Claude 🎓 - La noiraude

Assurément, vous ne trouverez jamais la pareille à la noiraude. O l'tait pas seulement une vache, mais une qu'a l'avait d'la personnalité et pas pour ren qu'a l'tait la fille du méchant taureau des Belin, pas ceux du bourg - ceux du Villayet. Sa mère a l'tait plutôt câline, mais lou père, oh, l'tait vicieux ! fallait prendre garde ! vous aurait ben encorné à l'occasion.

La Noiraude était encore une vachette qu'elle ruait et boutait tout comme son père et affolait le reste du troupeau dont l'esprit de tolérance semblait s'amenuiser au fil des semaines. Le gars Belin lui avait donné quelques bons coups de gaule et d'aiguillon mais sans pouvoir vraiment "la tendrir", comme on dit chez nous. "A l'tait sauvage !"..

Le vieux Belin avait donc décidé de se débarrasser de cette surexcitée et la vendit trois fois rien à la Mère Proutel qui demeurait dans une fermette au bas de la côte de Prensé, de l'autre côté du passage à niveau.

La Mère Proutel venait de perdre une belle vache qui s'était brisé les pattes dans l'aiguillage de la gare un soir de fugue. Le boucher l'avait dépecée et partagée au bénéfice de la vieille qui put ainsi retrouver une compagne.

La Noiraude se savait belle et jouait de ses grands yeux bruns en coquette avertie. Et elle était gaillarde ! dans son sang, quoi ! Elle logeait dans la petite étable qui n'avait pas de porte, aussi pouvait-elle entrer et sortir à son gré à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit; ce qui convenait parfaitement à son caractère indépendant. Et chaque fois, en passant à la hauteur de la chaumière qui attenait à l'étable, elle jetait un coup d'œil par l'unique fenêtre comme pour s'assurer que tout était en ordre, que la vieille se démenait à ses affaires, puis elle allait gambader au fond de la prairie que longeait le ruisseau. Aujourd'hui, le ruisseau a perdu ses roseaux et ses viouches, ses peupliers ont été coupés et une partie de son lit repose sous une dalle de béton. C'est que le village s'est modernisé et une "route d'accès" au camping municipal a emprunté l'allée des marronniers, contourné la poste d'aiguillage et, pour éviter tout litige, s'est imposée sur le ruisseau laissant ainsi les riverains maîtres de leurs pâturages. Mais, à l'époque dont je vais vous parler, de la Nationale 10 au petit pont de chemin de fer, le ruisseau se tortillait tranquillement entre des lavoirs sur le derrière des fermes, des touffes de viouches, des roseaux et même de longs bambous que Grand-Père avait plantés jadis, puis traversait les prairies, s'évasait en plusieurs endroits pour donner à boire aux troupeaux, continuait sa course dans le "marais" et, noir, vaseux, passait sous le petit pont du chemin de fer pour aller se perdre chez les Rescurot et même au delà. L'univers de la Noiraude se trouvait donc circonscrit par le ruisseau sur une bonne partie de sa longueur, un bois où il y avait un vieux four à chaux écroulé et les barrières.

Mais revenons à la Mère Proutel. Elle se levait assez tôt. La Noiraude l'entendait tirer l'eau au puits et s'affairer dans la cuisine qui était aussi l'unique pièce de la maisonnette. Après quelque temps, la vieille jetait l'eau dans la cour et préparait sa chicorée dont l'odeur filtrait à travers les poutres, se glissait au dessus du mur et s'épandait dans l'étable. Un cliquetis de bols, des sabots qui raclaient le bas de porte : la Noiraude savait que la Mère Proutel allait ramasser les œufs, jeter du grain aux poules, donner des feuilles de choux et des carottes aux lapins et viendrait enfin lui rendre visite.

Cela, en hiver quand Noiraude n'avait aucune envie de se geler dans le pré et préférait attendre une bonne ration de foin avec, quelquefois, une mesure d'avoine. Mais en été, il y avait belle lurette qu'elle batifolait dans l'herbe près du ruisseau.

Ou dans le bois que bordait un très grand champ de luzerne fréquenté de temps à autre par de vulgaires chèvres et un bouc puant qui se ruait à la barrière, reniflait de droite et de gauche en retroussant grotesquement son mufle; il s'agitait, Dieu sait pourquoi ! un fat prétentieux auquel la Noiraude aurait bien volontiers administré une bonne ruade. Mais il se tenait de l'autre côté de la barrière, la Noiraude se contentait de mépris, arrachait quelques touffes et, indifférent, se cherchait un coin frais pour y paître à son aise.

Pendant ce temps, la Mère Proutel vaquait à ses occupations. Le matin, elle faisait des lessives pour la Dame du Château, pour les Marquet un Mardi sur deux, pour les Métanet occupés à leur épicerie, et aussi pour aider une vieille commère qui souffrait d'arthrose et pouvait à peine se déplacer dans sa maison. La Mère Proutel s'indignait :

- "Et la bru ? Pouvions pas vous donner lou coup de main ? Quoi qu'a fait toute la sainte jhornée ?"

Mais la bru ne l'entendait pas de la même oreille et ne s'offrait pas.

La Mère Proutel rendait donc régulièrement visite à sa voisine et lui lavait son linge au lavoir communal (aujourd'hui, tout le monde a une machine à laver et même des séchoirs !) où elle retrouvait d'autres femmes qui maniaient le battoir vigoureusement. Agenouillées dans leurs baquets, elles comméraient en scandant leurs paroles de coups solidement assenés.

- "Eh, la Mère Proutel, vous saviez que la fille Ravaud, elle a eu son bébé ?"

- "Ah, savions pas. Comment qu'l'est ?"

- "Oh, l'est ben. Comme qui dirait qu'l'ressemble au grand-père ..."

- "Fichtrou ! L'est un fiston lors !"

- "Oh, l'est ben lou fiston. Pour sûr, l'est un gard. Et qu'ils le baptiseront Dimanche après la Grand-Messe ..."

Et chacune d'y mettre son grain de sel, commentant l'événement, ajoutant des détails, exprimant approbations ou surprises.

Ou bien, un autre jour :

- "Eh, la Mère Julien ! I avions vu la Celestine hier. A l'est de retour de l'hospice. L'est pas trop gaillarde ... "

- "Quoi qu'a l'a zactement, la Célestine ?"

- "I sais pas mais le Docteur Vergel l'a mené à l'Hospice pour cause de ses reins. Moi, i-ou cré ben qu'a l's'en r'mettra pas."

- "Ah, bounes gens ! L'est trop jeune."

Mais presque toujours, tôt ou tard on en arrivait à la Noiraude :

- "Comment qu'a profite, la Noiraude, Mère Proutel ?"

- "Profite gras, la garce ! L'est-y volontaire !"

et toutes les commères présentes de rire et de renchérir :

- "Faudra ben la mener au taureau, Mère Proutel. L'approche l'âge ..." à quoi la Mère Proutel répondait que la Noiraude, "elle avait ben l'temps ..." et, découvrant ses dents cariées, elle ajoutait qu'il ne fallait pas "attiser la jeunesse".

La Noiraude continuait en effet à prospérer. L'herbe grasse et abondante, le grain dans la mangeoire, le bois par les grosses chaleurs ou les peupliers en bordure du ruisseau, l'étable confortable pour les nuits froides ... elle était au Paradis. Sur les coups de midi, il lui suffisait de remonter et de se frotter à la barrière pour faire sortir la vieille avec une feuille de laitue ou une rave à la main. ça rompait la monotonie et elle se sentait ainsi moins seule, la vieille. La Noiraude la laissait lui gratter le front et puis, satisfaite de sa bonne action, elle virevoltait et regagnait son coin favori.

Le soir, la Noiraude rentrait tranquillement à l'étable et tenait compagnie à la Mère Proutel qui, de l'autre côté de la murette, se faisait une soupe. Une soupe grasse à la couenne et aux choux. La vieille femme lapait son gruau et bientôt s'endormait sur sa chaise, la tête reposant sur un coussin à grosses côtes de velours. Encore quelques instants et elle se mettait à ronfler. C'est ce qui finissait par la réveiller ! Alors la chaise crissait, dérapait sur le carrelage et la Noiraude pouvait entendre la vieille qui se hissait sur son lit, tirait les rideaux et se plaquait le dos au mur. Parfois, elle croyait même son cœur qui battait.

Le plus souvent c'était le gros matou qui venait se tapir contre ses flancs et s'assoupir. Un œil toujours aux aguets, ce sacré vétéran d'innombrables escarmouches avec les rats, ronronnait comme un chaton. Mais, au moindre bruit anormal, au moindre grignotement, il était sur le chemin de la guerre !

Elle aussi, la Noiraude se tenait prête à intervenir. Une nuit justement, elle avait flairé l'odeur d'un intrus, quelque romanichel en vadrouille sans doute ... elle avait frissonnée, histoire de se réchauffer les muscles, et puis était passée à l'action mettant en fuite le rôdeur impudent. C'est que la fougue paternelle vibrait à fleur de peau et la Noiraude en aurait décousu avec le Diable lui-même ! Oui, la vieille pouvait ronfler et dormir sue ses deux oreilles.

La vieille, elle ne s'était pas réveillée.

Un jour, en lui donnant une carotte, ou peut-être était-ce une feuille de salade, la Mère Proutel avait passé un collier au cou de la Noiraude, un collier avec une clochette. D'abord la sensation de ce gros cuir épais l'avait un peu agacée mais très bientôt, elle s'était habituée et le son aigrelet ... l'avait égayée, d'autant plus que la vieille en semblait, elle aussi, toute réjouie. La Noiraude cabriolait fofolle et les oiseaux se retournaient, surpris ou peut-être envieux.

Dorénavant, à midi, avant même de frotter son museau à la porte de la chaumière, la Noiraude avait annoncé sa venue, "greling-greling !" et la vieille l'attendait sur le pas de la porte avec des friandises et d'aimables paroles.

- "Ah, te v'la ! T'as ben allé c'matin, hein ! Va ! Où tu t'es roulée ? C'est-y pas beau la jeunesse !"

La Noiraude tortillait ses grandes oreilles, fronçait ses naseaux et, d'un frisson, faisait tinter la clochette au grand plaisir de la vieille.

- "Ouais, t'es oune belle !"

Sans doute était-ce pour l'admirer qu'un homme était venu en mi-matinée. La Mère Proutel et lui discutaient ferme tout en regardant dans la direction de la Noiraude. Celle-ci leur avait fait les honneurs d'une cabriole et l'homme s'était exclamé : "Pour ça, elle a du tempérament !" et puis il était reparti, comme il était venu, dans sa charrette que tirait un petit cheval tout gris.

Quelques jours plus tard, ce même homme revint, parla gentiment à la Noiraude qui accepta la corde et suivit la charrette au petit pas. Une ballade, quoi ! L'homme la menait au taureau.

La Noiraude venait tout juste de vêler lorsqu'il se produisit des choses, des événements extraordinaire que ni elle ni la vieille ne comprenaient. D'un coup, le village s'était vidé de ses jeunes hommes et se remplissait peu à peu de gens qui parlaient un autre langage. Ceux-ci se logeaient un peu partout et, pendant une semaine au moins, toute une famille avait élu domicile dans un coin de la grange ! Que se passait-il ?

La présence de ces invités (puisque la vieille ne semblait pas particulièrement tourmentée et qu'elle leur prêtait bassines, matelas et couvertures) avait un peu dérouté la Noiraude et, les premiers jours (les premières nuits surtout), lui avait déplu. Surtout qu'ils s'obstinaient à fermer la porte avec une barre. Pourtant les caresses des gosses, des petits blondinets joufflus et roses, et leur empressement auprès du veau avaient rapidement eu raison des appréhensions de la Noiraude.

Et puis, un soir, en remontant à la grange, la Noiraude trouva celle-ci vide : la famille avait déménagé. Elle avait eu une longue conversation avec le matou qui, lui, comprenait ces choses et ne s'en faisait pas pour autant. Il expliqua tranquillement à la Noiraude la folie des hommes, leur prétention et les incertitudes dont ils étaient constamment assaillis. Il croyait même pouvoir affirmer que de leurs doutes et de leur comportement bizarre, ils en étaient la première cause : heureux ou passablement heureux, il leur fallait se créer le malheur ! incompréhensible sans doute, mais telle était leur façon de vivre. La Noiraude voulait elle aussi comprendre et elle acquiesçait tout en mâchonnant son foin et en donnant le pis à son veau; elle acquiesçait surtout pour faire plaisir au matou. De toute évidence, il y avait des choses qui la dépassaient et elle se disait ...

Bien plus tard (cela devait être au commencement de l'hiver) le veau aussi quitta la grange - l'ordre normal des choses et cela la Noiraude le comprenait. Vraiment, tout est si facile . Il suffit d'accepter. Elle ne se formalisa pas et reprit ses habitudes que les tétées et le remue-ménage avaient quelque peu dérangées.

L'hiver passa avec ses brouillards et ses givres. Il y eut une chute de neige, une très mince couche, mais la Noiraude n'en décida pas moins de paresser toute la journée bien au chaud dans la grange.

Ce jour-là, un autre événement, considérable celui-là, se passa : la vieille tira un panneau entre la cuisine et l'étable pour passer une feuille de salade à la Noiraude et lui faire un peu fête :

- "Qué bonne fille ! La veut pas que j'me casse la jambe comme Botin. L'a glissé sur les marches, qu'a dit sa bru, et qu'on a dû faire venir l'ambulance. Qué bonne fille !"

Et ... elle laissa le panneau ouvert ! Toute la journée, la Noiraude y mit la tête découvrant ainsi le monde étrange et magnifique de la vieille. Celle-ci allait de la cuisine à sa cheminée, épluchait des légumes, tirait de l'eau du baquet avec une grande louche, raccommodait un gros bas de laine et le son de ses sabots sur le carrelage semblait accompagner celui du grelot de la Noiraude. Le soir, la vieille alluma une lampe. Le craquement de l'allumette, la petite flamme au bout des doigts, puis sous le verre ... chaude et dansante ... merveilleux ! La Noiraude admirait et, dans son for intérieur, se réjouissait d'avoir procuré tant de plaisir à la vieille.

La belle saison arriva. Une belle surprise aussi : les blondinets étaient venus en riant et lui avaient tendu des touffes d'herbes; ils l'avaient caressée à profusion. Rires clairs ! La Noiraude s'était échappée de leur étreinte et ils l'avaient chassée tout autour du champ avant d'abandonner leur course joyeuse. Comme ils avaient grandi ! et le soleil ruisselait sur leurs tignasses ébouriffées.

Un troupeau paissait dans un autre champ en bordure du bois là où, l'année précédente la Noiraude avait méprisé cet affreux bouc. Un troupeau paissait et les vaches portaient de lourdes cloches de bois au son mat que la Noiraude n'avait jamais entendu auparavant. Un taureau était accouru et, le mufle au vent, l'avait reniflée au travers des fils barbelés. La Noiraude s'était éloignée.

A deux ou trois lunes de là, quelque-chose se brisa et s'effondra comme le tas de foin entassé dans la grange au commencement de l'hiver, quelque-chose qui n'était sûrement pas dans l'air si pur et si clément de la saison, mais quelque-chose qui grondait sur la route et se répandait dans les champs alentour : une cohue énorme et confuse submergea le village dans la vallée, une cohue de vieux, d'enfants et de leurs mères, de brouettes, de poussettes, de chevaux affolés, de chars à bancs surchargés, de baluchons éventrés, de bicyclettes difformes, un tintamarre infernal ou, plutôt, comme un lourd et lent crissement de rats se frayant un chemin à travers la paille. De la fermette un peu à l'écart, la vieille et la Noiraude regardaient, incrédules, ce flots boueux sous le soleil de Mai.

Le matou avait des choses autrement importantes à faire : il dormait sur le banc de pierre, près du puits.

Là encore, le matou avait raison : fallait pas essayer de comprendre.

Un matin, quelle ne fut pas la surprise de la Noiraude de voir son pré qui grouillait d'hommes tout noirs qui allaient et venaient parmi des sortes de maisons basses et pointues qui frissonnaient dans la brise ! Ils portaient des seaux d'eau tirée du ruisseau, foulaient son herbe, cassaient des branches dans son bois pour faire du feu et s'exclamèrent en la voyant ! Elle fut naturellement saisie de stupeur ne sachant plus, pendant un moment, où elle se trouvait et qui étaient ces hommes. Elle restait là, immobile et hébétée, n'en croyant pas ses yeux et ses oreilles. Pour comble de malheur, le matou, qui aurait sans doute pu lui expliquer la situation, était en vadrouille, introuvable.

Et puis il était trop tard. Là au milieu du champ, déjà trop loin de la grange, elle était hors du rayon d'action du matou. Elle ne savait que faire; mais lorsqu'elle vit quelques uns de ces hommes noirs aux cheveux crépus qui s'approchaient en gesticulant comme des épouvantails, le sang de la Noiraude ne fit qu'un tour et la fougue ancestrale prit le contrôle : elle chargea et dispersa le groupe au milieu de leurs tentes. La jolie clochette tintait furieusement, attisée par les grands rires et les exclamations de ces hommes qui sautaient de côté pour éviter les coups de cornes et de sabots. LA Noiraude s'empêtra dans des cordes de tente, culbuta une ou deux et, insoucieuse des pierres et de mottes de terre qu'on lui jetait, faucha toute une ligne de linge étendu à sécher. C'est qu'ils ne savaient pas encore à qui ils avaient à faire ! Ah, mes gaillards ! Et la Noiraude s'engouffra dans le bois, tête baissée, à la poursuite de deux ou trois énergumènes plus hardis que les autres qui essayaient de l'entraver. Comme ils détalèrent devant sa détermination !

Mais le bois devait lui être presque fatal. Là, moins de liberté de manœuvre, moins d'espace ouvert aux ruades et aux virevoltes. La Noiraude fût bientôt encerclée par les arbres et les buissons et par ces diables qui semblaient sortir de partout en poussant de grands cris et en agitant des torchons pour la dérouter davantage tandis que d'autres finirent par lui entraver les pattes avec de grosses cordes rugueuses. Oh, qu'ils étaient horribles à voir ! Ils baragouinaient dans un tout aussi horrible charabia et portaient d'étranges chapeaux, d'étranges ceintures crasseuses. La Noiraude meuglait, mugissait, donnait des coups de cornes, des coups de sabots, bavait, mais ne pouvait se défaire. Pourtant elle ne se laissait pas abattre et continuait à se défendre avec énergie, avec fureur ... se libéra une patte, une patte de derrière, se détendit brusquement ... et crût même avoir porté parce qu'un des marauds poussa un cri perçant et ses camarades s'empressèrent pour le secourir. Ah, elle n'en avait pas fini de leur en faire voir, la Noiraude ! N'était pas la fille de n'importe qui !

Malgré cette vaillante défense, la Noiraude perdait du terrain. Elle ne se rendait pas compte qu'un grand gaillard se faufilait entre les arbres avec un coutelas au poing ...

C'est alors que la vieille fit irruption sur la place armée d'un gourdin qu'elle brandissait comme une sorcière démente. Aussitôt, les marauds lachèrent prise et reculèrent. Ils reculèrent, beaucoup plus amusés qu'épouvantés, mais ils n'en reculèrent pas moins et ainsi libérèrent la Noiraude.

A ce moment aussi, un homme, qui ressemblait enfin à celui qui l'avait amené au taureau, ordonna aux méchants de regagner leurs abris laissant la vieille et la Noiraude rentrer à la fermette.

C'est que de grands vents soufflaient sur le pays. Ils soufflèrent une grande semaine et plus, sans relâche, de jour et de nuit. D'énormes grondements semaient la panique sur la route, un tonnerre assourdissant derrière lequel jaillissait très haut de grosses gerbes oranges et noires cisaillées d'éclairs bruyants ... les platanes bondissaient, giclaient dans toutes les directions, écartelés, ébouriffés comme autant de couvées de perdrix surprises dans la garenne ... et le flot s'éparpillait dans les fossés et les champs y abandonnant de pitoyables reliques ... même un bébé !

Et puis, soudainement, une nuit ... le silence total réveilla la Noiraude, le matou et même la vieille. Tous les trois mirent le nez dehors ... il faisait bon ... le ciel souriait de mille éclats. Le calme, le calme complet ... total. Le calme immense sur la route, profond dans le village : le crissement des rats avait fondu dans le globe muet de la lune. La vieille et la Noiraude se regardèrent en silence elles aussi et rentrèrent, chacun chez soi, pour se rendormir.

Le matou découchait.

Le lendemain matin, la vieille tint un long discours à la Noiraude. Toutes les deux s'accordèrent donc à rester prudemment à la fermette ce jour-là. Inutile de se risquer dehors. Ce calme, il ne présageait rien de bon. Surtout après les tribulations des semaines précédentes. Tout au plus, la Noiraude s'était avancée jusqu'à la barrière, à trois pas du puits, pour donner un coup d'œil sur le pré où restaient encore quelques tentes ... tentes vides puisqu'il n'y avait aucune activité visible, aucune fumée. La Noiraude se serait bien aventurée un peu mais elle sentait que sa curiosité aurait perturbée la vieille qui s'enfermait dans la fermette et n'avait pas lavé de linge depuis plusieurs jours.

Le lendemain de cette nuit si soudainement silencieuse, un lent et sourd murmure fit trembler les bibelots sur le manteau de la cheminée et la vaisselle de la vieille, s'intensifia toute le journée, s'amplifia dans le courant de la soirée et, grondement ponctué d'explosions lointaines, jusqu'au deuxième petit matin quand, d'un seul coup, il se dégorgea dans la vallée : de grosses machines et une nuée d'hommes couverts de branchages surgirent dans le village et, heure après une heures, poursuivirent leur avance dans une forte rumeur de grognements métalliques et de chants.

De nouveau, la vieille et la Noiraude regardaient ce flot incessant qui, lui, ne bavait pas, ne vomissait pas de piètres déchets dans les fossés et les champs. Et les tonnerres qui filaient au dessus de la campagne étincelaient dans le beau soleil.

Bientôt retrouva son domaine. Des villageois vinrent plier les tentes et ramasser des objets; l'herbes recouvrit les ordures. Et on ne coupa pas les foins cet été là. Par contre, un âne abandonné à son sort vint rejoindre la Noiraude. Comment était-il arrivé dans le pré ? Mystère que l'âne, lui-même, n'expliquait pas. Il semblait tout content d'avoir trouvé compagnie. Le pauvre avait dû souffrir car il portait des plaies suppurantes sur le côté et aussi sur une de ses pattes. Mais quoi ! quelques semaines au pré et il était remis en forme. La vieille l'appelait : "Baudet, toi !" et, au son de la voix, il se dandinait jusqu'à la barrière pour y manger une carotte.

La Noiraude n'était pas jalouse et avait adopté Baudet qui la suivait comme une ombre, excepté dans le fond du pré où il s'était fait piquer par des frelons. Ils devinrent donc bons compagnons. Mais quelle différence de tempérament ! La Noiraude pétait le feu, Baudet s'assoupissait volontiers à la moindre occasion; celle-ci s'enhardissait jusque sur le sommet du four à chaux, celui-là s'échinait langoureusement sur un poteau.

Pourtant Baudet avait ses moments de folie. Imprévisibles. Sans avertissement, il se roulait par terre en gigotant comme une grenouille ou se mettait à braire, mais à braire ! un braiment qui n'en finissait pas, une sorte de hoquet interminable qui s'en allait decrescendo jusqu'au lavoir où les femmes disaient : "Te, v'la l'Baudet d'la Mère Proutel qui gaule les noix !"

Toujours était-il que les jours se succédaient sans que la tranquillité de la fermette fût affectée par les grands événements de l'époque. Le pré, le bois, l'étable, la vieille qui fourbissait sa cuisine ou tricotait des bas, une feuille de salade, une carotte -- le rythme quotidien ne changeait guère sauf que la vieille passait de plus en plus de journées assise sur le banc de pierre par beau temps ou devant sa cheminée quand il faisait un peu froid. Ici ou là, elle épluchait, écossait ou enfilait de ses doigts noueux et rougis et se marmonnait des histoires. Les laveuses disaient :

- "La Mère Proutel, al'est plus si vaillante qu'autrefois ..."

- "O l'est qu'on s'feit vieille ..."

- "Ben plutôt que rapport à sa fille qu'est à Paris."

Il y avait du vrai. La Mère Proutel s'ennuyait de sa fille qui ne venait que trop rarement au village. "C'est la grande ville" disaient les bonnes femmes du pays, "la grande ville qui leur tourne la tête ... ". Oh, bien sur, la fille écrivait de temps à autre et aurait même envoyé un mandat postal pour que sa mère puisse prendre le train. Mais le train, c'était une telle expédition ! surtout par les temps qui couraient ! Enfin, abandonner la fermette, la Noiraude et le matou aux soins des voisins ? La Noiraude surtout s'inquièterait ...

La Noiraude. Heureusement qu'elle avait la Noiraude auprès d'elle. Et le matou. Maintenant, Baudet. Tout cela, c'était de la compagnie qui meublait la solitude de la vieille. Elle les attendait le soir et leur tenait des discours auxquels l'âne semblait indifférent. l était doux et pas encombrant du tout, mais peu enclin aux discours. Plutôt du genre pensif, "lent"; souvent, seules ses oreilles qui tressaillaient donnaient quelque preuve de vie. Et encore !

Alors, dans l'espoir de sa fille, la vieille attendait au milieu de ses amis et, doucement, les saisons glissaient les unes sur les autres sans à-coups notables.

Mais des événements, à nouveau ! survinrent qui changèrent brusquement la nature paisible de ce Paradis caché : deux inspecteurs du Contrôle Economique, porteurs de serviettes bourrées de papiers, apparurent un jour à la fermette et entreprirent d'en faire l'inventaire. L'inventaire de la fermette ! La vieille ne comprenait absolument pas l'intérêt que l'on portait ainsi à son maigre avoir et à sa petite réserve de grains. Mais lorsque ces deux hommes insistèrent pour compter les poules et les lapins, la vieille se fâcha tout rouge et les apostropha vigoureusement :

- "Quoi que vous voulez ? La tête l'est pas ben rincée ! L'est malade ! Coquins ! Larrons !"

Ce fut l'instant précis que choisit Baudet pour pousser un de ses arias ! Par vagues, à saute-mouton, les uns sur les autres, les his et les hans montaient du pré, balayaient la fermette et allaient se répercuter en échos de l'autre côté de la vallée. Les deux Inspecteurs se regardèrent, saisis de surprise d'abord, puis leurs visages s'éclairèrent, illuminés !

- "A qui est cet ... âne ?"

- "Quoi ?" fit la Mère Proutel déjà passablement courroucée.

- "C'est un ... âne, n'est ce pas ?" s'enhardit l'un des messieurs.

- "Un âne ! L'est Baudet !"

- "Baudet ? Ah, c'est un baudet." reprit le premier inspecteur.

- "L'est Baudet !" affirma la Mère Proutel, presque provocante, les poings sur les hanches et son chignon défait, "l'est Baudet. Lui et la Noiraude ..."

- "La Noiraude ? C'est qui la Noiraude ?"

- "La Noiraude, quoi ! N'allez pas l'agacer !" (La Mère Proutel commençait à perdre patience) "L'alez pas agacer, ah, non !"

Mais déjà les inspecteurs avaient écarté la vieille et descendaient à pas rapides dans le pré, poursuivis par les injures auxquelles ils ne prêtaient aucune attention.

Ce furent justement ces imprécations sur mode aigu qui alertèrent la Noiraude. Ses oreilles pivotèrent sur elles-mêmes pour capter le bruit du tumulte, enregistrer la direction et elle reconnu le ton ... la vieille !

Avant même que la Mère Proutel ait eu le temps de refermer la barrière, voilà les deux inspecteurs qui reviennent en courant et gesticulant avec la Noiraude à leurs trousses ! Elle fumait, la Noiraude !

En rien de temps, les inspecteurs s'étaient engouffrés dans leur automobile et démarraient ! Ah, si la Noiraude avait pu ... elle rageait, elle aurait dû les laisser s'avancer davantage dans le pré et les aurait pris de course ! Elle fumait là, pile, bave aux naseaux, dépitée de sa maladresse. Qu'ils reviennent !

- "Oh, la bonne fille ! Voilà oune garce ! Ven-là que j'te caresse. Oh, la bonne fille ! Lels aviant ben couru, hein ? Attens pour qu'i t'donne que'que chouse de bon, ma jolie ..." et la vieille alla lui chercher un navet que la Noiraude croque sans quitter la route des yeux.

- "La bonne fille !.. L'y r'vendrant pus, qélarrons !"

Naturellement, l'histoire fait le tour du village et tout le monde savait bien que la Noiraude "l'tait pas facile". Lorsqu'un métayer du hameau Tarchin ramassa une feuille du Contrôle Economique accrochée à un buisson en bordure de la fermette, la renommée de la Noiraude atteint son zénith.

Elle devait même dépasser ce haut lieu de célébrité le mois suivant lors de la visite du Préfet qui venait inaugurer le nouveau monument aux Morts dans le cimetière. Or, ce jour là précisément, la Noiraude tenait compagnie au taureau dont l'enclos jouxtait le mur le long duquel étaient assises les notabilités qui présidaient à la cérémonie patriotique.

Rassemblés pour l'occasion : tout le Conseil Municipal cravaté et parfumé, les retraités avec leurs décorations qui brillaient au soleil, les fils Sernin pupilles de la Nation, le Curé entouré du sacristain et des enfants de chœur portant le Crucifix et les ornements sacerdotaux, les Dames de la Charité, le Garde Champêtre resplendissant d'ors et le Préfet tout galonné qui, après les prestations d'usage, se lança avec ardeur dans son discours officiel :

- "Citoyens, Citoyennes !"

- "MEUH !" La Noiraude venait de couper court l'envolée du Préfet et il y eut un moment de saisissement dans l'assistance. Cependant, il en fallait plus pour démonter le Préfet qui retrouva vite son équilibre et enchaîna :

- "Nous sommes réunis aujourd'hui pour ... "

- "MEUH !" La Noiraude à nouveau ! suivie de renâclement et d'un râle poussif que tous les paysans reconnurent aussitôt. Des sourires coururent même sur le banc des notables du village.

- " ... pour célébrer le souvenir ..."

- "MEUH MEUH !!" accompagné de bruit de sabots et de l'apparition soudaine des cornes du taureau par dessus le mur du cimetière ! Le Préfet, droit dans son habit de drap bleu, avait le dos au mur et ne pouvait donc voir ce qui se passait : il se trouvait ainsi grotesquement encadré par les cornes du taureau; et l'assistance, qui lui faisait face, fut secouée d'un rire que la solennité de l'occasion ne pouvait plus contenir.

Le Préfet, tout cornu qu'il était, n'en continua pas moins son discours et vaillamment :

- " ... d'êtres chers qui donnèrent leur vie pour une noble cause ..."

- "MEUH MEUH MEUH !!!" très longs comme de grands soupirs ...

- "... et dont le sacrifice est garant de nos valeurs ..."

Le reste du discours se perdit dans les "MEUH", les dérapages de sabots et les soubresauts du taureau qui s'en donnait à coeur joie, ses gros yeux clignotant en rythme au dessus du mur et la bave au mufle. Hilarité générale de l'assistance !

- "C'est la Noiraude ! C'est la Noiraude !"

Le Curé se tourna, flanqua une taloche à un enfants de chœur qui pouffait sous sa cape; le Garde Champêtre se hissa sur un escabeau de fossoyeur qui gisait par là pour essayer de repousser le taureau en agitant son mouchoir; les vétérans, les Dames de Charité, enfin tous les notables embarrassés se plongeaient en excuses.

Seul le Préfet gardait digne contenance et poursuivait son discours, le regard fixe, l'expression impassible et le geste noble.

Enfin la persévérance du représentant du Gouvernement et la satisfaction mutuelle des amoureux eurent raison des circonstances : le calme revint subitement et on procéda, après les applaudissements, au dévoilement de la nouvelle stèle, œuvre d'un artiste local.
Sacrée Noiraude !

Mais la Noiraude s'était inévitablement attirée le courroux du Chef de l'Etat et "Travail-Famille-Patrie" préparait la revanche : à quelques semaines de là, des agents dûment qualifiés et tamponnés, et casquètés, se rappliquent à la fermette. Au nom de ci ou de ça, ils entreprennent une perquisition pleine de rage car leur descente sur le village n'avait rien produit, ou si peu ! En effet, les fermiers, avertis mystérieusement, avaient dispersé leurs troupeaux dans les bois alentour et ces messieurs du Contrôle Economique n'avaient rencontré que le vide; le vide et des visages hébétés à souhait qui leur prodiguaient généreusement bobards et gnôle, mais leur avaient soustrait le bétail qu'ils s'étaient promis de ramener triomphalement à la Préfecture sans doute.

La Mère Proutel n'avait pu être touchée, ou on l'avait oubliée, et ne fut pas avertie à temps. Et puis qu'aurait-elle fait ? elle s'affaiblissait à chaque saison et elle-même n'aurait pu mener la Noiraude en lieu sûr. Toujours est-il que voilà les escogriffes qui descendent sur la fermette comme des loups avec leur bon de réquisition.

Ni les supplications de la vieille, ni son état de santé précaire ne purent fléchir la détermination cruelle des truands.

La Noiraude les vit venir. La Noiraude était grosse d'un veau. Elle regarda les trois hommes descendre dans le pré et, évidemment, ce n'étaient pas les mêmes car ils auraient pris d'autres précautions. Ils descendaient, munis d'une corde et d'un bâton ramassé au passage.

La Noiraude continue à brouter comme si de rien était. Elle les zyeutait par dessous ses longs cils et vaquait tranquillement de droite à gauche sans donner le moindre signe d'alarme mais en se rapprochant insensiblement des joncs et des orties près du ruisseau. Elle broutait et levait de temps à autre ses grands yeux bruns vers ces empruntés qui l'appelaient de jolis noms mignons à mesure qu'ils s'approchaient - celui-ci décrivant un mouvement tournant (il tenait la corde), celui-là tendant une touffe d'herbe (comme si la Noiraude avait besoin qu'on lui arrache une touffe d'herbe ! et une touffe prise au hasard avec un pissenlit par dessus le marché, un pissenlit amer !), et le troisième ... le troisième semblait un peu plus prudent et se tenait légèrement en arrière avec des papiers dans la main ou quelque-chose de semblable. Il portait des lunettes et un grand manteau traînait derrière lui .. pour un peu, la Noiraude l'aurait pris pour un épouvantail.

Elle était si calme la Noiraude ... avait l'air si paisible ... le velours de ses yeux ... mais ils ne voyaient pas ou ne comprenaient pas les frissons qui courraient sur toute la longueur de son beau pelage ... le tressaillement des muscles et le garrot qui se tendait.

- "Eh, vache ! Eh, vache ! Viens, vache !" avec quelques rires un peu gênés ...

"Vache !" , la Noiraude, c'était bien la première fois qu'elle s'entendait ainsi appelée ! Attendez, mes cocos !

Elle baissa la tête pour arracher une autre touffe tandis que le malandrin à la corde s'apprêtait à ...

elle EXPLOSA !

La Noiraude, d'un seul coup, c'était l'Etna, le Vésuve, le Krakatoa ! elle culbuta le cordelier et chargea celui qui lui offrait la touffe ... quelque-chose craqua sous son sabot ... et elle précipita l'épouvantail dans les roseaux et les orties, dispersant à grands coups de corne tout son attirail qui vola dans la brise comme feuilles d'automne. Elle entendit bien des cris de douleurs mais, en vétéran chevronné, la Noiraude dégagea les lieux et s'échappa dans le bois où elle se tapit à l'affût derrière de gros buissons.

On dû faire venir une ambulance de Poitiers.

Quant à la Mère Proutel, qui s'était effondrée d'abord de douleur et de colère, elle faillit, cette fois-ci, en avoir une attaque de joue :

- "Oh, qué bonne fille ! Oh, qué bonne fille !" et elle commença, de ce jour, à en perdre la raison. Des commères venaient, chaque matin, pour l'habiller et l'aider à se nourrir bien qu'elle ne mangeât plus guère, se contentant d'une soupe légère et d'un peu de pain trempé dans son vin. Elles l'aidaient sous les regards bienveillant de la Noiraude qui passait la tête par dessus la mangeoire et s'attendrissait. Dans la journée, ces belles journées de printemps 44, la vieille restait assise sur son banc de pierre et la Noiraude montait de temps en temps pour lui jeter un coup d'œil.

- "Oh, qué bonne fille ! Y'irons ensemble à Paris, va ! Y'irons ensemble."

Mais la Noiraude ne comprenait évidemment pas. Elle comprenait seulement qu'il lui fallait tendre le cou davantage pour saisir la feuille de salade et, plus d'une fois, il n'y avait même pas de feuille de salade. Alors elle léchait la main racornie qui tremblait.

Elle eut son veau sur ces entrefaites, la Noiraude, et ne put partager tout le temps qu'elle aurait volontiers donné à la vieille. La vie ! La vie continuait et elle se rendait compte du changement dans les saisons.

Baudet, lui-même, avait décidé, sans raison apparente, de prendre le large. Un jour, par où et comment ? il avait simplement décampé. Sans dire au revoir et sans avertir. Oh, la Noiraude l'aimait bien, mais pas profondément. Il l'avait parfois amusée, mais en général ils s'étaient gardés chacun de son côté. Son départ, eh bien, c'était sans doute aussi dans le vent et la pluie. Baudet avait donc quitté la fermette. Les gens du village disaient, mi-plaisants, qu'il avait pris le Maquis; et c'était fort possible car les Résistants avaient toujours besoin de bêtes pour transporter leur matériel. Mais Baudet ?

Vers Pâques, la vieille s'alita et ne voulut plus descendre de sa paillasse. Elle ne mangeait pour ainsi dire plus et sa face décharnée ne s'éclairait que deux fois par jour : le matin lorsque la Noiraude se préparait à sortir de l'étable, et le midi quand elle remontait à la barrière pour s'assurer qu'on prenait soin de la vieille. Le soir, quand elle rentrait à l'étable, la vieille dormait déjà et une commère veillait auprès de la cheminée.

Quelqu'un dans le village envoya un télégramme à Paris et la fille se força de venir passer les derniers jours à la fermette. Mais la fille n'avait rien gardé de sa jeunesse campagnarde. Cette fermette, le puits, le pré où les jonquilles sortaient de partout -- les jonquilles et les asphodèles, et les marguerites , et le beau trèfle --, la cuisinière au bois, tout la repoussait maintenant. Elle n'était même pas venue voir le veau à l'étable. Plus encore, elle ferma le panneau qui s'ouvrait sur la cuisine et décida de se débarrasser des "animaux".

Un matin donc, le propriétaire du taureau vint chercher la Noiraude et son veau. La Noiraude ne comprenait pas ce qui se passait bien qu'un soupçon se fut glissé dans son esprit. Pourtant elle se laissa mener sans grande réticence avec son veau à ses côtés. Il pleuvait et un étrange sentiment, une odeur de foin gâté l'envahissait. Elle sut alors que la barrière ne grincerait plus et elle s'attarda un instant devant le banc de pierre en soupirant un MEUH très doux, puis suivit l'homme.

La vieille sursauta, se hissa un tout petit peu sur ses faibles coudes, ouvrit ses yeux encavés et sourit d'un sourire angélique :

- "Oh, qué bonne fille !"

Ce furent ces derniers soupirs. Deux jours plus tard, la fille regagnait Paris par le premier train du matin.


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