Claude 🎓 - Janine Métanet

Il n'y avait que le ruisseau entre Janine et nous, et même la différence d'âge ne pouvait l'empêcher de sauter le Valais pour venir nous rejoindre après l'école ou en fin de semaine. Gabriel, mon jeune frère, l'appelait : "Eh, la Janine ! Tu viens ?" et nous allions ensemble traire la chèvre, préparer la pâtée aux canards avec des orties et du son et relever les œufs. Ou bien, en automne, nous fagotions du bois dans la Petite Forêt en menant grand bruit pour effrayer les vipères. Les lendemains de pluie, nous allions ramasser des champignons roses dans le pré; de grands paniers de champignons roses que Grand-Mère et la fermière mettaient en bouteilles ou enfilaient sur des fils à sécher dans le grenier, côte à côte avec les sacs de tilleul et les oignons. En hiver, ce n'est pas gai chez nous. Il ne fait pas très froid mais le temps grisouille et l'humidité vous entre dans la peau jusqu'aux os. Alors nous rentrions à la maison et lisions. Janine adorait les images. Toutes sortes d'images : (soldats de l'Empire, palmiers sous les Tropiques, l'Exposition de 1900) que les grands-parents avaient collées dans de gros albums à charnière argentées. Le printemps nous retrouvait au grand air et nous courions souvent jusqu'à la Fontaine Sourrée pour y cueillir du cresson frais. Ah, j'allais oublier la pêche aux gardons.

Janine n'avait pas son pareil pour la pêche aux gardons ! Nous partions, et parfois Dédé se joignait à nous, avec nos gaules et nos épuisettes, un sceau pour les poissons, un autre pour les vers et des tartines pour calmer nos appétits. Une tartine sur l'herbe, c'est autre chose que sur la table de la cuisine ! et nous avions le soleil pour complice.

Donc, Janine avait la main pour la pêche aux gardons. Comment ? Quoi ? Que faisait-elle de spécial avec sa ligne ? Nous l'observions et elle nous donnait les conseils nécessaires sans que nous puissions vraiment rivaliser sa maîtrise dans l'art. Elle prenait le premier gardon; elle prenait le plus gros gardon; et souvent en prenait plus que nous autres ensemble. C'était miraculeux et nous étions tous pleins d'admiration; surtout Gabriel.

Janine nous éblouissait sans effort ! Plus encore, elle trouvait le temps de nous raconter des histoires merveilleuses : celles des chauffeurs qui, au temps jadis, grillaient la plante des pieds des infortunés voyageurs tombés entre leurs mains crochues pour leur faire avouer la cachette où leur or se trouvait soigneusement entassé ! Horribles à souhait, ces chauffeurs ! On disait qu'il restait de nombreuses cachettes éparpillées dans le pays dont les propriétaires avaient préféré emporter le secret dans la tombe ... A vous faire frémir !

L'histoire du Loup-Garou qui arpentait sournoisement la campagne par nuit noir et aussi par pleine lune mais qui retrouvait sa forme humaine au petit matin; et nous nous amusions à découvrir parmi les vieux celui ou ceux qui ... le signe distinctif se portait sur le front et ressemblait à un croissant ... un homme en particulier possédait presque tous les attributs (Pradeau le boucher) mais son tarin rouge le disqualifiât car il était bien connu qu'un tel nez ne pouvait se changer ... de rires en rires nous poursuivions nos spéculations. Mais dès que le soir approchait, nous avions hâte de regagner la maison avec notre pêche.

L'aventure des Chouans échappés de Bressuire qui avaient tenu la lande si longtemps que plusieurs collines des environs portaient encore leurs noms. Il y avait Gar'ch sur la route de Partenay, Malchar'ch aussi sur la route de Partenay mais un peu sur le derrière de la plaine à joncs, Lanquette-Tou (ou Tuers) selon le curé du village qui s'était fait l'historien de la région; et puis, au milieu de la forêt des Brandes on pouvait voir, si on était assez intrépide, le Crou de la Roche qui aurait abrité le Général de Labassière à son retour d'Angleterre. Cela se passait après la Grande Révolution mais n'amusait ni Gabriel ni Dédé. Moi, cela me passionnait et je me suis toujours promis de retrouver les traces du fameux Vendéen. Un jour, peut-être.

La vieille sorcière qui avait élu domicile dans le four à chaux, ses cris stridents que l'on pouvait entendre seulement par certaines nuits de lune froides en année bissextile ... ! 1937 n'avait rien de bissextile, hélas ! et puis Grand-Mère ne nous aurait jamais autorisés à sortir de nuit, lune ou pas lune.

Nous adorions Janine qui partageait nos jeux et nos petits travaux domestiques, lavait nos égratignures et nous aidait souvent à faire nos devoirs. Janine, c'était pour nous une grande sœur.

D'ailleurs, Grand-Mère ne manquait jamais de l'inviter à se joindre à nous pour toutes les occasions importantes et toutes les fêtes de famille : la galette des Rois, les crêpes de la Chandeleur, le farci de Pâques, la couronne de Mai, la moisson et les vendanges, le gaulage des noix et des châtaignes ainsi que tous les anniversaires. Et Noël.

Car, à Noël aussi, Janine mettait ses sabots sous notre arbre.

Une fois, Janine m'avait offert une image pieuse que j'ai toujours du reste. C'était, si je puis m'en souvenir, pour ma Communion Privée. Elle m'aimait bien mais ses préférences allaient vers Gabriel, l'enchanteur espiègle !

Gabriel possédait de naissance ce don magique qui vous ensorcelait irrémédiablement et ses pires bêtises trouvaient toujours grâce auprès de tous. On disait à la ronde que "le diable lui-même en aurait tourné casaque !" C'est vous dire ! Pour son âge, Gabriel restait malingre bien que résistant au froid et aux maladies de jeunesse, mais le coquin savait bien tabler sur cette apparente fragilité et le cœur de Janine n'y résistait pas.

A l'école communale, les enfants des fermiers nous taquinaient, nous qui ne sentions pas la bouse de vache. Ils nous lutinaient pour nos souliers vernis et nos ongles propres et parce que nous ne mangions pas au réfectoire (puisque le maison de Grand-Mère se trouvait à deux pas de l'école) où ils taillaient la grosse miche de pain avec leur couteaux de poche. Ils se moquait aussi un peu de cette amitié entre des "petits" et une "grande" car Janine arrivait en terminale et nous étions encore à faire des additions.

Les autres gosses ricanaient en douce mais n'osaient pas s'en prendre à Janine chouchoutée par la maîtresse et le maître à cause de sa conduite exemplaire et de ses aptitudes générales. Car tout le monde savait dans le village que la fille Métanet allait non seulement passer "brillamment" son Certificat d'Etudes mais aussi qu'elle continuerait aux Cours Pigier à Poitiers pour y apprendre le secrétariat. "Pas un simple brevet de dactylo, non ! Un diplôme de secrétaire de direction !" affirmaient les deux enseignants. Somme toute, Janine se dirigeait vers un bel avenir et le village pourrait s'en enorgueillir à juste titre.

Janine, il est vrai, ne pouvait pas passer inaperçue. A son intelligence et à son comportement envers tous s'ajoutait une beauté singulière. Pas trop grande et même un peu boulotte, mais blonde et rieuse comme une belle aurore, vive des yeux pétillant de riche jeunesse et des doigts longs, effilés, qui dansaient sans cesse. En plus de cela, sérieuse. "C'est notre Paradis !" déclaraient à tout venant l'épicière et son mari. Du curé au boulanger, chez qui elle courait, alerte, chaque matin pour acheter le pain, tous les villageois s'accordaient à dire : "Quelle bonne petite épouse qu'elle fera, la Janine !"

Au reste, les gars du village et des environs l'avaient remarquée et lui faisait la cour de loin, se sentant sans doute un peu intimidés par la force de caractère et la pureté généreuse de Janine. Ils la saluaient à la sortie de la Grand-Messe, complimentaient ses robes les jours de foire quand elle se promenait de stand à stand ou fouillait les étoffes dans les échoppes. Les plus hardis l'invitaient à danser au bal du Samedi soir. Elle, toujours gracieuse, se montrait amène, souriait, remerciait et rentrait sagement chez elle retrouver papa et maman devant la cheminée ou à l'écoute de la T.S.F.. Les fleurs, les compliments, les mots gentils, janine acceptait tout aimablement mais tenait ses distances et les importuns se trouvaient écartés fermement mais sans brusquerie.

Seuls, Georges Nattin avait été plusieurs fois vertement rabroué. Il est vrai que ce gamin faisait preuve d'une persistance effrontée qui n'avait de commune mesure que la grossièreté de ses manières, manières rustres que ce goujat mettait un plaisir malsain à étaler pour se rendre important. Faiblesse congénitale car le père, rempailleur de son métier, montrait lui aussi des traits peu agréables que l'alcoolisme n'arrangeait pas. Le fils avait donc de qui tenir et c'était lui qui menait les cabales et les chahuts à l'école, qui jetait des boules puantes pendant les séances de cinéma que le curé organisait le Samedi après-midi pour les jeunes. D'ailleurs, une fois, le curé l'avait proprement éjecté du cinéma. Il l'avait empoigné si soudainement et traîné à la porte si rapidement que le vaurien n'avait pas eu le temps de réagir, blessé et choqué sans doute dans son amour-propre. Penaud aussi d'avoir été, lui, lui Nattin le fort, expulsé devant tout le monde.

Non seulement Nattin fut humilié par le curé, mais il subit plusieurs fois le courroux du maître d'école. Pire encore, un jour, ce fut la maîtresse d'école qui le chassa à coups de règle ! Les petits avaient bien ri et l'affaire s'était naturellement propagée dans tout le village ce soir-là. Menacé d'expulsion définitive, officiellement convoqué à la gendarmerie de Lusignan pour quelques méfaits dont il s'était impudemment vanté, Nattin réagissait par une arrogance croissante que son défaut d'intelligence accentuait encore. Il se faisait une gloire de s'enivrer les jours de foire et il était inévitable que tout cela allait mal tourner. Chacun s'y attendait et nombreux étaient ceux qui le souhaitaient. Pourtant, comme par enchantement, Nattin se tirait toujours d'affaire ! Mais, un jour ...

Gabriel et Janine. Oui, un après-midi, à la sortie des classes, Nattin bouscula Gabriel par fanfaronnade et l'envoya rouler dans le caniveau sous les yeux mêmes de Janine. Non content de son exploit, il eut l'audace de se pavaner, plein de défiance, devant notre grande amie. Une rumeur outrée s'éleva et frémit parmi les mères assemblées qui attendaient les gosses de la maternelle tandis qu'un silence se fit parmi les "grands" de la terminale. Mais, avant même que la rumeur et le silence puissent s'imposer davantage, Janine flanquait une magistrale paire de gifles à Georges Nattin ! En même temps, les mères se portèrent instinctivement en avant contre la brute qui chancela, trébucha et s'enfuit en se tenant la face à deux mains.

Quelques jours plus tard, Natttin était définitivement expulsé de l'école et les parents dûment notifiés par lettre de l'Académie tandis que la Gendarmerie venait le cueillir pour interroger le vaurien au sujet de larcins et d'une rixe survenus au cours de la foire mensuelle de Cloutard. On ne sut jamais ce qui s'était passé, mais de ce jour, Georges Nattin s'éclipsa ... avait trouvé, parait-il, un emploi au camp de réfugiés espagnoles de Touillé et logeait à proximité car on ne le vit plus traîner autour de l'école ou de l'église après la Grand-Messe les Dimanches. Bon débarras !

Sur ce, Janine passa son certificat d'Etudes, partit pour Poitiers où une tante lui Nattin une chambre et s'embaucha chez un dentiste comme bonne d'enfants en attendant l'ouverture des Cours Pigier.

Deux mois plus tard, nous étions en guerre. Départ des mobilisés qui laissaient familles et fermes, arrivée des réfugiés mosellans, camouflage des lumières, gardes sur le viaduc ... Ce n'était pas pour rire : on était en guerre et la radio annonçait déjà de vagues actions le long de la ligne Maginot. Où se trouvait l'oncle artilleur ? Et puis ... tout le monde attendit. On se réorganisa assez bien du reste : les moissons furent rentrées et les vendanges faites avec l'aide des réfugiés tandis que les gosses du village mettaient la main à la pâte ... fallait bien ! Je me souviens du recensement des automobiles, des chevaux, du bétail et aussi du ramassage du cuivre que nous allions patriotiquement déposer dans un wagon à la gare. Pas beaucoup de cuivre -- quelques vieilles bassines trouées, des pompes depuis longtemps immobilisées, du fil électrique et c'était à peu près tout ! -- mais quel élan patriotique ! On nous avait donné une cocarde !

Le mois suivant, les classes reprenaient. Moi, en terminale et Gabriel deux ans derrière. Mais il n'était plus question de sauter le ruisseau.

L'automne se passa sans histoire. toute une famille mosellane logeait dans la serre à coté de la maison de Grand-Mère. Gens très gentils et bien tranquilles qui aidaient jean et louise sur la ferme. Pas besoin de savoir beaucoup de mosellan ou de français pour cela. Ils recevaient une subvention du gouvernement, je crois, et ne voulaient pas accepter de salaire; ce que Grand-Mère aurait été bien en peine de leur payer d'ailleurs. Ils se contentaient seulement des produits de la ferme, s'estimant sans doute heureux d'avoir été soustraits aux rigueur des combats frontaliers. Evidemment, comme tous les villageois, ils devaient se faire beaucoup de soucis pour les leurs qui étaient aussi mobilisés ainsi que pour leurs biens en première ligne. On disait même qu'il y avait une famille dont un des fils, vivant au delà de la frontière (puisque leur village était scindé en deux par un de ces absurdes accidents historiques), avait été appelé dans la Wehrmacht ! Quelle ironie ! A ce jour, je ne sais pas si cela est absolument vrai, mais c'était très possible.

L'automne se passa sans incident, sans événement majeur. La Messe de Noël fut célébrée aussi en mosellan. Nous avions reçu une orange parmi nos cadeaux du Premier de l'An. Janine avait fait une brève apparition, toute jolie dans une robe de taffetas et avec une calotte de fourrure. Les gens murmuraient d'admiration : "Al est plus eune droyère ... Al est d'moiselle, à c'te heure !". Elle avait passé quelques instants seulement à la maison car il lui fallait repartir ce soir même pour Poitiers où elle était très prise par ses études et, de surcroît, elle suivait un cours d'allemand. "La Janine, l'est si vaillante !" ne se lassait de répéter la Mère Bruault qui aidait parfois Grand-Mère à la maison. Grand-Mère acquiesçait : "Oui, cette petite sera bien."

Et nous étions fiers aussi. Ce qui atténuait un peu notre chagrin de la voir repartir et s'éloigner de nous.

Ah, Poitiers ! C'était la grande ville, les cinémas, les terrasses de café, les promenades à Blossac, le grand parc où se produisaient des orchestres militaires. Et puis, la foule, les soldats de toutes armes et de différentes contrées ... Poitiers !

Le printemps, vous vous rappelez sûrement ce printemps; il se termina par un coup de tonnerre ! Inutile de revenir sur ce dramatique bouleversement qui nous brassa tous comme si nous avions été jetés dans une trieuse à grains.

Et puis l'été survint à l'heure avec sa grosse chaleur et les moissons, l'ordre rétabli. L'ordre de la rentrée des bottes, l'ordre des mises en sac, l'ordre et le calme de ces premiers mois d'occupation. Après les vendanges effectuées sans l'aide des Mosellans qui s'en étaient retournés chez eux, Gabriel et moi, admis au lycée, prenions le chemin de la grande ville à notre tour. Pour les cinq prochaines années, nous allions y vivre la vie de pensionnaires dans une atmosphère exaltante de travail et de privations, de camaraderie et d'horizons vastes, inouïs, sur le Monde -- une grande carte de géographie au mur de notre salle d'étude; les événements rapportés par Centre-Ouest et Signal, ou ceux colportés de bouche à oreille par bribes de la B.B.C.; la vigilance de nos professeurs qui, entre une conjugaison et une équation, nous ouvraient des perspectives insoupçonnées et radieuses; la discipline que nous mettions une fierté particulière et personnelle à maintenir pour faire preuve de ... patriotisme ? virilité ? résistance passive ? tout cela ensemble, je crois bien; les sports ! Ah, l'athlétisme ! le football ! une passion furieuse ... --

Nous retournions au village de temps en temps en fin de semaine, une fois par mois et, naturellement, pour les congés de Noël, Pâques ou les grandes vacances.

Alors, pendant ces brefs ou plus long séjours auprès de Grand-Mère, nos activités suivaient un rythme réglé par la vie du village et celle de la ferme : lever au soleil, courses du matin (lait à l'étable, pain chez le boulanger), petits travaux dans la grange (scier du bois pour la cuisinière, aides à préparer la pâtée aux canards, ramassage des œufs, traite de la chèvre), randonnées dans la campagne avec Dédé, le fidèle compagnon, et, quant il faisait très chaud, baignade au gué Pessereau de l'autre côté du pont du chemin de fer. En hiver, nous passions beaucoup de temps dans le grenier à nous amuser, à lire. Et puis, les congés terminés, nous rentrions dans notre cloître doré.

A Gabriel, revenaient les courses à l'épicerie où Madame Métanet le couvrait d'affection et lui glissait des bonbons dans la poche. Car lui, toujours aussi câlin et charmeur, demandait chaque jour des nouvelles de Janine :

- "Comment elle va, la Janine ?", "Qu'est-ce qu'elle fait, la Janine ?", "Quand elle vient, la Janine ?" et ainsi de suite. Et même qu'un jour, parait-il mon jeune frère lança tout à fait ingénument, ou presque une question qui dérouta un peu la brave Madame Métanet mais qui la fit bientôt rire : "Elle a un galant, la Janine ?".

Question, mais question qui semblait avoir un ton de dépit, un rien de jalousie peut-être, qui fit sourire aussi les clients présents. Madame Métanet s'empressa de rassurer Gabriel :

- "Non, Gabriel, elle n'a pas de galant. Mais tu sais bien qu'elle est très occupée et ne peut venir en visite comme avant. Et puis toi et ton frère, vous ne pouvez pas sortir du lycée. Alors ... Tiens ! Je sais qu'elle ira vous surprendre un jour et vous emmener au cinéma. Oui, elle me l'a dit. Alors ..."

Gabriel partait avec son filet plein et sa monnaie sous le regard amusé de tous.

- "Eh, Madame Métanet ! C'est qu'il est pris le petit Gabriel ! La Janine, l'a vraiment un galant ! Pour sûr !.."
On devait bien rire sans doute. Cette amitié charmante comme des fiançailles !

Janine n'avait pas de temps à accorder à un beau garçon en effet car elle travaillait dur et voulait passer ses examens le plus tôt possible. Déjà, elle faisait un apprentissage dans une maison de couture que les circonstances avaient privée de son comptable attitré. Devait être "quelque-part derrière les barbelés", le comptable. La paye n'était pas élevée mais "assez correcte pour une femme "se répétait l'épicière. Cela ne semblait pas contrarier Janine outre mesure : elle acquierait de l'expérience et, pour petit que soit le salaire, cela lui donnait un peu d'indépendance.

Pendant ce temps, notre vie de lycéen suivait son cours sans brillant particulier mais dans quelle atmosphère vigoureuse ! Et le sort de nos parents bloqués au fin fond de l'Afrique ne manquait pas de nous attirer la bienveillance du Censeur qui avait fait son temps dans la Coloniale (il lui en restait un cou raidi par un collier ortho-quelque-chose) ainsi que l'admiration de nos camarades qui s'émerveillaient d'horizon inconnus, de noms exotiques auxquels nous contribuions plus que largement !

Mais nous avions perdu Janine de vue. Les seuls moments où nous aurions pu être un peu ensemble, les Jeudis après-midi et les Dimanches, nous les passions soit au stade ou en promenades organisées, soit chez Grand-Mère au village. Par ailleurs, à la différence d'âge s'ajoutaient maintenant des barrières invisibles mais pourtant bien réelles et tangibles qui séparaient les élèves du lycée et ceux des écoles professionnelles, barrières que sujets d'études et emplois du temps ne pouvaient qu'accentuer; si bien que nous n'avions vraiment aucune possibilité de rencontrer Janine.

Certes, nous avions des contacts sportifs avec le Collège Stanislas ou l'Ecole de Préparation Technique, mais le Cours Pigier n'avait aucune équipe et se trouvait tout simplement dans un autre monde dont le rythme de vie ne comportait ni congé mensuel, ni distractions dominicales et ne pouvait nous permettre de "retrouver" Janine.

Et puis, nous changions nous aussi, inévitablement ... éloignement imperceptible de la vie campagnarde en dépit de nos attaches et de nos replongées dans le bain villageois. Nous prenions, à l'insu de nous, des distances que les vacances faisaient ressortir car nous finissions par avoir hâte de retrouver les camarades, les cours de langues, les laboratoires (oh, combien modestes !) de botanique ou de zoologie, et, surtout pour moi, l'équipe de football.

Oui, il n'y avait plus de ruisseau à sauter.

Vers la fin du printemps 41, Janine passa ses examens et fut reçue la première de sa classe. Les parents, les parents étaient fous de joie et leur joie débordait sur tout le village fier de ce succès. L'instituteur et l'institutrice étaient venus spécialement pour féliciter de ce si beau résultat; les clients y joignaient leurs vœux et certains présageaient même de grandes choses, de grandes espérances exaucées. "Al ira loin, la Janine !"

Tout aussi heureux Gabriel auquel Grand-Mère annonçait la nouvelle dans une lettre où elle nous faisait part d'un télégramme "africain" transmis par les soins de la Croix Rouge Internationale. Le succès de Janine et le bref message de nos parents plongèrent mon frère dans une silencieuse mais profonde rêverie. Je crois même me souvenir qu'il avait entrepris la composition d'un grand poème pour Janine. Le termina-t-il ? L'envaya-t-il ? De toutes manières, les événements allaient se charger de faire bifurquer nos chemins, celui de Janine et le nôtre.

Un dimanche matin, alors que nous étions de sortie chez un cousin de la ville, la radio nous annonça l'invasion de la Russie par les Allemands. Ce jour-là, les murs de Poitiers, et sans doute ceux de toutes les agglomérations de France, se couvrirent de placards invitant la population à la lutte contre le Bolchevisme; et je me souviens fort bien des sentiments ambigus de nos cousins que le Front Populaire avait effrayés ... On pesait Hitler contre Staline et, je le crains, la balance ne penchait pas beaucoup, si même elle penchait, en faveur du nouvel allié ...

Toujours est-il que las Allemands firent un grand effort pour entraîner la coopération des gens et agences du gouvernement de Vichy s'ouvrirent un peu partout pour seconder l'entreprise de mobilisation générale. Le travail ne manquait pas et les salaires scintillaient comme miroirs.

Justement, munie de son diplôme et d'une petite connaissance de la langue allemande, Janine trouva tout de suite un emploi bien rémunéré à l'Agence Havas où elle fut bientôt en relation quotidiennes avec l'Office de Propagande de l'Armée d'Occupation. Son travail ne consistait pas seulement à taper des lettres, mais surtout à classer les nouvelles qui arrivaient à l'Agence en vue de la distribution aux journaux locaux. La chance voulut qu'elle se trouva ainsi bien placée pour lire entre les lignes et se tenir au courant des péripéties dans lesquelles le monde s'était précipité. Par ailleurs, ses fonctions l'appelaient à entretenir des bons rapport avec des éditeurs et censeurs qui, tous, s'efforçaient de remplir leur missions respectives sans courir trop de risques ni faire trop de vagues. Car les temps n'étaient guère faciles, le grand problème était de suivre.

Noël 41. De ce Noël, je ne me rappelle seulement que la découverte de tracts anglais; je veux dire de tracts lâchés par l'aviation anglaise, vraisemblablement au cours d'une nuit, mais rédigés en français. Ces trats reproduisaient le célèbre message du 18 Juin tout enrubanné de drapeau tricolores. C'était vraiment la première fois que nous entendions parler officiellement, si je puis dire ainsi, du Général De Gaulle. Prudents, nous avions cachés les précieux imprimés dans une caissette en fer-blanc que nous avions descendue au bout d'une ficelle derrière les grandes tonnes de pierres où, au temps jadis, on entassait le linge de toute une saison avant de le laver au ruisseau. Et nous étions pas peu fiers ! Fiers et magnifiquement effrayés par notre bravoure et notre serment de silence. Evidemment nous en avions parlé à Dédé et lui, il nous avait demandé la permission de s'en ouvrir à Nénétte qui le taquinait de près. Quel orgueil ! : nous venions de former un réseau secret, très secret, de résistance !

Janine avait fait une rapide apparition aux alentours de Noël et nous avait apporté des friandises -- des gaufres remplies de confiture et ... une barre de chocolat à chacun ! ça, c'était quasi miraculeux parce que le chocolat, il y avait belle lurette qu'il avait disparu des rayons.

Et puis elle était remontée par le car Brivin su Poitiers dans la soirée.

L'année 42. Vraiment, je ne m'en souviens pas en détail. Elle dût s'écouler assez morne et triste puisque les restrictions se faisaient plus sévères, les contrôles à la gare plus fréquents et les progressions allemandes en Russie ou en Afrique semblaient ne pas devoir s'arrêter. "ILS" gagnait la guerre ? On ne pouvait y croire. Les collaborateurs s'affichaient ouvertement, la Milice recrutait et on nous obligea, nous écoliers, à participer à des manifestations para-militaires au stade couvert pour l'occasion de grands portraits du Maréchal.

Au cours de toute cette année, nus ne devions pas revoir Janine une seule fois, et nous n'osions pas entrer à l'Agence Havas qui se trouvait pourtant à trois pas du lycée sur la Place d'Armes. Nous avions hésité ... oh, pas vraiment par peur d'être accusé de collaboration, mais bien plutôt pour ne pas subir les sourires de nos camarades. Un jeudi après-midi, cependant, Gabriel et moi avions décidé d'aller voir ... nous avions littéralement pris notre courage à deux mains et nous nous préparions à entrer sous le portique que gardait un milicien lorsque passe le Surveillant Général qui nous demande ce que nous faisions en cet endroit ! Pour de la malchance, c'était de la malchance ! Moitié bégayant, nous avons tenté de lui dire la vérité, mais lui, bon père de famille, nous avait pris gentiment par les épaules et nous étions retournés au lycée ensemble. C'était très humiliant et, à ce jour, nous n'avons jamais pu lui expliquer.

Les grandes vacances, nous les avions passées dans les champs à faire travail d'homme : les foins d'abord, le blé ensuite et, finalement, les vendanges. Un vague cousin de la région parisienne, plus ou moins clandestin, était demeuré à la maison tout ce temps et avait donné, lui aussi, un coup de main. C'est qu'il y en avait de l'ouvrage ! Rappelez-vous : la grande majorité des hommes étaient encore en Allemagne ... tandis que les autres avaient disparu Dieu sait où ! Des bonnes gens soufflaient bas "... maquis ..." ou, plus bas encore et avec des étincelles (joie ? reproches ?) "... Angleterre ...". C'était le cas des fils de Laboisserie; de cela, nous en étions sûrs. Grand-Mère l'avait laissé échapper lors d'une conversation avec le curé. Et Grand-Mère savait ...

En automne, nous étions de nouveau au lycée. Moi, en classe de cinquième car je la redoublait (!) et Gabriel en sixième (il me rattrapait !). De Janine, pas même l'ombre bien que ses parents se rendissent de plus en plus souvent à Poitiers. Pour la voir, évidemment, et aussi pour leur commerce car il leur fallait faire l'antichambre des services de ravitaillement et du contrôle économique, collectionner et rendre les cartes, prendre livraison, etc., etc.. La marchandise, voyez-vous, se faisait de plus en plus rare.

- "Alors, Madame Métanet, comment qu'elle va la Janine ?" lui demandaient les clientes en attendant leur tour. - "Eh, Madame Métanet, la Janine, ça fait longtemps qu'on l'a pas vue. I espérons qu'elle est pas malade. Al est bien, pas vrai ?". Mais Madame Métanet, absorbée par le compte des tickets et des coupons ou la pesée juste des denrées de plus en plus réduites, ne répondait pas toujours. Ou bien, elle répondait machinalement, sans grand enthousiasme, sans l'étincelle de joie d'autrefois.

- "Oh, oui, merci Madame Blanchon; merci Mère Grégoir, elle va bien ... Je m'excuse, je commence à m'y perdre avec tous ces coupons ..."

- "Ah, les temps sont durs !"

Et la cliente suivante arrivait avec son panier, ses coupons, son argent; il fallait la servir.

Chaque semaine, Madame Métanet prenait le car pour Poitiers. Dans son panier, elle avait placé une galette ou un tourteau fromager et des légumes du jardin, bien qu'en cette saison il n'en restât guère.

Chaque semaine.

Parfois, c'était Monsieur Métanet qui allait à Poitiers. L'épicière l'accompagnait jusqu'au car en lui soufflant mille recommandations.

Et elle retournait au magasin. Toujours du travail dans un magasin ! Trier la marchandise, épousseter, transvaser, étiqueter ... et entretenir la conversation avec les clients qui s'attardaient. D'abord sur un plan banal, sujets de tous les jours et potins; puis on en arrivait à Janine invariablement. "L'avait pas un beau, la Janine ?" car le village, après s'être réjoui de ses succès scolaires, voulait à tous prix la marier ! "un biau mari d'chez nous !". Les bonnes femmes étaient vraiment drôles avec leurs idées fixes ! Madame Métanet écartait gentiment les questions et on passait à la pluie et au beau temps.

Les commères quittaient le magasin en hochant la tête avec un menu sourire; "fera une bonne petite femme, la Janine." Madame métanet remerciait et rendait la monnaie à une autre cliente.

Le père de Janine était moins loquace. D'ailleurs, la plupart du temps, il travaillait dans le sous-sol, remuait les barriques, déclouait ou clouait les caisses, portait la marchandise à l'étage et la plaçait sur les rayons sans avoir à papoter ou même à être aimable avec les clients. Pourtant, les jours "de service", c'est à dire quand sa femme se rendait à Poitiers, il s'empressait auprès des clients avec gentillesse et s'aventurait parfois à un brin de conversation.

Monsieur Métanet avait une sœur qui "exerçait la profession médicale", comme il disait, du côté de Sélestat en Alsace, à cette époque zone interdite. Les rares lettres étaient ouvertes et lues par les censeurs. Il n'avait pas vu cette sœur depuis plusieurs années. Or l'occasion de lui rendre visite se présenta d'elle-même dans les circonstances suivantes.

Fin 43, à l'approche d'un rude hiver, la Providence voulut qu'un train déraillât en forêt des Brandes, un train de blessés allemands qui se dirigeait vers la côte basque et ses stations de convalescence. Le maire alerta immédiatement ses administrés qui virent peut-être dans le sauvetage des malheureux une chance d'encourir la mansuétude de l'Occupant car on ne sait jamais ce que nous réserve l'avenir ... Et ils se dirigèrent, certains d'entre eux du moins, en chars à bancs vers le lieu du sinistre pour porter secours aux infortunés avant l'arrivée des ambulances.

A quelques jours de là, grande convocation par tambour du garde champêtre de tout le village sur la place de la Mairie (place, c'est façon de parler) : le large trottoir et la courette, plutôt !); là, un représentant du Préfet et plusieurs officiers allemands adressèrent leurs félicitations aux villageois et, en guise de remerciements, accordèrent quelques privilèges. C'est ainsi que les Métanet obtinrent l'autorisation de voyager en Alsace avec Janine.

L'épicier et l'épicière fermèrent boutique pendant une semaine, mais Janine resta plus longtemps auprès de sa tante. Un grand mois, selon Grand-Mère.

Vous comprenez bien qu'à leur retour, las Métanet furent assaillis par les voisins et les clients curieux :

- "Comment c'est, la zone interdite ? C'est-y vrai qu'on parle seulement allemand ? Lels ont du café ? du sucre ?" et ainsi de suite, l'attention portant sur la boustifaille bien que le village n'eut pas à souffrir beaucoup puisque légumes, viande, lait et vin provenaient du lieu. Mais c'était, à l'époque, ce qui comptait le plus. La retraite de Russie, celle d'Afrique, les bombardements des villes, les on-dit et même les exécutions annoncées de plus en plus fréquemment par placards collés sur les édifices municipaux, ne soulevaient pas autant de questions ni de préoccupations que la nourriture et, dans les villes, le charbon. Que voulez-vous ? C'était ainsi.

Le Voyage avait fait du bien aux Métanet. Ils étaient plus reposés, moins tendus, plus alertes. "Et, la Janine ?"

Elle se plaisait en Alsace, la Janine. La preuve : elle avait décidé d'y rester encore quelques temps. Mais elle reviendrait, pour sûr. Et le Métanet de s'extasier sur les fermes alsaciennes, sur la propreté des maisons et toutes les fleurs aux balcons. Ils étaient forcément passés par la capitale mais n'avaient guère eu le temps de s'y promener. Le métro entre la gare d'Orléans et la gare de l'Est, c'est tout. Pourtant les amis se pressaient comme on se presse autour de revenants; "Que le monde est grand, tout de même !"

"Janine en avait de la chance !" Janine qui s'éloignait de nous un peu plus chaque année mais, curieusement, sans que nous n'éprouvions trop de peine. Bien sur, cela nous chagrina un peu au début mais, par je ne sais quelle alchimie mystérieuse, notre amitié passée s'enfonçait comme un trésor sur son velours au fond de notre cœur et nous n'en souffrions pas. Et puis nous avions maintenant notre monde à nous au lycée et, par dessus nos livres d'histoire et de géographie surtout, l'univers nous apparaissait si vaste et si tentant ! Pour un peu nous en aurions oublié le village ! Nous comprenions donc intuitivement, d'une façon sans doute animale, que la vie se poursuivait selon un rythme qui lui était propre et que Janine, nous, le village, tout évoluait.

Gabriel avait donc maintenant treize ans et ne pouvait plus quémander une pochette de bonbons; il se contentait, en homme, de demander poliment des nouvelles de Janine, priant Madame Métanet de lui transmettre son bonjour.

Au commencement de 44, en plein labour et sarclage de printemps, un coup de théâtre éclata sur le village et le secoua violemment. Ici nous retrouvions Georges Nattin, ce gredin, ce bon à rien, cette vermine ! Il travaillait à la gare de triage de Poitiers et demeurait de l'autre côté du Clain; ce qui le forçait à prendre le tram tous les jours pour se rendre à son travail et rentrer chez lui. Georges Nattin ! Le coup de théâtre, il l'assena avec toute le force de son dépit et de son odieux caractère.

Un jour, un sabotage (peut-être) immobilisa les trams et il se rendit au travail à pied. Pour couper court, il était passé par Notre-Dame-La Grande, la Banque de France et le raidillon qui surplombait la gare. Or, au passage, dans un petit parc dont j'ai perdu le nom, il avait vu, vu et reconnu, de ses yeux à lui, sans aucun doute possible ... janine qui poussait un landau ! Janine, la fille Métanet, la Janine !

Il n'eut qu'une hâte : rentrer au village à bicyclette avant le couvre-feu et se pointer dès la première heure le lendemain matin à l'épicerie.

Il y avait déjà quelques clientes qui faisaient la queue pour la distribution mensuelle de sucre et toutes furent fort surprises de voir le rustre que l'on croyait écarté à jamais. Celui-ci s'était lustré et plaqué les cheveux avec de la brillantine et, assis sur un sac de pois, laissait passer son tour, attendant patiemment que la dernière cliente fut partie.

Madame Métanet avait appelé son mari qui ne lâchait pas le garnement des yeux car il était manifeste que Georges Nattin "portait le mal" et voulait provoquer un incident. Le gros bâton ferré qui servait à tirer la grille du jardin était à portée de la main de l'épicier ...

Georges Nattin attendait toujours, désinvolte, se curant les ongles avec une paille arrachée à l'enveloppe d'une dame-jeanne. Ce fut Madame Métanet qui entama :

- "Alors, Georges, voilà longtemps qu'on t'a pas vu. Qu'est-ce qu'on peut faire pour toi ?"

Georges ne répondit pas tout de suite mais se leva pour faire le tour du magasin d'un air dédaigneux. Il se penchait pour lire une étiquette, tournait une bouteille, passait le doigt sur le comptoir, filtrait des graines en soufflant la poussière, réalignait les paquets de macaroni et, finalement, d'un air tout ce qu'il y a du plus dégagé, d'une arrogance extrême, il laissa tomber sa bombe.

Sous le coup, les pauvres gens furent complètement altérés. Madame Métanet se mit à sangloter silencieusement et son mari vacilla contre le mur, tandis que Georges Nattin jouissait de l'effet qu'il provoquait, savourant pleinement sa revanche, et gloussait comme un stupide dindon.

Mais de sa jouissance, il n'en profita pas très longtemps car, au moment l'épicier se reprenait, voilà Porteau et ses cent bons kilos qui entre dans la boutique. L'ami de longue date voit immédiatement qu'il y a du grabuge et, sans grand effort, comprend que le voyou doit en être la cause. Il se retourne vers lui, avance en serrant les poings ...

Ce fut la dernière fois que Georges Nattin mit les pieds à l'épicerie. Il s'esquiva à la hâte et sortit en courant dans la rue. Ce fut, je crois, la dernière fois aussi qu'il apparut au village. Mais avant de quitter complètement les lieux, il avait semé la nouvelle aux quatre coins et sur tous les toits. Et puis il avait pédalé aussi vite que possible pour sauver sa peau.

Les Métanet vidèrent leur sac et racontèrent tout à Porteau qui fut choqué certes ("Pourquoi vous n'avez rien dit ? Suis un ami ou non ?") mais dont l'amitié sincère les réconforta. Il fut décidé aussitôt d'aller voir le curé, puis Guérin le bistroquet qui n'était pas mauvais gars et chez qui toutes les rumeurs du village prenaient corps. Autant valait mieux prendre les devants que de subir les ricanements silencieux qui ne manqueraient pas s'ils persistaient à cacher la vérité.

Oh, Georges Nattin avait fait de la belle ouvrage ! en rien de temps tout le village savait ! Les commères au lavoir jasaient et les gars, dans les fermes, ne pouvaient s'empêcher de sourire, évidemment.

Le curé se montra à la hauteur. Ce dimanche-là, en chaire, le brave homme dérogea à la tradition et, au lieu de faire son sermon habituel après la lecture des missives épiscopales et des annonces paroissiales, il ouvrit une Bible et, avec une voix chargée d'émotion, se mit à lire cette épître de Saint Paul aux Corinthiens qui se termine par la phrase suivante :

" Maintenant donc ces trois choses demeurent :

La Foi, l'Espérance et la Charité;

mais la plus grande de ces choses,

c'est la Charité."

Même le gros Marçaillac, que sa femme traînait à l'église, avait la larme à l'œil.

Le curé, Porteau, Guérin et Blanchon, le maître d'école qui suppléait le maire, avaient en un rien de temps mis fin aux commérages et le volage retrouvait sa sérénité.

A la surface du moins. Car je me doute bien aujourd'hui que les commérages ne cessèrent ouvertement que pour continuer en sourdine. Et puis ... le père ?

Passons. Disons seulement que Grand-Mère fut noble à nouveau et je dirai avec une fierté émue qu'elle s'empressa chez les Métanet pour les assurer de sa chaleureuse bienveillance leur priant de transmettre à Janine ses vœux très sincères et un petit cadeau : une magnifique couverture de bébé qu'elle gardait depuis fort longtemps dans une malle pleine de naphtaline.

Grand-Mère était venue au lycée pour nous chercher et nous faire comprendre. Mais nous, nous ne comprenions pas pourquoi il nous fallait comprendre et nous ne pouvions partager la petite angoisse de Grand-Mère. Un bébé ! Mais c'était tout simplement merveilleux ! Gabriel était aux anges et regrettait seulement de ne pouvoir être le parrain; il fallait être majeur pour cela, parait-il ! Tout de même, il était aux anges et moi, j'étais évidemment heureux pour Janine aussi. Gabriel répétait à qui voulait bien lui prêter l'oreille, et aux autres aussi bien, qu'on lui devait le respect parce qu'il était devenu oncle !

A vous dire vrai, la fierté qui nous remplissait ne provenait pas en petite part de la "clandestinité" de cette naissance. En ces temps mouvementés, le bébé de Janine, ce bébé que nous ne connaissions pas encore, nous apportait peut-être des promesses que nous ne pouvions imaginer, des promesses inouïes. Que sais-je, aujourd'hui, à tant d'années de distance ? A cette époque de secrets -- secrets autour des chargements "frauduleux" de blé en gare, secrets autour de ces hommes que nous apercevions parfois derrière les haies ou dans les bois, secrets dissimulés derrière les tonnes de pierre, secrets de nos conciliabules et de nos commentaires après écoute de la B.B.C. -- oui, le bébé de Janine donnait une réalité tangible à nos espoirs encore mal définis.

Printemps et été 44. Ces espoirs devaient enfin se matérialiser ! Eté incroyablement riche, été débordant de joies et de perspectives nouvelles et pont jeté entre nos parents et nous.

Pourtant la joie se teintait de sang et de ruines, d'atrocités, de peines profondes. Gabriel et moi, nous nous souvenons bien de l'arrivée de Janine vêtue de noir et de son bébé par un des premiers cars Brivin après le bombardement.

Le deuil conciliait toutes les mauvaises langues et Janine, ses blonds cheveux coupés court, très court, retrouvait sa place dans la communauté avec son poupon.

C'était à notre tour d'enjamber le ruisseau et de passer quelques instants auprès de Janine qui, souvent, pleurait doucement. Nous ne pouvions vraiment la réconforter et nous ne savions que faire. Il y a des choses, tant de choses, qui demandent le silence et de grands vents soufflaient sur la terre.

Le petit René était un beau bébé blond et joufflu, potelé comme un cochon de lait. Il avait du caractère et réclamait son biberon avec une insistance qui faisait enfin sourire sa maman. Elle lui fredonnait des chansons que nous ne connaissions pas.

Et puis, à nouveau, le destin nous fit prendre à chacun des routes différentes : mort de nos parents, l'Indochine et les Aurès, une compagnie minière en Afrique Centrale -- de longues séparations et des pertes de contact.

En 1946, il parait qu'il y avait eu de grandes réjouissances chez les Métanet et que Janine en avait pleuré de joie pendant toute une semaine, selon Grand-Mère : le papa de René était en vie ! Peu de temps après, Janine et le bébé, qui avait donc trois ou quatre ans, quittèrent le village.

Mais il me faut revenir à Gabriel et cela presque vingt ans plus tard ! Mon frère était alors en garnison à BAd-Gastein en Forêt Noire, dans une unité de chars. Capitaine, marié, trois enfants et heureux des résultats scolaires du plus jeune auquel il avait promis, en récompense, une sortie de ski nautique sur le Titisee, un beau lac des environs.

Le père et le fils attendaient donc leur tour auprès du ponton de départ lorsque, tout à coup, une femme fend la foule et se précipite sur mon frère, larmes aux yeux, en criant : "Gabriel ! Gabriel ! Mon petit Gabriel !"

D'abord étonné, éberlué par tant d'attention, mon frère reconnaît et ne reconnaît pas ... la voix ... la voix ... la femme l'embrasse, l'embrasse toute joyeuse ... et lui qui ... c'était Janine !

Il est ... sans pouvoir dire un seul mot, chancelant ... "La Janine !" il n'en croyait pas ses yeux, il n'en croyait pas ses propres hésitations, "la Janine ! C'est pas possible ! La Janine ! Mais que fais-tu ?.."

Janine était toujours un peu boulotte, ses cheveux légèrement argenté ... mais le sourire ... le beau et tendre sourire ... "La Janine ! Je ne peux le croire !"

Finalement, ils se ressaisirent au grand ébahissement de mon jeune neveu qui ne comprenait vraiment rien mais qui se doutait qu'événement immense se passait. Ils se ressaisirent donc et trouvèrent une place pour s'asseoir sur le rebord du ponton. Ah, les questions ! Ah, les souvenirs ! Et ils s'examinaient l'un l'autre :

- "Tu as pris du ventre ! Pas beaucoup mais un peu !" dit-elle en riant.

- "Toi, tu n'as pas changé ... si, si ... je veux dire non ! Tu es toujours la même ... oh, c'est magnifique. Mais dis-moi ..." et ils mêlaient leurs rires de larmes, leurs larmes de rires, d'exclamations, se pressaient, se coupaient ...

- "Janine ... et René ?" Gabriel avait un peu hésité. On ne sait jamais ...

- " René ? A l'École de Médecine."

- " L'École de Médecine !"

- "Oui, il fait un ... comment dit-on ... inter ...?"

- "L'internat ?"

- "Oui, c'est cela. L'internat."

- "Mais, c'est pas croyable. Le temps ..."

- "Le temps ..." fit Janine "Tiens, Moment !" Et elle se retourna, chercha un peu du regard sous les sapins, fit un grand geste et s'écria joyeusement : "Reinhardt ! komm schnell ! da hier !"

Un grand homme d'une cinquantaine d'années s'approcha rapidement. Visage sympathique. Janine présenta Gabriel et l'homme tendit la main avec empressement.

- "Ach, Gabriel, je vous connaîs bien," dit-il en un français fort correct, "je suis heureux de faire votre connaissance. Mes compliments !"

- "N'est-ce pas merveilleux, Reinhardt, de se retrouver ainsi ?"

- "Oui, merveilleux. Vous viendrez chez nous. Nous demeurons pas loin d'ici. Il est nécessaire de faire connaissance mieux."

Grand, blond un peu grisonnant.

- "Dites-moi, comment va Madame votre Grand-Mère ? Janine m'a dit souvent comme ... combien ... elle est aimable. Vous lui direz mes compliments. Un jour, nous voyagerons et nous la saluerons."

- "J'ai vu tes parents, il n'y a pas très longtemps, il n'y a pas très longtemps, Janine" fit mon frère "ils se font vieux mais sont en bonne santé."

- "Oui, ils ont pris leur retraite et ils vont venir nous rendre visite bientôt. Il n'y a rien pour nous au village."

Ils échangèrent leurs adresses et se séparèrent. Le tour de ski nautique approchait.

- "C'est qui, papa,"

- "Oh, une très vieille amie ! Attends, j'en parlerai à la maison. C'est ton oncle qui sera surpris !
Allons, préparons-nous !"


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