Claude 🎓 - La résistance du Père Fauchereau
Une douzaine de vignobles très humbles s'étageaient alors sur les pentes des collines qui couronnent le village et longent la route de Marseault. Très humble vin aussi mais qui n'en jouissait pas moins d'une bonne réputation dans la région. C'était une "piquette" légèrement rosée, fraîche et alerte, gaillarde même, qui témoignait du bouquet et de la valeur de son terroir; on la versait dans des brocs de grès et je vous assure qu'elle n'avait pas son pareil pour étancher la soif et réjouir le palais des vrais connaisseurs. Au mois de Septembre, les propriétaires rassemblaient amis et famille pour faire les vendanges, joyeux travail mais ... Oh les reins, Toujours était-il que chaque villageois s'avérait sinon maître es vignes, du moins fort amateur et averti de surcroît.
Cependant, de tous les vignerons alentour, nul n'avait plus grande renommée que le Père Fauchereau qui vivait dans le "Haut du bourg côté Poitiers" et s'occupait de tous ces vignobles sauf celui du boucher, son voisin, avec lequel il avait eu "des mots" autrefois pour une raison qui m'échappe; les deux compères se saluaient, mais sans plus.
Chaque jour de l'année, excepté les jours de Grande Fête, une houe ou une serpette à long manche sur l'épaule et un panier de casse-croûte contenant aussi un sécateur à main, l'ancien Marsouin quittait sa petite maison au toit de tuiles moussues et partait d'un pas lourd et méthodique effectuer la ronde de son impérial univers.
Le père Fauchereau ! Petit, tignasse rousse grisaillée et mèches folles qui débordaient sous son béret délavé, grosses moustaches, et des ficelles qui pendaient de sa très ancienne vareuse brune hiver comme été; un magicien bien bonhomme mais au pouvoir occulte immense. Car en effet, rien de ce qui touchait à la vigne et au vin n'échappait à sa vigilance; et même le boucher, tout rancunier qu'il semblait, suivait secrètement le divin office quotidien participant avec l'ensemble de la communauté à la sanctification automnale que présidait le Père Fauchereau.
Pluie, vent brouillard ou soleil ardent n'importait guère : il fallait accomplir le sacré devoir et le vieux vigneron, lourd de ses responsabilités, cheminait de vigne en vigne selon le rite qu'il avait lui-même prescrit depuis le commencement des temps.
D'abord il ouvrait la grille du verger de Madame Mercier, jetait un coup d'œil sur les arbres fruitiers, cousins après tout, et se dirigeait vers les treilles en espalier contre un mur derrière lequel surgissaient les cyprès du cimetière. Ce clos, bénéficiant d'une excellente orientation et protégé des bises d'hiver, était en quelque sorte le baromètre de tous les autres vignobles de Coulignan : il attestait sans faillir des rigueurs du froid ou des méfaits pluvieux, rappelait le temps des sarclages et celui des émondages aussi bien, donnait l'alerte au "pourri", et enfin annonçait la maturité des grappes et la vendange prochaine. Vous comprenez donc l'intérêt tout spécial que lui portait le Père Fauchereau.
Après l'inspection du clos Mercier, le Père Fauchereau obliquait vers la vigne de Perrin, le Maire de Coulignan. Cet éternel serviteur de la Chose Publique, réélu à chaque élection municipale depuis ... depuis des années, avait acquis ce domaine pendant la crise d'une famille dont les maigres revenus ne pouvaient plus suffire à nourrir tous les enfants. Perrin s'était trouvé là, avec l'argent. Les gens avaient jasé un peu; c'est inévitable. Et puis il avait confié la vigne aux soins du Père Fauchereau.
Au début, les changements radicaux et les remèdes extrêmes administrés aux ceps avaient fait frissonner le village : le Père Fauchereau avait arraché, taillé, replanté avec une décision qui paraissait à tous alarmante. Pérrin lui-même ... mais chacun dût se rendre à l'évidence car, en quelques saisons, les ceps maigrichons et rachitique s'étaient fortifiés, les rameaux s'étaient étoffés et croulaient sous les grappes; de plus, sans contestation possible, la piquette elle-même se haussait au dessus du lot commun. sans doute aussi la vigne avait-elle profité du repos salutaire, sinon forcé, qu'avait subi le sol durant les années d'abandon, mais c'était la science mystérieuse du Père Fauchereau qui avait su transformer le fouillis inculte en spectacle édifiant et glorieux. Et Perrin ne manquait jamais de lui donner un barriqueau aussi bien que de propager alentours la gloire du vigneron. C'était aussi bonne politique ...
La vigne Perrin, c'était un vivant monument.
Mais il ne pouvait trop s'attarder et bientôt continuait sa ronde. A travers bois et pardessus le ruisseau, il arrivait à la bicoque de Martin, le bottier, qui attendait souvent au pied d'un poirier au lieu de ressemeler. Les deux vétérans reprenaient alors le fil à peine interrompu de Verdun - l'Exposition Coloniale - Février 34 - les Cent Familles - etc, le tout pimenté de nouvelles locales. Et ils arrosaient leur discussion d'un petit coup du cru. Oh ! ils n'étaient pas toujours d'accord. En fait, ils n'étaient presque jamais d'accord, le Père Fauchereau remontant à Madagascar, tandis que Martin, socialisant jusqu'à la gauche, restait fermement anti-colonial; celui-ci honnissait le curé, celui-là lui taillait ses treilles; l'un votait rouge et l'autre ne votait plus. Mais que la girouette tourne sur la saison, les récoltes prochaines, la Foire au Bétail, alors ils se retrouvaient sur un terrain commun. Le Chemin des Dames les raccordaient et la piquette aussi naturellement : ils se quittaient bons amis.
Plus haut sur la colline, entre la route de Marseault et la ligne de chemin de fer, une toute petite vigne attendait le Père Fauchereau. Coincée au milieu des haies où piaillaient les merles et les grives qui se disputaient les mûres, cette vigne appartenait à la Comtesse qui exigeait les derniers engrais industriels pour ses "domaines". Il faut vous dire que la Comtesse déménageait un peu mais comme elle possédait quelques biens à Poitiers (une manufacture de meubles, je crois) ses lubies modernistes (engrais au lieu de fumier et groupe électrogène pour éclairer l'étable) étaient plus au moins tolérées par les villageois. Le Père Fauchereau ronchonnait "tsi méti, tsi méti !" (quelque-chose comme "ça ne va pas, ça ne va pas" en malgache de l'époque héroïque). Le sulfatage, à la rigueur, il l'acceptait et lui-même se chargeait des dosages. Mais les produits chimiques en poudre qui arrivaient pas sacs, poudre qui le faisait tousser ... "tsi méti ! tsi méti !".
Pourquoi donc s'entêtait-il ? Pourquoi se pliait-il aux caprices de la Comtesse, lui qui avait fait Verdun et n'hésitait pas à se prononcer vertement parfois ? Ah ! il faut comprendre l'âme de nos gens !
D'abord, c'était une Comtesse. Et pas Comtesse n'importe-qui. Mais la Comtesse de la Marre-Perthuis dont un aïeul avait servi à Fou-Tchéou sous l'Amiral Courbet; et un grand tableau dans le hall d'entrée du château rappelait ces éminents services. Vous voyez ce que je veux dire : Pavillons Noirs, Boxers, opium et fleuve jaune ... C'était tout comme Rananiva - quelque-chose à Mada, alors ...
Et puis vous n'auriez tout de même pas voulu qu'un autre que le Père Fauchereau puisse régner sur une vigne de Coulignan !
Enfin, ceci peut-être : avec des idées bizarres, la Comtesse offrait au vigneron un véritable défi; celui, si vous voulez le voir ainsi, de l'aventure et de la tradition. Autrement dit, un terrain d'expérience à la hauteur du Maître.
La vigne de la Comtesse se tenait aussi sur l'Equateur de la tournée et le Père Fauchereau observait rituellement la passage de la Ligne. Il s'asseyait sur une souche et, le dos contre un arbre, se restaurait. Sa bru lui avait préparé une miche beurrée, un saucisson, un morceau de frometon, un litron naturellement et une pomme; le tout était soigneusement enveloppé dans une grande nappe à carreaux. Le Père Fauchereau progressait tranquillement du hors d'œuvre au dessert, ponctuant chaque met d'une rasade, et s'endormait. Eté surtout. Pas longtemps. Juste un petit quart d'heure pour se ragaillardir avant de reprendre la glorieuse randonnée.
Quelquefois, il faisait un détour par la gare. Et là, debout à l'extrémité du quai, il restait un moment le regard tourné au delà du long viaduc, vers La Rochelle.
Mais en général, il continuait directement son inspection, de vignoble en vignoble - Blin, Gaigne, Guérin, la veuve Bourseau - jusqu'au petit domaine de grand-mère en fin de périple. Les vignes de Blin et de Gaigne ne réclamaient guère de besogne, le marchand de bœufs et le métayer chargeant leurs fils du gros ouvrage, aussi suffisait-il au Père Fauchereau d'émettre un avis pour qu'il soit aussitôt entendu avec déférence.
La treille Guérin, par contre, exigeait des soins. Là, le vigneron se livrait à une vraie bataille contre la nature. Et contre l'opiniâtreté du tavernier, près de ses sous, qui se montrait "d'une négligence inexcusable" ne voulant point consentir à drainer son terrain une fois pour toutes et préfèrent procéder chaque averse à des travaux dérisoires de rigoles et menus barrages qu'il confiait à son garçon-laveur, tout heureux de se libérer ainsi un moment du café. Sans doute aussi, de se libérer des admonestations constantes de la patronne qui n'était pas facile ! Mai revenons à cette diable de treille : sertie entre trois murettes branlantes et un talus couvert de ronces, elle donnait miraculeusement le seul muscat de la commune, un vin doux et haut en couleur qui vous râpait la langue; et c'était pour cela que, de son côté, le Père Fauchereau s'obstinait à vouloir convertir Guérin.
Et puis, Guérin, c'était le copain de 14-18.
Le vignoble de la veuve Bourseau, au dessus de la voie du chemin de fer, fructifiait sans effort. Deux ou trois hectares ? Moins ? Je ne sais plus tant les années vous déforment la mémoire ! Ce que je sais, c'est qu'un journalier venait de temps à autre couper les herbes autour des ruches alignées contre une haie dans un coin de la propriété et qu'un apiculteur de Sanxay récoltait le miel une fois l'an. Mon frère et moi étions fascinés par le spectacle de cet homme qui portait des essaims à pleines mains et que les abeilles ne semblaient pas gêner du tout ! Madame Bourseau offrait de l'hydromel aux visiteurs. Ce n'était pas de la piquette mais ne vous montait pas moins à la tête !
Enfin la vigne de Grand-Mère. Pas très "conséquent" comme on dit chez nous. A peine un hectare et le rendement n'avait rien de miraculeux mais la famille tenait à sa piquette qu'elle louait aux cieux et revêtait de qualités merveilleuses. Un grand-père avait planté cette vigne après la catastrophe du phylloxera. Des plants d'Amérique, disait-on ! Et il n'en fallait pas plus pour abreuver nos rêves les plus secrets.
Autrefois, le grand-père en distribuait de tout petits barils pour le Nouvel An, mais la coutume ne se perpétua pas après sa mort en 34. Et puis, les temps se firent difficiles, la piquette se tarit chaque année un peu plus tandis que la maison se peuplait d'une tante et d'un oncle et de nous deux gamins. Tant et si bien qu'il fallut garder la récolte dans la cave pour subvenir aux besoins, pourtant modestes, de la famille.
Je me rappelle que la piquette commença même à se piquer; ce qui donna au Père Fauchereau l'occasion de "brûler" les barriques pour les "soulager". Brûler une barrique, c'est y mettre un peu d'alcool et l'enflammer, la débarrassat ainsi, je présume, des moisissures et autres bestioles qui y établissaient des colonies et gâtaient le vin.
Du coup, la piquette regagna son entrain ! Il s'y connaissait, le vieux !
Depuis l'opération miraculeuse, la vigne de Grand-Mère ne mettait guère les talents du Père Fauchereau à l'épreuve. La douzaine de rangées poussant dans un sol mi-argileux mi-rocailleux offrait relativement peu de prise aux mauvaises herbes qui s'arrachaient facilement après une pluie ou, tout simplement, suffoquaient au grand soleil. Notre tante disait : "Allez-donc dans la vigne arracher les herbes !" et nous y allions, mon frère et moi, sans rechigner de trop car nous y surprenions des lapins de garenne et chassions les grives au tire-chail (lance pierres en patois coulignanais). Du haut de la colline, nous pouvions d'un coup d'œil embrasser tout le village jusqu'à la gare et au delà, par dessus la rivière cachée sous les peupliers, la forêt de la Pierre Drue hantée de folklore merveilleux. Et nous nous trouvions de niveau avec le sommet du Grand Peuplier planté un siècle au paravent pour commémorer l'ouverture de la ligne de chemin de fer. La vigne, ce petit lopin familial, se trouvait au carrefour de nos mondes gamins.
Mais les ceps, les ceps "américains" plantés au début du siècle atteignaient les bords de la vieillesse paisible, aussi le Père Fauchereau se contentait-il de caresses, taillant avec modération, liant avec un tendre soin, et ne binait qu'avec prudence sans trop férir. Mêmes les sarments entassés par petits paquets et ramenés sous le hangar à outils attestaient le soin particulier que le vigneron apportait à cette vigne. Ce petit travail était une œuvre de foi et de compassion, car il faudrait irrévocablement, tôt ou tard, arracher et replanter. Grand-Mère et le Père Fauchereau n'en parlaient pas; pour eux, c'était déjà dans l'éternité.
Le Père Fauchereau descendait souvent à la maison. Un petit verre. Quelques observations glanées au cours de la journée - une nouvelle coupe de bois, la construction du nouveau château d'eau, l'enterrement de la fille Réaumure, un chevreuil évidemment égaré -. Quelquefois, il apportait des champignons récoltés au passage, et nous mettait en garde contre les vipères qui ne manquaient pas parmi les roches ou qui se prélassaient sur la crête des murettes. Quel brave homme !
Grand-Mère lui demandait des nouvelles de sa bru et de son fils en apprentissage aux P.T.T. et ils parlaient aussi un peu du temps, d'Anatole (le mulet) qui tirait ou d'une ordonnance municipale nouvelle.
Mais par dessus tout, c'était la présence proche et si lointaine de nos parents en Afrique Centrale qui créait un lien mystérieux entre eux. Lien qu'une grande panoplie de sagaies, arcs pygmées et sabres touaregs, là dans le couloir, rendait plus tangible encore. Et le petit crocodile empaillé qui surmontait cet assemblage exotique ne pouvait qu'accentuer encore la mystique que le Père Fauchereau et la famille partageaient secrètement.
Enfin, après quelques moments et la journée tirant le crépuscule derrière elle, le Père Fauchereau se levait, remerciait, mettait son béret sur la tête et, reprenant son bataclan laissé à la porte, rentrait chez lui en passant cette fois ci par la Grande Rue.
Oh ! comme il aimait sa vigne le Père Fauchereau !
Sa vie s'ordonnait en fonction de cet univers rayonnant qu'il gouvernait avec dignité mais aussi avec fermeté. Il invitait l'hiver et ses gelées au taillage; il invitait le printemps au sarclage; et à l'été il confiait le rougeoiement des rameaux et la chaude maturation des grappes. Les vendanges sacraient son céleste mandat et le Roi régnait alors dans la profonde révérence et l'admiration de tous.
Chaque propriétaire offrait un petit barriqueau de son meilleur cru au vigneron qui déposait ces trésors dans le sanctuaire de sa cave, une crypte taillée à même la roche sur laquelle reposait sa maisonnette qu'il partageait depuis la mort de sa femme avec son fils et sa bru. La vie du Père Fauchereau, entouré de l'affection des siens et ravivé chaque soir par une visite au Café Guérin, s'écoulait calmement. En général. Car il arrivait, lors des grandes occasions patriotiques ou autres, qu'une trop belle dégustation en compagnie de ses compères ... mais cela est une autre histoire !
Le père Fauchereau ne comptait plus les saisons qui se confondaient à la cadence de ses pas lourds et de ses gestes affectueux au milieu des rangées célestes. En passant devant chez lui, les passants disaient ou pensaient : "C'est-là qu'habite le Père Fauchereau"; cela suffisait à sa quiétude.
Ce monde paisible fut brutalement secoué par la déclaration de guerre en Septembre et bouleversé par la mobilisation générale et le départ soudain des jeunes hommes pour le front. Puis, immédiatement après, comme le ressac de quelque gigantesque marée, nouveau choc : l'arrivée vraiment inattendue de la première vague de réfugiés mosellans évacués à la hâte de leurs villages frontaliers. Et puis, l'angoisse universelle, cela va s'en dire. Tout cela juste au moment des vendanges !
Comme vous le savez déjà, les réfugiés mosellans furent assez rapidement casés à travers le village. Ainsi il arriva qu'une jeune femme et sa petite famille trouvèrent logis chez le Père Fauchereau qui ne pouvait que s'exclamer, amusé et assez fier, "Mes trois fumelles" !", tirant ainsi très philosophiquement le meilleur parti possible de cette nouvelle situation.
Le vide, l'absence forcée des maris, les circonstances déroutantes créèrent tout de suite un lien entre les femmes tandis que la fillette conquit rapidement le cœur du vieux vigneron. Même la barrière de la langue fut surmontée par la bonté et la générosité réciproques; chacune prêta la main et les corvées journalières s'en trouvèrent allégées. La Mosellane se dépensa d'ingéniosité pour adoucir la peine de la bru; la bru se donna sans réserve pour rassurer sa compagne d'infortune. Quant au Père Fauchereau, choyé et dorloté par les deux femmes, il trouvait le paradis dans la menotte de la fillette qu'il promenait avant le souper pour la présenter avec les plus beaux compliments à ses amis et connaissances. La petite, pas timide ou gauche du tout mais rayonnante de jolie jeunesse et de fraîcheur, tirait des larmes au vieux complètement en extase. Bientôt, le vigneron lui-même l'accompagnait à l'école communale et il soulevait sa casquette à droite et à gauche pour saluer, s'arrêtait juste une minute pour donner le bonjour à Monsieur le Curé qui tapotait gentiment les joues de la gamine, faisait un détour par la boulangerie pour lui acheter un croissant, hélait Nodier qui partait faire sa tournée postale et enfin arrivait à la grille de l'école où il laissait la mignonne à la charge de Madame Blanchon. "quelle jolie fille que vous avez-là !" lui déclarait l'institutrice.
Le Père Fauchereau se dirigeait alors vers ses vignes, porté sur les nuages, au huitième ciel.
La vie au village reprit donc un cours presque normal assez vite. Les vendanges furent faites et les réfugiés donnèrent un bon coup de main, travaillant en grande harmonie sous l'œil bienveillant du Maître-Vigneron.
Dans le courant de l'automne, les gens de Marseault l'avait consulté et l'univers du Père Fauchereau s'était ainsi d'un seul coup considérablement élargie. On venait le chercher une fois par semaine en char à bancs et on le ramenait en fin de soirée. Déjà, au commencement des vendanges, les deux communes avaient décidé d'unir leurs efforts et de partager le pressoir de Coulignan; et le Père Fauchereau avait été unanimement choisi pour coordonner l'opération. Vous pensez bien qu'il trônait. Sans vantardise cependant.
Tout allait aussi bien que possible au village.
Et cela d'autant plus que le calme semblait régner entre les belligérants, malgré la Pologne évidemment. On espérait qu'Hitler entendrait raison et qu'un arrangement surviendrait tôt ou tard. On savait aussi intuitivement que la Poitou serait épargné une fois de plus.
Il restait naturellement l'angoisse des mères et des épouses, et même celle des pères que l'inactivité du front tracassait. Les "rien à signaler" des bulletins officiels n'avaient pas de couleur rassurante; quelque chose couvait dessous le calme qui enrageait les vétérans. Qu'est-ce qu'on attendait pour montrer les dents ? Le Père Fauchereau en était simplement outré, lui qui avait fait Verdun après avoir servi aux antipodes, puis en Macédoine avant d'être "transité", comme il disait, en Palestine et à Toul. Chaque soir, au café Guérin, le vieux revivait les exploits de sa jeunesse et la gloire enfumée des tranchées tout en élaborant avec ses compères de grandioses stratégies qui devaient mettre une fin rapide et définitive aux élucubrations de ce petit Monsieur Hitler - "On les aura !".
Nodier se taisait depuis la déclaration, depuis l'acoquinage Hitler-Staline, lui qui brandissait à chaque occasion possible l'étendard égalitaire et universel, Guérin l'avait un jour apostrophé : "Eh ! quand tu la chantes maintenant ta rengaine ?". Vous admettrez que ce n'était pas très gentil de parler ainsi de l'Internationale. L'Internationale, passe encore, mais Nodier n'était pas un mauvais garçon, un de chez nous. Il en fut vexé, rougit, bégaya et d'autant plus morfondu que le tavernier lui offrit le verre de blanc gratis en guise d'excuse.
Depuis, les considérations militaires avaient pris le pas sur les contingences purement politiques. Les vétérans lançaient d'immenses offensives jusqu'à Berlin et, après quelques verre de plus, le Père Fauchereau entamait son répertoire, du reste assez fragmenté, et bientôt vociférait de grandes gueulantes que ses compères accompagnaient gaiement.
Dieu soit loué ! la petite fille dormait quand on ramenait le vigneron à la maison.
Le printemps suivit un hiver plutôt sévère mais le Père Fauchereau n'en prédit pas moins une année exceptionnelle.
Le mois de Mai 40 éclata avec fracas : l'invasion allemande !
Nous n'arrivions pas à croire les bulletins officiels, aussi rassurant fussent-ils. C'était tout simplement pas possible ! Le Père Fauchereau gardait tout son optimisme maintenant que les dés étaient jetés. Et il "savait" : le G.Q.G. préparait une contre-offensive dévastatrice qui annihilerait les Boches sans rémission. Monsieur Métanet aussi l'affirmait, lui qui était habituellement si taciturne. Monsieur Blanchon gardait tout son sang froid et se tenait sur la réserve. Monsieur le Curé récitait des prières pour la victoire de nos vaillantes armées et aussi pour un peu de pluie. Mais de tous, c'était le vieux vigneron qui manifestait le plus de confiance, assuré entre autres par la présence de son fils qui, terré dans la ligne Maginot, aurait bien "clouer le bec aux boches" à coups de 75 ou de 150. "On les aura !". Jamais gouvernement n'eut plus ardent supporter bien que ce ne fusse pas "son" gouvernement, lui qui en était resté au Tigre.
Assis devant sa maisonnette et son drapeau déployé face à la Nationale 11, le Père Fauchereau applaudissait les troupes qui montaient vers le Nord, vers le Front. Les artilleurs et leurs pièces traînées par des chevaux déjà faméliques, les fantassins aux bandes molletières préhistoriques, les popotes de campagne brinquebalantes et les camions réquisitionnés tous surchargés de matériel hétéroclite, le Père Fauchereau en était fier ! L'armée Française montait au combat !
Un jour, un gros contingent de troupes noires traversa le village. "Des Sénégalais ! Des Sénégalais !" et le vieux Marsouin se précipita pour leur serrer la main affectueusement, leur taper sur l'épaule et les encourager. Les Noirs ne comprenaient évidemment pas l'exubérance du Père Fauchereau et continuait sans grande joie apparente leur marche traînante, les godillots suspendus autour de leur cou. "La Coloniale ! La Coloniale ! On est sauvé que j'vous dis ! Qu'est-ce qu'ils vont prendre les Boches ! A l'assaut ! Couteau aux dents ! A l'assaut ! Hourra !" Il en pleurait le vieux. Il en perdait la tête. Il dansait ou du moins esquissait quelque sarabande gardant ainsi le rang jusqu'à la maison voisine. Essoufflé, il revenait chez lui, radieux. Pour un peu, il en aurait pris son douze pour les suivre.
Dans la semaine qui suivit, progressivement les renforts ralentirent leur minable allure, s'essoufflèrent eux aussi et s'étalèrent en haltes et campements dans les champs où les artilleurs laissaient paître leurs chevaux à l'aventure. Les lendemains matin, ils avaient levé le camp et se dispersaient, les uns vers le Bocage en prenant la route de Latillé, les autres vers le Limousin sans doute par la route des Roches; mais chaque jour davantage, il refluait vers le Sud. Ils se dispersaient, se dissipaient comme des brouillards laissant derrière eux caissons, affûts, tentes, des tas d'équipement et partout des immondices. Et les chevaux.
En même temps, à la retraite commença à se mêler le reflux des réfugiés hollandais et belges, puis ardennais, lillois, rémois ... tout le Nord de la France ! et, peu après, même les Parisiens !! Tous se ruaient vers le Sud, mirage irrésistible qui scintillait à travers les longs éclats, les veloutes noires et le fracas sous les ailes à croix gammée. J'ai déjà raconté cela quelque part et il est inutile d'y revenir trop. Le Nord dégueulait sur Coulignan ses bébés abandonnés, ses vieillards hagards et livides, ses oripeaux accrochés aux haies et l'Armée Française jetait ses armes dans les fossés. L'Armée Française avait cessé d'exister et la France se décomposait en excrétions poussiéreuses sous un beau soleil de printemps.
Seuls les chiens et les chats ne semblaient pas troublés outre mesure et nous, premiers communiants, tenions retraite dans le parc de la Comtesse !
Le Père Fauchereau n'en pouvait croire ses yeux. Ne pouvait ... ne pouvait comprendre et se bornait à regarder cette cohue nauséabonde qui laissait ses détritus jusque devant sa maison, qui se soulageait là sur le trottoir ! Ces soldats sans armes et sans officiers qui se débandaient au moindre vrombissement d'avion ! "Cré nom de nom ! Debout ! Debout !" leur criait-il, mais naturellement sa voix était couverte dans l'incroyable tumulte. Il rageait, serrait les poings et en appelait Dieu à charge.
Les vieillards - enfants et adultes - et les réfugiés ne comprenaient pas mieux ou ne voulaient pas comprendre. Et pourtant, nous savions que c'était foutu. Nous regardions, muets d'ahurissement cette débâcle lamentable, cette rapide putréfaction, souhaitant seulement n'en être point infectés. En fait, nous étions bien plus stupéfaits qu'effrayés car, encore une fois, nous savions que la tempête passerait une fois de plus au dessus de nos têtes. Il n'était donc pas question de prendre, nous aussi la route du Sud, ce Sud qui n'existait pas. Nous avions barricadé les maisons avec de solides étais et le Maire avait ordonné de même la fermeture des puits qui se tarissaient à vue d'œil, tandis que les fermiers mettaient leur bétail en lieu sûr, loin de la route au fond des forêts.
Pendant des jours et des jours le flot sinistre s'écoula. Non sans embouteillage (le pont du Valais) qui dégénérèrent plusieurs fois en bousculades et même en bagarres. Le flot débordait la route et les fossés; et vous pouvez bien imaginer ce qui restait des jardins après le passage de ces miséreux. Des fourmis, des fourmis de l'Amazone n'auraient pu faire mieux ! et le bruit, les clameurs et les cris ! de loin sur les collines ... vous auriez cru entendre le crissement de millions de termites.
Figurez-vous, aussi incroyable que cela puisse paraître, qu'on procéda à la procession de communion ! Ecourtée certes; et, rondement mené, le service religieux eut lieu en plein milieu de la confusion générale ! Nous, les gosses et les gamines, devions offrir un étrange spectacle à la cohue avec notre crucifix, nos bannières "couleurs de Marie", nos hymnes "C'est le mois de Mai, le mois de Marie !", nos brassards à dentelles et nos souliers neufs ! Quel spectacle en effet.
Une nuit, le village fut réveillé par le silence. Un calme étrange, singulier et pesant. Pas un seul réfugié sur la route, pas un seul fuyard, rien. Des chiens, du côté de la gare, aboyaient et graduellement Coulignan retrouvait son aire, émergeait avec hésitation du cauchemar. Les villageois se levèrent, ouvrirent leurs fenêtres, regardèrent à travers les volets, les entrebâillèrent : la lune éclairait la Grand-Rue, baignait les peupliers d'une lueur blafarde, se diffusait sur toute la campagne environnante. Personne sur la Nationale 11, aucun nuage, seul un vrombissement mais très, très lointain comme pour donner dimension au calme.
De fenêtres à fenêtres et bientôt de portes en portes :
- "Quoi qui se passe ? Où qu'els sont ?..."
- "Que créyez-vous ? L'est-ou pas bizarre ?..."
- "I'en savons ren ... savons ren ... oui, bizarre ... "
- "O m'dit ren d'bon ..."
Certains écoutaient avec grande appréhension, d'autres, plutôt fatalistes, regagnèrent leurs lits. Pas le Père Fauchereau. Il "savait" et commençait à célébrer : "Le piège ! le piège ! Ils sont tombés dedans ! On les a ! On les a ! A revers ! Coupés ! Non, mmais qu'est-ce qu'ils croyaient ? La victoire ! Vont payer les Boches ! Vont payer !" et "ses" femmes avaient grand peine à le retenir, à le calmer.
La pleine lune recouvrait la région de son énigmatique silence.
Le jour suivant : calme total, toujours. Pas le moindre réfugié et les déserteurs eux-mêmes devaient se terrer et se tenir coi quelque part. A moins que ... évidemment ... à moins qu'ils n'aient repris courage ... que la retraite n'ait qu'une ruse ... Quelques soldats, des tirailleurs Sénégalais justement, campaient toujours dans le pré de la Mère Proutel, au-delà de la colline en contrebas de la fermette; et une famille flamande s'était installée dans un coin de l'église ... C'était tout.
Dans la soirée, très loin dans le Nord ... des grondements, sombres roulements, comme des trémulations profondes ... l'artillerie lourde ! Les vétérans assemblés au Café Guérin parlaient à voix basse, s'efforçant d'afficher un air rassuré. Mais ils se rappelaient en silencieux souvenir l'attente frissonnante avant les grandes offensives, l'accalmie avant les barrages; ils se rappelaient les ballons d'observation se balançant au bout de leurs câbles, les premiers tirs de repérage ... la distribution de tafia ...
Le Maire et le Conseil Municipal, livrés à eux-mêmes depuis l'interruption des communications avec la Préfecture, recommandaient l'évacuation des villageois dans les forêts. Certains voulaient entériner cet avis immédiatement mais les plus sages finirent par prévaloir : attendons demain.
La nuit s'écoula sans incident et toujours dans le calme le plus total. Des éclairs distants strièrent le ciel mais le grondement sembla s'éloigner. Le Maire et les Conseillers n'en veillèrent pas moins; d'abord à leur poste officiel puis chez Guérin au centre névralgique de la commune.
Mais à l'aube, le grondement reprit et, cette fois-ci, beaucoup plus proche. Il devenait évident que les Allemands approchaient. Une automobile solitaire qui s'arrêta pour quêter un peu d'essence (introuvable) par sa seule présence insolite sema une rumeur alarmante : Poitiers brûlait ! Et on apprenait bientôt (comment ?) qu'une bataille de chars se livrait dans les plaines du Clain ! Avec quels chars ? Nous n'en n'avions pas vu un seul ! Mais l'état de panique qui secouait le pays était tel qu'on aurait cru n'importe quoi. Il fallut toute l'autorité de la femme du chef de gare pour dissiper une autre rumeur selon laquelle le viaduc, notre viaduc, avait été miné par la Cinquième Colonne. Oui vraiment, c'était foutu ! "Y avait plus rien à faire" et on se résignait à son sort.
Tout cela nous semblait incroyable, un mauvais rêve. L'ordre d'évacuation se perdit ou ne fut jamais donné, je ne sais pas, et seuls quelques villageois et de Mosellans jugèrent plus prudent de se réfugier dans les forêts. La famille, habitant si près du pont, décida de camper dans le bois derrière la vigne et savez-vous quoi ? mon frère et moi étions presque réjouis par la perspective de ce camping à la belle étoile !
Ce qui va suivre maintenant, je ne l'ai pas vu de mes propres yeux mais nous connaissions tous les témoins et la véracité de leurs descriptions ne peut être mise en doute.
Il s'agit, évidemment, du Père Fauchereau qui, ayant charge d'âmes, se préparait à les mener se réfugier dans une vigne sur les crêtes ou dans un bois. Sa maisonnée assemblait déjà couvertures et paniers de provisions lorsqu'un terrible éclair traversa soudainement l'esprit du vieil homme : sa cave !
Le vieux pivota, tituba, gesticula comme victime d'une attaque et se précipita, par la porte dont il heurta les montants au passage, chez son voisin; oui ! le boucher ... Celui-ci s'apprêtait à ouvrir sa boutique car après tout, guerre ou pas guerre, il fallait bien manger et il allait justement servir Témoigner, le commis de la perception, venu aux commissions. Il y eut une vive discussion, des exclamations, des jurons et bientôt les trois hommes revenaient ensemble portant pics et pelles et ... s'engouffrèrent dans la cave : "tels aurant pas mon vin !"
La trappe se referma et les compères, le passé oublié, se mirent immédiatement au travail : ils allaient enterrer le trésor !
Du coup, les femmes reposèrent leurs paniers et remirent les couvertures sur les lits car elles n'allaient pas abandonner le Père Fauchereau. Elles attendraient et s'asseyèrent pour trier des haricots verts.
Toute la matinée, on put entendre les coups de pics et le raclement des pelles. Evidemment, la femme du boucher était venue aux nouvelles. Elle avait trouvée l'échoppe abandonnée et, peu après, reçu la visite de Madame Témoigner qui s'impatientait. Le garçon-boucher avait dû lui faire part de la conversation entre les trois hommes. Elle arriva en trombe sur le pas de la porte :
- "Quoi qu'il fait ici ?"
La brut fit seulement un geste de la tête pour indiquer la trappe et les coups souterrains achevèrent de répondre à la bouchère qui haussa les épaules et, sans dire mot, s'en retourna chez elle tout aussi vigoureusement.
Deux ou trois autres femmes, leurs côtelettes ou gigots achetés et empaquetés, firent un détour pour s'enquérir. Elles passaient la tête par la porte, écoutaient les explications de la bru, hochaient la tête, incrédules, puis elles aussi s'en retournaient chez elles. Le Père Fauchereau et le boucher raccordés ! C'était une bien grande surprise ... Il fallait que l'heure fût vraiment grave pour en arriver là !
Cependant, dehors, l'accalmie se prolongeait bien que la "bataille des chars" avec ses roulements lointains ne semblât pas s'apaiser pour autant. Certains, mieux renseignés sans doute ou plus au courant des choses, opinaient pour la destruction des stocks du parc d'artillerie de Poitiers. Bombardement ou œuvre de la Cinquième Colonne, décidément partout. Entre temps, des escadrilles allemandes filaient vers le Sud et chaque passage, très bas, nous affolait car nous avions le dangereux honneur de posséder un long viaduc et le pont, en plein milieu du village au dessus du Valais. Certes, il n'était pas bien grand notre pont, à peine vingt mètres, mais c'était tout de même un pont. Et de surcroît sur la Nationale 11, entre Paris et La Rochelle. Stratégique ! Il avait droit à une bombe. Et la maison de Grand-mère juste à côté ! Alors, vous pouvez imaginer nos craintes.
Et, comme pour les aviver, nous recevions en mi-matinée l'attention particulière d'un petit avion d'observation très gracieux; ressemblait à une cage d'oiseau toute vitré. Il papillonna sur le village, autour de l'église, rasa la mare Sandreaux, se coula derrière les peupliers le long du ruisseau jusqu'à la gare, virevolta et se laissa porter par dessus les collines au ras des arbres en se dandinant sur une aile puis sur l'autre et enfin, satisfait sans doute de son excursion, s'éloigna en crabe et disparut. Ce fouinard avait passablement agacé Guérin : "Tiens ! Laisse-moi le temps de charger mon douze et tu verras, mon coco, ce qu'tu vas prendre !". Mais la tenancière ne l'entendait pas de la même oreille et le tavernier se borna à lustrer son comptoir.
Coups de pics et raclements de pelles, les travaux se poursuivaient dans la cave, aussi la bru et sa compagne entreprirent de préparer le repas. Tôt ou tard, les mineurs sortiraient bien de leur trou et réclameraient à manger. Par ailleurs, le calme persévérant, il était probable qu'on passerait la nuit au village. Les voisines raisonnaient de même et on s'accorda à rester sur place puisque rien ne semblait menacer le village. Mais elles trouvèrent l'initiative du Père fauchereau farfelue. Pourtant ... Connaissant nos gens, je crois qu'elles retournèrent dare-dare chez elles pour s'empresser d'enterrer leurs conserves dans les jardins ou les cacher sous une meule de paille ! Fou le vieux, mais peut-être pas complètement ...
Les commerçants, ne sachant s'il leur fallait imiter le vigneron ou bien garder leurs boutiques ouvertes pour rassurer le village et éviter une panique générale, à l'unisson demandèrent au Maire d'intervenir. Car enfin, pour vaillant que fut l'exemple du Père Fauchereau, il pouvait se propager à l'épicier, au boulanger qui éteindrait son four, au Curé peut-être qui déménagerait ses ciboires et ostensoirs ! La communauté serait tout simplement paralysée et ce n'était pas le moment d'avoir des ennuis supplémentaires. La bouchère avait plusieurs quartiers dans sa glacière, le charcutier venait de remplir des mètres d'andouilles, Guérin ... Guérin ne voyait pas comment il pourrait transporter en lieu sûr son comptoir et ses bouteilles et surtout ses grandes glaces à dorures ! En fin de compte, il fut décidé de laisser le vigneron en paix et d'afficher une grande sérénité.
Et puis, on s'arrête pas "un de thieux-là qu'aviant fait Verdun !"
Le Père Fauchereau et ses deux complices piochaient pelletaient, creusait sans relâche. Avec ardeur. Furieusement. Et ne s'interrompaient que pour lâcher de solides bordées d'injures contre les Boches, les traîtres, et les juifs naturellement pour bonne mesure. Car, cela était connu de tous, Blum et sa clique nous avaient mis dans ce pétrin, nous avaient attiré ces calamités. "La Haute Finance ! La Haute Finance !" hurlait le boucher. Et le Père Fauchereau de répondre : "Pas de quartier ! A la baïonnette ! ... l'assaut !".
C'est dire que de profondes vues politiques s'échangeaient dans la cave. Témoigner, pour ne pas être en reste, glapissait avec entrain : "Moi, je m'y connais ... Les finances ! j'm'y connais ! Salauds ! Cochons ! Pourris !"Moi, je m'y connais ... Les finances ! j'm'y connais ! Salauds ! Cochons ! Pourris !" Et ce "i" perçait à travers le plancher, coupant le silence pensif des femmes occupées aux travaux ménagers. Elles se regardèrent tristement, hochèrent la tête et prirent cette fois l'écossage des pois.
- "J'm'y connais !" piaillait Témoigner.
- "Haute Finance !" vociférait le boucher.
- "Baïonnette ! " s'égosillait le Père Fauchereau.
Le "pop" d'un bouchon qui sautait les mirent tous les trois d'accord.
Le travail de mine, ça donne chaud.
Mais aussitôt, ils repartirent à l'assaut, coups de pics et pelletées, labeur acharné que scandaient des jurons appropriés, bien de chez nous. Surtout quand la pioche heurtait le plafond de la cave ou quand les pelles rencontraient la roche.
Dehors, vers Poitiers, les grondements persistaient et, de temps en temps, un sourd tremblement ponctuait les hypothèses de ceux-là qui opinaient pour un sabotage des dépôts de munitions, tandis que les autres s'en tenaient toujours à leur bataille de chars. Des avions Messerchmitt que nous avions vite appris à reconnaître filaient vers le Sud, dédaignant le pont et le viaduc. Ce qui nous rassurait un peu. Mais une chose était certaine : d'un moment à l'autre, ils seraient ici !
Grand-père, grand chasseur, avait des fusils, une bonne demi-douzaine. Grand-Mère, la tante et l'oncle jugèrent plus prudent de les cacher. En 14, en Belgique et dans le Nord, "le Uhlans transperçaient de leurs lances ceux dont les maisons recelaient des armes. Non seulement des hommes, mais femmes et enfants. Les bébés, ils leur fracassaient la tête contre les mûrs." Il n'était donc pas question de laisser un Saint Etienne traîner. On en fit un paquet qui fut descendu avec une ficelle dans un puits abandonné.
Et puis la panoplie ! Elle était arrimée fort haut dans la cage d'escalier et ... pour tout vous dire, on n'eut pas le temps de la descendre car ... mais n'anticipons pas.
Midi, l'heure des braves arriva. A l'Angélus, la trappe de la cave s'ouvrit d'un seul coup et le Père Fauchereau, torse nu et couvert de sueur, apparut :
- "Donne-nous à manger !" clama-t-il d'une voix grandiloquente et déjà avinée. Sans attendre, il ponctua fortement son ordre : "à manger !" et un gros éclat de rire sépulcral lui fit écho : "Pas besoin de pinard ! Ah, ah, ah ! On a du Pi...nard !"
Les jeunes femmes sursautèrent, lâchèrent leur besogne et s'empressèrent à satisfaire l'impétueuse requête. Celle-ci fouilla dans la huche, celle-là dans les placards, elles mirent une miche, du saucisson, un fromage juste entamé dans le panier, un couteau, une napp ... n'eurent pas le temps de mettre la nappe que le Père Fauchereau saisissait le panier et disparaissait dans la cave laissant derrière lui une odeur nauséabonde de vinasse et de salpêtre. La trappe se referma sans grande douceur et les jeunes femmes se retrouvèrent à nouveau seules tandis que les hommes, en bas, jubilaient.
- "Hourra ! La bouffe ! Ratatata, voilà l'rata !" entonna l'un des héros et Témoigner, qui avait fait son temps à l'Intendance, y joignit son refrain pour ne pas être en reste : "C'est pas d'la bouffe, c'est du rata ! C'est pas ..." mais son apport se perdit dans le joyeux brouhaha.
Avec de telles volontés et de tels efforts, c'était certain que les Boches ne pourraient jamais conquérir l'âme de la France.
Les jeunes femmes se regardèrent, un peu plus incrédules, mais sans irritation particulière. Elles n'avaient pas échangé une seule parole durant le court interlude. Elles hochèrent de nouveau la tête et se remirent à l'ouvrage, assise sur les bancs de chaque côté de la lourde table. Les petits pois, les haricots verts ... il fallait bien continuer.
Et puis elles en avaient lourd sur le cœur et l'esprit plein d'angoisse. Le mari de l'une, sur la Ligne Maginot qui, de toute évidence, avait craqué; le mari de la Mosellane près de Bitche, mais cela étaient déjà de vieilles nouvelles. Où étaient les hommes ? Elles en récitaient des prières silencieuses ! A longueur de journée. Et leurs silences, justement, bruissaient de pensées tristes et d'espoirs fous à la fois. La petite fille, sentant bien qu'il se passait des événements énormes, n'osait plus questionner et jouait gentiment dehors avec ses poupées, obéissante et calme. Sa mère et Tati Marceline lui avaient recommandé instamment de ne pas sortir de l'enclos et de se tenir sous le figuier quand un avion passait. Elle jouait donc et le beau soleil lui souriait.
En bas, dans la cave, le fouissage continuait. Mais, de toute évidence, ou la roche se faisait plus rebelle ou les mineurs se fatiguaient car le rythme et la force des coups et raclements de pelles s'atténuaient au fil des heures. Par contre, les discussions et les jurons semblaient mener bon train, bien que plus confus et moins distincts.
Et puis, il y eut comme une accalmie mais, à bien prêter l'oreille, on pouvait se rendre compte que les hommes déchargeaient les cadres de leurs bouteilles et déposaient celles-ci dans la "cache ". Les exhortations à la prudence, une engueulade contre Témoigner qui trébuchait, le clinquement du verre sur verre, oui, ils enterraient le trésor.
Mais alors, il y eut un grand fracas ! Sans doute un cadre venait de se renverser accompagné d'un concert de jurons, d'accusations, et de disculpations toutes aussi véhémentes les unes que les autres, de récriminations et des débris de verre !
Alarmées, les jeunes femmes décidèrent de se rendre compte par elles-mêmes et se penchèrent pour soulever la trappe par la boucle de fer. Le battant commença à s'entrebâiller, grinça sur ces gons, les ténèbres émergèrent et ... un massif effluve horriblement aviné les frappa de plein fouet ! Elles en tombèrent presque à la renverse ! La bru porta une main à la bouche et détourna la tête; la Mosellane eut un haut le cœur ! Il s'en fallut de peu qu'elles ne lâchent la lourde pièce de bois et elles eurent toutes les peines du monde à garder leur équilibre.
A peine rétablies et tandis qu'elles s'apprêtaient à lever et ouvrir complètement les battants, voici que surgit de l'antre en contrebas la face hilare de Père Fauchereau ! édenté, sourire écumeux et bêta, paroles incohérentes ponctuées de hoquets et de rôts ... le diable lui-même n'aurait pas pu créer plus grande frayeur ! Yeux striés de rougeurs coagulées, échevelé et maculé de salpêtre ... oui, le diable lui-même ..! Les femmes poussèrent un cri mais ne s'évanouirent pas; elles étaient pétrifiées ! et c'était miracle de pouvoir encore tenir les battants, leurs doigts étant aussi raidis que l'esprit.
Le Père Fauchereau ne leur donna pas le temps de s'évanouir du reste, ni de recouvrer à temps leur sens. Sous le choc de la lumière et de l'air frais, le vigneron, dont l'assiette s'avérait pour le moins assez précaire, se mit à osciller davantage; le sol joignit son tangage et roulis au lent ballant d'yeux qui cherchaient désespérément leurs orbites ... Le vieux voulu faire un pas ... sa botte glissa sur la marche de l'escalier et alors il chavira vraiment. Mais avant de s'écrouler, il agrippa en catastrophe le verrou de la trappe dont les deux battants s'abattirent avec un bruit terrible.
Toute la petite maison trembla. Les cadres de photographies et les bibelots se renversèrent sur le manteau de la cheminée, la vaisselle tressaillit dans le bahut ainsi que les couverts sur la desserte; une grosse marmite à confiture en cuivre rouge suspendue au dessus de l'évier en perdit son clou d'attache ! Ce fut un grand tintamarre qui fit aussi sursauter la petite dans la courette.
- Oh, mon Dieu !oh mon Dieu !" pleurait la bru.
- O, mein Gott ! o, mein Gott !" se lamentait la Mosellane.
Elles s'étaient écartées du gouffre monstrueux, celle-ci adossée contre l'évier et celle-là effondrée sur la huche, toutes deux plus navrées que fâchées.
- "Les hommes sont complètement fous !" murmurait la bru.
- "Ja, ja, alle verrückt !" secondait la Mosellane dont la petite fille entrait à ce moment-là.
- "Mutti, was ...?" s'aventura timidement la mignonnette, perplexe et un peu effrayée.
- "Nix, mein liebschen, nis ! Gehst du in Garten qpiel"n. Gehst du, mein liebschen." lui répondit doucement sa mère.
La blondinette obéit docilement et sortit lentement. Sur le pas de la porte, elle se retourna ne comprenant pas évidemment le bruit qui avait secoué son petit monde ni l'immobilité de sa mère et de sa Tati. Perplexe. Il y avait décidément des choses beaucoup trop compliquées pour une petite fille, des choses que seules les grandes personnes pouvaient sans doute comprendre. Il ne fallait pas questionner.
Entre temps, les vaillants patriotes avaient repris leur travail de sapeur avec une ardeur ravivée et ils entonnaient des marches célèbres... "Sambre et Meuse" naturellement et plusieurs fois "Le Chant du Départ" qui se déroutait rapidement dans "Les Filles de Nantes" suivi de "Ma Tonkinoise" et même du "Credo" ou de quelque chose qui devait y ressembler.
- "La victoire en chantant en buvant ! ouais, erk ! en buvant, erk !
La victoire en bu...vant
Nous ouvre la ... la quoi ?
... la bouteille ! eh, conin ! La bouteille !"
- "Hourra ! ouais, la bouteille !"
Alors les trois lurons reprenaient ensemble, ou presque ...
- "La victoire en bouteille Nous ouvre ..."
- "T'es pas dingue ! C'est pas en bouteille, erk !"
- "Si ! C'est en bouteille ! Et même qu'en voilà une !"
De nouveau, le trio :
- "La victoire nous ouvre la bouteille ...
avec contrepoints de hoquets et quoi d'autres ...
Quelques pelletées, un casier redressé, des hans des "fais gaffe !", une pause et :
- "Les filles de Nantes ..."
- "Non ! Les filles de La Rochelle ..."
- "Les filles de La Rochelle ? T'es fou !"
- "Non que j'te dis ! C'est les filles de ... erk ! La ..."
- "Nantes !"
- "Non, La Roche ..."
C'était le boucher qui retrouvait son fond de contestataire invétéré mais la dispute n'alla pas plus loin, Témoigner intervenant de sa voix de fluet :
- "Passe-moi la bouteille, eh ! Tu me la passes, oui ou non ?" et il y eut un autre "pop" éloquent. Une courte pause. Et dans un sursaut d'énergie admirable, le commis de la perception se lança dans une déclaration toute piquée obscénités qu'on ne lui aurait jamais prêtées et qui firent rougir la bru ainsi que la Mosellane qui en sentait la verdeur beaucoup plus qu'elle n'en comprenait les mots.
Les collègues applaudirent et s'exclafèrent. Et on trinqua comme il se devait. Enfin, l'harmonie étant revenue, d'un accord sinon parfait (les circonstances étant telles), ils entonnèrent la chanson que le Père Fauchereau tenait en réserve :
- "Ma Tonkiki, ma Tonkiki, ma ..."
- "Tu l'as dit deux fois ta Tonkiki, deux fois ... erk !"
- "Et alors ? Qu'est-ce que ça peut te faire ?"
- "Elle en avait deux, erk ! deux ... erk ! ta Tonki ... quoi ... "
- "Espèce d'enflé ! Ma Tonkinois ... nois ... Tonki ... noise !"
- "T'es jamais été en Tonk ... erk !"
- "Si que j'suis été, moi !"
- "T'es pas été ! ..."
On était aux bords de la mésentente cordiale. Mais là, encore une fois, se produisit le miracle de la Marne : un autre "pop" mit tout le monde d'accord. D'ailleurs, après ce miracle, ils furent tous les trois parfaitement d'accord, chacun dans un coin de la cave et chacun avec sa chanson préférée. Trios, duos puis solos de plus en plus faibles qui se noyaient dans des glouglous glorieux.
En fait, vers la fin de l'après-midi, les solistes épuisés par leurs prodigieux efforts, peu à peu regagnèrent les coulisses. De temps à autre, une note cristalline se faisait entendre suivie de renvois plus ou moins prononcés. Et puis le calme prévalut; chacun devant étudier sa partition calé contre une barrique ou contre un casier ... armes à portée de la main.
Finalement, le silence. Les voisines vinrent rassurer la bru et la Mosellane qui n'en veillèrent pas moins toute la nuit, laissant les guerriers ronfler en paix.
Au petit matin, une colonne motorisée allemande traversa le village sans même s'arrêter. Les moteurs grondaient et les chenilles crissaient bruyamment sur l'asphalte. Dans les machines recouvertes de branchages, des soldats casqués et couverts de poussière saluaient fièrement un officier debout dans une petite voiture de combat toute bariolée qui s'était immobilisée en bas de la côte, à l'entrée du pont, juste devant la maison de Grand-Mère. A l'autre bout du pont, un policier maniait un disque rouge et noir et dirigeait les convois.
Nous étions éberlués, mon frère et moi, et regardions cette armée de vainqueurs non sans quelque admiration.
Un peu plus tard, le forgeron vint prêter mains forte pour extirper les héros de la cave.
Le Père Fauchereau nous quitta dans les années 50. On le trouva allongé à l'ombre sous une treille, son panier de casse-croûte et un litron à ses côtés, sa houe et son sécateur à portée de la main.