palais.

Bien que ce laps de temps soit relativement court, il ne faudrait pas penser que tout ce soit passé de la façon la plus simple. Il serait fastidieux de décrire les heurs, les chicanes, les disputes qui opposèrent les Acadiens aux Bellilois et souvent les Acadiens entre eux. Il fallut beaucoup de diplomatie de la part des autorités pour calmer les esprits et apaiser les conflits. Pourtant, l'un des principaux personnages de l'île semble n'avoir rien fait pour faciliter les choses. Il s'agit de l'abbé Le Sergent, recteur de Bangor. Un personnage. Et ce personnage à la fois autoritaire et trublion donna bien du fil à retordre à l'abbé Le Loutre.

L'abbé Le Sergent avait suivi la guerre anglaise. Témoin des hostilités, il avait rédigé un journal qui, aujourd’hui, est considéré comme le témoignage le plus précis et le plus honnête des opérations militaires. Car l'abbé était aussi écrivain et poète. Son œuvre principale étant, tout de même, une épopée en douze chants et six mille alexandrins sur "La Vie de Notre Seigneur Jésus Christ", publiée à Vannes en 1772... Forte personnalité, l'abbé disait ce qu'il pensait, à qui il voulait et quand il le fallait. Recevant les doléances de ses ouailles, il prenait bien sûr leur parti et, il faut bien l'avouer, avec un certain sectarisme. Il dénigre, par principe, le travail des Acadiens et accuse l'abbé Le Loutre qu'il n'apprécie guère, de ne s'occuper que des "américains" afin de réduire à la misère les agriculteurs de sa paroisse...

C'est lui pourtant qui célèbre - contre mauvaise fortune bon cœur ? _ le premier mariage "mixte" de l'île, celui de Laurent Babin né à la Grand'Prée en Acadie avec Françoise Carrière de Palais en Belle-Île, en février 1766.

Un premier mariage, cinq mois après l'arrivée des premiers émigrés n'était-il pas le signe que la partie, déjà, était gagnée ?

Les tiraillements et les querelles ne doivent pas masquer la réalité positive puisqu'à partir de 1766, Belle-Île est devenue un vaste chantier, prélude dune véritable renaissance. A la fin de décembre la commission d'afféagement, qui vient de terminer ses travaux, regagne le continent. Une lettre aux États de Bretagne du 20 décembre indique que les opérations sont terminées et que 550 concessions ont été faites. La commission n'a pas perdu son temps. En dépit des mauvaises volontés évidentes et des zizanies, elle a réussi un véritable tour de force et, pour la première fois en France, des cultivateurs sont devenus propriétaires des terrains qu'ils vont ensemencer. Vingt-trois ans avant la Révolution Française, ce qui venait de se passer à Belle-Île, en 1766, est particulièrement remarquable.

Alors, Jos-Simon Granger, Jean Melanson et Honoré Daigre adressent, au nom de la communauté acadienne de Belle-Île, une émouvante lettre de remerciement aux États de la province de Bretagne, concluant qu'ils se feront toute la vie un principe invariable de suivre non seulement pour eux mêmes les mouvements de cette juste reconnaissance, mais de les transmettre à leur postérité la plus reculée. lls se feront, en toutes les occasions, tout ce qui dépendra d'eux pour se montrer les dignes sujets et enfants d'une Province qui leur a donné un asile dans leurs malheurs...

Les premières années

Dès l'installation acadienne â Belle-Île, un travail d'une importance capitale sur le plan historique est entrepris. Il s'agit de rétablir, avec le plus de précision possible, l'état civil des familles acadiennes, les registres originaux d'Acadie ayant été détruits par les Anglais au moment de la déportation. Un arrêt de la cour, rendu sur les remontrances de Monsieur le procureur général du Roy, en date du 12 janvier 1767, ordonne de reconstituer les généalogies des Acadiens établis â Belle-Île. Ainsi, les Acadiens vont venir déclarer sous serment, en présence de plusieurs témoins, dont l'abbé Le Loutre, leurs filiations.

Ces Généalogies acadiennes présentent un intérêt historique considérable, puisque nulle part ailleurs, au monde, Une communauté acadienne n'a bénéficié d'un tel travail minutieux de recensement, dès le XVIIIe siècle. Ces registres sont bien connus de tous ceux qui étudient la généalogie tant en France qu'en Acadie même. Il est facile de les consulter aux archives départementales du Morbihan. Ce sont des documents de base, émouvants mais faillibles. Les déclarations, certainement sincères, comportent des erreurs, imputables â la mémoire fautive, à l'oubli, mais aussi à l'interprétation des souvenirs, voire la phonétique et l'orthographe. Le rôle des généalogistes est de vérifier ces déclarations qui restent des documents historiques du plus haut intérêt.

Ces registres ont, certes, pour nous un intérêt historique, mais pour les Acadiens ils eurent une dimension psychologique très importante. Avec eux, les Acadiens acquéraient non seulement à Belle-Île mais dans le royaume de France une légitimité définitive. Ils retrouvaient leurs racines. Ils n'étaient plus les continuels exilés. Et c'est sans doute à partir de ces registres que les Acadiens de Belle-Île deviennent différents des autres Acadiens des autres régions de France. Grâce au roi de France, ils avaient gagné à la fois une patrie, une identité et une propriété, ce qui constitue la citoyenneté.

Une lettre de l'abbé Le Loutre, du mois de juillet 1767, marque en quelque Sorte le point final des opérations d'intégration des Acadiens à Belle-Île :

Ces honnêtes citoyens ont presque fini tous leurs établissements. Leurs maisons sont couvertes, leurs écuries bâties et leurs terres travaillées. Ainsi, j'espère qu'à la récolte de l 'année prochaine, ils commenceront ci recueillir les fruits de leurs travaux. Des sujets aussi vertueux méritent bien les bontés du Roi et des Ministres. Je vais les voir souvent. Je les encourage, je les aide, je les protège et ils en sont bien dignes.

Sa mission â Belle-Île étant terminée, l'abbé Le Loutre revint â Paris pour essayer de régler le Sort de bien d'autres Acadiens encore dispersés à travers la France, espérant réussir ailleurs ce qui, pour lui, à Belle-Île est une véritable réussite ! L'exemple de cette ile est bien en leur faveur, et c'est avec la plus grande satisfaction que j'y vois prospérer ces honnêtes gens.

Si, dans l'absolu, l'opération d'établissement des Acadiens à Belle-Île est terminée en 1768, toutes les difficultés ne seront pas aplanies pour autant. Elles ne le seront pas de si tôt. Mais, toutes celles que vont connaitre désormais les Acadiens de Belle-Île, sont inhérentes â celles que rencontrent toutes les communautés, phénomène renforcé sans doute par celui de l'insularité étroite. Ainsi, disputes de voisinages, contestations de bornage et de mitoyenneté S'ajouteront aux accidents, incendies, récoltes défectueuses, pertes d'animaux, maladies, etc.

Les problèmes de la vie quotidienne se voient aggravés, pour certains, à partir de 1770, puisque cette année-là, et pour la première fois, les Acadiens sont confrontés au problème du paiement de la redevance.

Plusieurs familles â la suite de mauvaises récoltes, de malchance, de maladie, découragées, vont quitter l"ile pour tenter leur chance sur le continent : Félix Boudrot et Jean-Charles Daigre de Kerzo partent pour Auray, Charles Hébert de Kervarigeon s'installe au Port-Louis. Quelques autres suivront. L'île est impitoyable et il S'agit la dune Sorte de sélection naturelle. L'époque est loin dêtre facile et Seuls les plus forts parviennent à réussir. À Belle-Île ils constituaient la majorité.

L'abbé Le Loutre meurt le 30 Septembre 1772, à Nantes. Il était en route pour le Poitou, afin de rencontrer le Marquis Pérusse des Cars qui se proposait d'établir une colonie acadienne importante sur ces terres d'Archigny, près de Châtellerault.

Avec la mort de l'abbé Le Loutre se termine le chapitre de l'installation acadienne à Belle-Île. Ses protégés ont atteint une sorte de majorité. Ils vont devoir désormais vivre sans leur père spirituel, leur guide, leur tuteur.

C'est un autre chapitre de la même histoire qui commence.

"Et vogue la galère..."

Si la disparition de l'abbé Le Loutre marque une étape dans l'histoire des Acadiens de Belle-Île, l'année 1785 sera une autre date importante. Cette année-là, en effet, 125 Acadiens quittent Belle-Île pour la Louisiane. Beaucoup ont voulu voir dans ce départ la preuve de l'échec de l'établissement bellilois, alors qu'au contraire il est la conséquence directe de son succès.

Les familles acadiennes sont des familles nombreuses et sur une île où les terres cultivables sont limitées, où les débouchés et les possibilités d'emplois sont restreints, on ne peut obliger tous les jeunes gens à vivre chichement du partage du patrimoine familial.

Mais on ne peut non plus ignorer que trente ans après avoir quitté l'Amérique, il restait dans l'inconscient collectif une véritable nostalgie du pays perdu, des grands espaces vierges, Symbole de liberté et de bonheur. L'étroitesse d'un minuscule territoire comme Belle-Île devait leur paraître bien contraignant.

A Belle-Île, comme à Morlaix ou Saint-Malo, les Acadiens recevaient des nouvelles d'Amérique et tous ceux qui s'étaient installés en Louisiane décrivaient cette région comme un paradis retrouvé.

Dès 1774, les familles installées artificiellement en Poitou avaient quitté l'établissement. Les terres ingrates, couvertes de brandes infestées de loups, et les conditions offertes ne leur convenant pas du tout, ils avaient tous décidé de partir et daller se réfugier à Nantes dans l'espoir de trouver des navires pour les emporter en Louisiane. Ainsi, au début de 1776, 1 400 Acadiens se retrouvèrent sur les quais de Nantes. Ils allaient y rester dix ans !

En effet, il fallut attendre que la paix américaine Soit signée, en 1783, pour que le roi Louis XVI donne son accord au départ des Acadiens pour la Louisiane cédée par la France à l'Espagne.

Aussitôt, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre et 125 Bellilois répondirent à 1 'appel des Bayous, décidés a s'exiler une nouvelle fois pour aller de l'autre côté de l'Atlantique commencer une nouvelle existence.

Depuis l'arrivée des 78 familles, 50 mariages avaient été célébrés et 260 enfants étaient nés, de sorte qu'en dépit du départ de quelques familles vers 1772, en 1785 Belle-Île compte environ 370 Acadiens.

L'occasion du départ en Louisiane suscita obligatoirement un départ groupé. Les 125 qui partaient appartenaient a 26 familles, mais non pas a des familles ayant échouées dans leur exploitation puisqu'elles avaient respecté les termes de leur contrat de la 766 et payé leurs redevances.

Ce départ des Acadiens pour la Louisiane fut certes très important, mais sur les sept bateaux qui d'avril a octobre partirent de Nantes emportant pour l'Amérique 1 595 Acadiens, il ne se trouvait cependant que 125 Bellilois, dont le départ ne mettait nullement en péril l'établissement de Belle-Île.

À partir de cette date de 1785, a la veille de la Révolution et des immenses bouleversements qui vont changer la société française, on peut dire que désormais l'histoire des Acadiens se confond à celle des Bellilois. L'intégration est rapide puisque de 1765 à 1894 on recense 464 mariages entre Acadiens et Bellilois, alors qu'on ne dénombre que 29 mariages entre Acadiens.

Si l'établissement des Acadiens a Belle-Île et les dix premières années de leur établissement ont fait l'objet de nombreux articles et de plusieurs études, il semble qu'a partir de la troisième génération, vers 1820, les historiens se soient quelque peu désintéressés de ces Acadiens qui ne faisaient plus parler d'eux. C'est que cette intégration, au XlXe siècle, est complète, sans aucune discrimination et tout a fait exemplaire.

Les Acadiens et leurs descendants, très vite participeront à la vie de l'île, seront élus, auront des positions sociales, commerciales, administratives. Ils seront tous, agriculteurs ou artisans, commerçants ou fonctionnaires, intégrés de la façon la plus simple a la population très ouverte d'une île qui depuis la fin du XVIe siècle a vu passer des régiments de toutes provenances et dont les hommes, dés l'âge de vingt ans, ont tous déjà fait le tour du monde dans la Marine Royale ou la navigation commerciale.

Aujourd'hui, le sang acadien est intimement mêlé à celui des Bellilois au point qu'il soit bien peu de familles qui ne puissent s'honorer de compter dans ses ancêtres quelques Granger, Trahan, LeBlanc, Daigre, Terriot, Gautro ou Melançon...

La protection que favorise l'insularité, le respect des traditions, particulièrement au siècle dernier, ont fait que le culte de la mémoire des ancêtres acadiens a toujours été entretenue et s'il est un pays en France où le fil de l'histoire n'a jamais été rompu, mais au contraire, sans cesse renoué, c'est bien Belle-Île.

A Belle-Île, la mémoire et la tradition ont été entretenues de générations en générations.

Bientôt une association s'est formée afin de grouper tous les efforts de chacun en faveur de l'Acadie et des Acadiens et, en 1966, "Belle-Île Acadie" pouvait fêter d'une façon particulièrement solennelle le bicentenaire de l'arrivée des "ancêtres, en présence de nombreuses personnalités venues de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick. Une autre association "Pour l'Histoire de Belle-Île" grâce à ses bulletins permit de révéler des aspects de l'histoire des Acadiens oubliés, par la publication d'archives et d'intéressants travaux généalogiques.

Aujourd'hui, si l'Association "Belle-Île Acadie" parmi ses activités poursuit sa mission d'accueil et de relations avec tous les Acadiens, qu'ils soient du Québec ou des Maritimes, de Louisiane ou des autres États, une autre association, "Racines et Rameaux Français d'Acadie" pour l'étude des généalogies acadiennes, manifeste un grand dynamisme et prouve combien cette petite île reste un foyer vivace d'une culture et d'une histoire qui y furent toujours vivantes.

Un grand Musée Acadien

A Belle-Île, pour concrétiser cette histoire si passionnante, la montrer, la faire comprendre et la faire aimer, il manquait un musée. Un grand musée qui d'une part puisse raconter la vaste épopée de l'Acadie inter- nationale, mais explique celle des Acadiens de Belle-Île qui bouleversa l'histoire de l'île.

Ce musée, d'une conception tout à fait originale, puisqu'il sera basé sur les arbres généalogiques des 78 familles arrivées en 1765, est en cours de réalisation, dans le cadre prestigieux de la Citadelle Vauban de Belle-Île- en-Mer.

C'est au pied des murailles de cette auguste citadelle qu'en l765 les chaloupes débarquèrent les "colons américains". Grand site historique de notre patrimoine architectural national, la citadelle de Belle-Île est aujourd’hui la propriété de M. et Mme André Larquetoux qui sacrifient tous leurs biens et toute leur énergie passionnée à sa sauvegarde, à sa mise en valeur et à son rayonnement. C'est bien là l'endroit privilégié pour accueillir au sein du musée historique de l'histoire de Belle-Île, le souvenir toujours présent de l'épopée acadienne.

Car c'est cela le bonheur d'un haut lieu de mémoire comme Belle-Île, qui ne fut pas une simple étape, ni un établissement provisoire, mais une véritable intégration réussie, parce que basée sur des règlements intelligents et scrupuleusement respectés, de pouvoir dans un cadre inchangé et vivant présenter à la fois le passé et le présent se renforçant l'un l'autre. Le présent se nourrissant des trésors de l'histoire, le passé reprenant vie au gré d'une actualité sans cesse renouvelée.




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