Claude 🎓 - La libération de Coulignan

Certes, l'oncle était un peu froussard mais reconnaissons-lui tout de même beaucoup de bons sens et remercions le Ciel que ses conseils, étayés par une longue expérience de notaire, finirent par prévaloir. D'ailleurs, les commerçant du village, à commencer par le boucher et le boulanger, ainsi que le vétérinaire, Monsieur le Curé, Nodier, Marsac, Guérin, Monsieur Blanchon, tous s'étaient rangés à son avis ... Il n'était pas question d'un soulèvement en armes pour se débarrasser du réserviste allemand dont l'unique et solitaire mission consistait à rapporter tous les soirs par téléphone à la Kommandantur de Poitiers les agissements des "Terroristen", c'est à dire des Résistants locaux.

Avait-il été oublié volontairement dans ce petit patelin et livré à la merci des événements par mesure disciplinaire ? ou bien, s'était-il porté volontaire dans l'espoir d'échapper au front russe et croyait-il pouvoir ainsi passer sain et sauf à travers la tourmente ?

Toujours était-il que "notre" réserviste logeait chez Guérin dans une chambre donnant sur la rue/route nationale qui traversait le village. Chaque matin, tout bardé de son masque à gaz réglementaire, d'une grenade à manche passée dans le ceinturon, du casque et d'une musette de nourriture que lui préparait Madame Guérin, le fusil à l'épaule, il partait faire la tournée des fermes et des meules. Il s'arrêtait ici et là, au hasard des rencontres avec les paysans, pour entamer un brin de causette péniblement agencée de mots qu'il extirpait de son petit dictionnaire militaire dans lequel "vaches", "moisson", "charrue" faisaient notablement défaut. Les gestes et les meuglements suppléaient et chacun poursuivait son chemin.

En fin d'après-midi, le réserviste retournait au village pour se rendre immédiatement au bureau de poste afin de communiquer avec ses supérieurs lointains. Il devait leur dire que tout allait pour le mieux, que les 'Terroristen" se tenaient coi, qu'aucune meule n'avait été incendiée et il terminait son rapport par un vibrant "Heil Hitler !" dont tous les postiers, le long de la ligne, devaient rigoler. Puis, satisfait du devoir accompli, il rentrait au bistrot où les Guérin lui servaient à boire et à manger. Ensuite, il montait dans sa chambre décorée de photos familiales, écrivait de longues lettres au pays remerciant sans doute le Seigneur de l'avoir épargné ce jour-là et le priant de lui garder sa protection pour le lendemain.

"Fritzou", comme tout le monde l'appelait, était bien inoffensif malgré tout son attirail qui cliquetait à chaque pas et le martèlement de ses bottes. Mais il était, à travers cette époque tourmentée s'il en fut jamais, le meilleur garant du village, sa sauvegarde, notre Ausweiss de paix. Nous étions alors en plein été 44 et les combats faisaient rage en Normandie tandis qu'un peu plus au sud et dans le Massif Central se multipliaient les embuscades de Résistants. Pendant ce temps-là aussi, les avions alliés menaient sarabande sur les voies de communication et sur tous les rassemblements de troupes. C'est donc vous dire que nous étions au centre d'un ouragan et n'avions aucune envie d'être ébouillantés; aussi poussions-nous des soupirs de soulagement lorsque les convois allemands disparaissaient vers Poitiers sans avoir eu à subir d'attaques aérienne pendant la traversée du village ou, pire, sans avoir essuyé le coup de fusil d'un exalté.

Car l'Occupation, "le sol national foulé par les bottes ennemies ... "l'uniforme vert-de-gris", "le casque honni ... " ne pouvaient qu'exaspérer les patriotes et attiser leur haine. "L'honneur de la France était à vif !" Les patriotes ne parlaient pas des ruines et du sang dont certaines localités avaient payé cet "air de liberté" et c'était justement ce que les Coulignanais n'envisageaient pas d'un cœur léger. Mais les têtes brûlées, les hurluberlus de la gâchette, ils ne rêvaient que d'exploits héroïques et peu leur importait, semblait-il, l'affaire de la Renaudière où des S.S. et des Mongols avaient exercé de terribles représailles à la suite d'un accrochage entre F.T.P. et une colonne allemande. Peu leur importaient les fusillades de Fourras et celles de Saulnay sous Arc où les miliciens avaient aussi pendu le Maire et tout le Conseil Municipal aux fenêtres de la Mairie. Non, ils ne pensaient pas à cela nos Résistants !

Les Coulignanais s'opposaient énergiquement à tout excès de patriotisme et les femmes n'étaient pas les dernières à manifester leur réprobation envers des actes qui pouvaient mettre notre communauté en danger. Les maris en quête d'un nouveau Verdun ou les fils prêts à transformer Coulignan en Stalingrad, épouses et mères contrôlaient avec poigne, leur laissant seulement formuler les grandes stratégie dans l'intimité des soirées au foyer ou, à la rigueur, au bistrot. Elles tenaient leur monde en laisse, les femmes. Et heureusement !

Mais voilà, la campagne offrait tant de cachettes et de refuges aux réfugiés ou réfractaires au S.T.O. qui n'étaient pas tous "de chez nous" et sur lesquels les admonitions du maire et du curé, les menaces des femmes n'avaient aucune prise ! Ces gens faisaient parfois de brèves apparitions au village pour se procurer un peu de ravitaillement; leur accoutrement guerrier n'inspirait guère confiance. Une nuit, quelqu'un écrivit "VENDUS ! LACHES !" en grandes lettres rouges sur le mur de la Mairie.

Le maire et le curé redoublèrent alors leurs efforts pour rappeler administrés et paroissiens au calme; celui-là au moyen d'AVIS proclamés à haute voie par le garde champêtre, celui-ci du haut de sa chaire. Ainsi l'Etat et l'Eglise s'évertuaient à persuader chacun, soit en privé, soit au bistrot, chez le boulanger, à l'épicerie Métanet, à l'atelier de mécanique sur le champ de foire, enfin partout et même au lavoir. Il fallait à tous prix prévenir un "incident" qui entraînerait immanquablement de terribles répercussions. Et ces pressantes interventions ne pouvaient arriver à un moment plus critique : des bruits couraient que "l'on voulait faire un mauvais sort à Fritzou !".

Fritzou était-il conscient des rumeurs et des menaces qui pesaient sur lui ? Trouvait-il encore quelques raisons d'assurance dans la Wermacht ou dans la terreur qu'inspiraient les S.S. ? Ou Bien se fiait-il au destin ? à l'amitié apparente des villageois ? au havre de paix du bistrot Guérin ? Chaque matin, il n'en partait pas moins imperturbable faire sa mélancolique tournée, espérant peut-être que son allure bonhomme lui épargnerait des malheurs. Il aurait certainement laissé son fusil et sa grenade dans sa chambre pour affirmer ses intentions pacifiques, mais il risquait à tout moment de rencontrer une patrouille S.S. qui lui aurait appris à servir le FÜhrer avec une rafale dans le ventre sur le bord du chemin.

Alors, résigné, il se dirigeait d'abord vers la Coopérative Laitière, longeait le ruisseau jusqu'au Manoir et s'engageait dans les sentiers ombragés qui menaient au Château et aux dépendances. Ce Château, abandonné en 40 par ses propriétaires avaient gagné l'Afrique du Nord selon les uns, ou l'Espagne selon les autres, présentait un triste aspect. Les grandes salles, les couloirs, les chambres, tout avait été pillé par les Allemands d'abord, puis par les habitants du coin. Fritzou se lamentait en silence de ce désastre et ses pas résonnaient étrangement sur les dalles au travers desquelles poussaient des herbes folles. Pourquoi s'attardait-il dans ce château ? Parce que du deuxième étage, il découvrait la campagne environnante jusqu'à la Soule. Pas de fumée, pas d'incendie de meule. Il posait son fusil sur l'appui de la fenêtre, dégrafait son ceinturon et fouillait sa musette pour y trouver quelque-chose à grignoter. La vie ne lui était pas trop mauvaise, après tout. Comparée à celle-là sur le front russe où même à Cologne ... pourvu que cela dure ou, du moins, pourvu que cela se termine enfin et rapidement. Car du Grand Reich, il en avait soupé ! Après une demi-heure de repos, il se ré-harnachait, descendait l'escalier vermoulu en prêtant l'oreille, jetait un coup d'œil alentour et quittait les lieux pour gagner la route de Sanxay en coupant à travers les parterres de canas dégénérés et les massif de lauriers que les ronces avaient envahis piteusement. Souvent, il s'arrêtait pour cueillir une fleur, pour écouter et, rajustant son fusil par la bretelle, se portait vers la ferme des Morin où on l'accueillait gentiment. Il faut dire que les deux fils Morin se trouvaient en Bavière. L'un prisonnier de guerre travaillait dans une ferme; l'autre, mobilisé par le S.T.O., passait son temps de service dans une scierie. Ils y vivaient dans de bonnes conditions, se voyaient de temps à autres, et leurs lettres se voulaient rassurantes. Aussi les vieux, reconnaissants à Dieu, projetaient-ils leurs sentiments sur Fritzou qui trouvait à la ferme des sourires, des petits gâteaux et l'inévitable verre de gnôle.

Fritzou, un moment échappé à la folie collective, se plaisait à entretenir la conversation et à rassurer les parents et la bru :

- "Trafail ferme pon, très pon; trafail ousine, pas bon."

- "La guerre, c'est pas bon non plus !" répliquait la bru sans animosité mais avec tristesse dans le regard.

- "Ja ! Pas pon la guerre !" approuvait Fritzou sans se compromettre davantage et il disait au revoir pour continuer son périple.

Lorsqu'il voyait des moissonneurs dans un champ, il faisait un détour pour leur la" et son invariable : "Pou Chour ! Comment ? Il est peau auchourdhui !" ceux-ci, hommes ou femmes, de lui rendre ses salutations.

Parfois, si c'était l'heure de midi, il posait son barda et s'asseyait au milieu des paysannes qui cassaient la croûte. Ceux-ci l'invitaient souvent à partager leur chopine et lui tenaient de longs discours auxquels Fritzou ne savait que sourire, n'y comprenant pas un mot bien que le sens général -- cette maudite guerre -- ne pouvait lui échapper.

Certaines fermes lui restaient fermées et Fritzou n'insistait pas; d'autres étaient gardées par de méchants molosses. De temps en temps, il rencontrait un char à bancs et il lui fallait s'effacer pour le laisser passer tandis que le conducteur lui lançait quelques mots. Il se doutait bien, Fritzou, que ces mots n'était pas flatteurs, pas tous empreinte de cordialité mais, se disait-il, cela valait cent fois mieux qu'une baïonnette russe et il continuait sa tournée, heureux de ne rien noter qui puisse alarmer le Grand Reich et perturber sa propre tranquillité : ni meule incendié ni trace de "Terrorsiten".

Vers la fin de Juillet et au commencement d'Août, avec la percée alliée en Normandie et le retrait progressif des garnisons d'Occupation, la hardiesse et la témérité des Résistants décuplèrent : attentats dans les villes, sabotages de voies ferrées, embuscades de convois, assassinats de collaborateurs. A cette activité "patriotique" répondaient, évidemment, les représailles et les prises d'otages. Dans les villes le couvre-feu avait été imposé, les entrées des Kommandantur et autres agences ennemies protégées par des sacs de sable et des postes de garde; dans les campagnes, les Miliciens prêtaient main forte aux S.S. et à leurs auxiliaires Mongols ou Indous, transfuges de l'Armée Rouge ou de l'Armée Britannique, qui se livraient aux pires excès, sentant sans doute qu'ils n'avaient plus rien à gagner et avaient déjà tout perdu.

Coulignan restait calme; les injonctions au maire et les objurgations du curé auxquelles s'étaient jointes les menaces des femmes ayant réussi à calmer un peu les ardeurs belliqueuses. Pourtant, ce qui devait arriver arriva : le nombre des Résistants augmenta considérablement avec l'arrivée massive des évadés, déserteurs même, et d'un très grand nombre de combattants de la dernière heure. Tous ces Résistants, parmi lesquels se trouvaient beaucoup d'étudiants, formèrent des bandes plus ou moins encadrées par des capitaines, des commandants et même des colonels de fortune qui surgissaient de partout comme champignons après une averse. Mal équipés, mal entraînés, la demi-douzaine de Maquis locaux se disputaient les honneurs et les privilèges que leur donnaient leur armement hétéroclite ou leurs professions de foi, les F.F.I. s'opposant, par principe, aux F.T.P. Ils n'offraient, en fait, que peu de danger aux colonnes allemandes qui refluaient vers le nord mais leur présence pouvait causer de graves ennuis à la population locale.

Cela devenait chaque jour plus évident : Coulignan ne pouvait rester oasis sereine au milieu d'une telle effervescence. Les Maquisards, qui d'abord avaient établi leurs quartiers en Forêt des Brandes ou au-delà de la voie du chemin de fer, se rapprochèrent progressivement du village. On pouvait les voir se faufiler dans les vergers et les vignes, courbés en deux et s'aplatissant au passages d'avions ou de convois allemands. On en vit derrière les ruches de la veuve Mayard; on en vit, un soir, qui rasaient les murettes des jardins et disparaissaient furtivement dans les vignes Gaigne. Puis, et cela était de notoriété publique, ils commencèrent à se rassembler dans les granges qui dépendaient des fermes Blin et Saviaud, c'est à dire en plein village ! Ils s'assemblaient pour s'exercer au maniement des armes, à démonter leurs mitraillettes et leurs pistolets sous les yeux d'un instructeur qui avait été parachuté, une nuit, dans un champ de la commune.

Cet instructeur apportait avec lui non seulement l'auréole de son corps d'élite mais aussi le message, le vent, la certitude de la victoire prochaine ! Chacun de ses geste, de ses paroles, et son équipement même, faisaient l'objet d'une admiration, d'une adoration sans limites : il venait de Londres !

Un jour, un groupe de Maquisards s'afficha ouvertement chez Guérin et prétendit dicter la loi. C'étaient des F.T.P. qui prenaient le devant et voulaient implanter les directives du Parti avant l'arrivée des F.F.I. et la lutte finale.

Le maire et les notables accoururent, le curé aussi et Nodier qui se montra à la hauteur, il faut quand même le dire. Ils firent voir aux F.T.P. le danger qu'ils faisaient courir au village et les conséquences de leur audace à la veille de la Libération qui ne pouvait plus tarder maintenant.

Evidemment, ils ne voulaient rien entendre. Tous étaient étrangers au village et tous un peu perdus dans la région où, seules, leurs menaces pouvaient leur procurer du ravitaillement. Le curé, ils le huèrent; ce qui provoqua les cinglantes répliques des villageois présents et ... de Nodier ! Nodier qui extirpa sa carte de membre et prit de haut les remarques désobligeantes des camarades, leur faisant un sermon en règle et les exhortant à la discipline que le Parti imposait à tous ses fidèles.

Vous parlez si le curé, le maître d'école, Guérin et tous ceux présents furent surpris ! Il y eut un moment de silence tendu, puis le chef de bande se leva, alla serrer la main de Nodier et quitta le bistrot, emmenant ses hommes avec lui.

- "Nodier, vous êtes un brave !" lui fit le curé. Et tout le monde se joignit pour le féliciter.

Malgré tout, il fallait prendre des précautions dorénavant pour garantir la protection de Fritzou dont les F.T.P. voulaient faire la peau. Ils avaient bien, tacitement, promis de tempérer leurs ardeurs patriotiques mais on ne pouvait pas leur faire confiance sur toute la ligne. Fritzou était une cible si facile et si tentante !

Alors les commerçants, le notaire, le cabaretier, la maire et son conseil, le curé, l'oncle Georges, tout le monde se mit d'accord pour pourvoir à la sécurité du réserviste.

Première mesure d'urgence : poster un veilleur dans le clocher avec mission de sonner le tocsin s'il décelait des troupes sur la route de Poitiers, des troupes se dirigeant vers le village. On chercha un volontaire et le choix tomba tout naturellement sur le gosse Blin, le bègue, qui promit de monter bonne garde. On lui assigna une relève : un pupille de la nation que la Mère Reynaud hébergeait.

Deuxième mesure d'urgence : des gardes du corps pour protéger Fritzou. Les volontaires ne manquaient pas et on crut bon de former plusieurs groupes d'hommes et de femmes qui se relayeraient chaque jour. A tour de rôle, ils accompagneraient le réserviste dans ses tournées d'inspection.

Il ne fallut pas longtemps pour expliquer à Fritzou les intérêts mutuels d'une telle protection et l'on vit dès lors cet étrange spectacle : notre Occupant Officiel accomplissant sa mission quotidienne à travers la commune avec trois ou quatre villageois ou villageoises pour escorte !

Dès son lever, Fritzou était attendu dans la salle du bistrot où on lui servait le café avec une grosse tranche de pain beurré. Puis, encadré de près par se garde, Fritzou s'équipait -- grenade, masque à gaz, musette, casque, fusil -- et partait en campagne. Le petit groupe avait décidé, d'un commun accord, de varier chaque jour l'itinéraire et de le circonscrire aux fermes "sures" et aux endroits dégagés. Ils s'en allaient donc tous, devisant et papotant, s'arrêtant sous un gros arbre pour reprendre leur souffle ou pour donner le temps à Fritzou de chercher un mot dans son dictionnaire de poche qui offrait toujours les mêmes difficultés !" Où est votre officier de liaison ?", "Combien d'armes lourdes y a t il dans votre compagnie ?", "Je voudrais savoir le plus court chemin pour ..." mais que voulait dire "Vêler" ? Il fallait avoir recours aux gestes, ce qui ne manquait pas de provoquer l'hilarité.

Au hameau de La Mothe-Ferté, Fritzou et ses amis se restauraient chez la Mère Boyard que l'on disait voyante et qui s'était prise d'affection pour le soldat. Elle lui avait pris la main quelques temps auparavant et son visage s'était illuminé : "Tu seras heureux, mon gars !" lui avait-elle déclaré. Fritzou avait alors compris qu'un Dieu veillait sur lui et c'était peut-être à cause de cela qu'il gardait un tel optimisme et ne redoutait pas trop ces incursions en territoire "terroristen". La vieille, une fois, lui avait baisé le front ! Lui, un réserviste de cinquante-trois ans !! Ah, ces Franzosen !! Et, pour remercier la sorcière de tant d'amabilité et de réconfort, il puisait à larges poignée dans son vocabulaire : "Guerre pientôt finie. Mama, enfants, papa ... pientôt finie la guerre !"

Et il pensait, Fritzou : "Si seulement Hitler pouvait m'oublier ici !" tout en montrant des photographies de sa famille. Sa femme et leur fille s'occupaient de la boulangerie mais il semblait que le blé manquait aussi en Bochie. Un fils. Servait dans la Luftwaffe ... devait se trouver maintenant dans un camp de prisonniers quelque-part en Angleterre ... De part et d'autre on s'attendrissait car plus d'un jeune de la commune connaissait le même sort, mais en Allemagne et dans des conditions certainement bien différentes.

Alors, on se remettait en marche. Marche qui, du reste, se raccourcissait chaque jour un peu plus et on rentrait au village dans l'après-midi. Fritzou téléphonait à sa Kommandantur et on se séparait : "Grand merci peaucoup ! A demain."

A partir de cet instant, Fritzou était pris en charge par les Guérin et personne n'aurait osé touché à l'hôte sans s'attirer les foudres du bistroquet et surtout celles de sa femme.

Cette comédie intensément sérieuse se joua une grande semaine. Un matin, Fritzou et ses gardes du corps finirent par tomber nez à nez sur une demi-douzaine de Maquisards qui se "procuraient" du ravitaillement dans une ferme. Mais les jeunes écervelés n'étaient pas de taille à lutter contre les trois femmes qui, ce jour-là, formaient l'escorte de Fritzou et ils durent sous les apostrophes : "Tas d'idiots ! Bande d'imbéciles ! Vous voulez donc que les Jaunes (les Mongols) viennent violer vos mères et brûler le village ? Attendez donc de meilleures occasions pour vous battre ! C'est vous qui ferez les vendanges quand vous serez morts ? Aller, ouste ! Fichez-nous le camp ! Et Fritzou ne dira rien."

Fritzou se gardait bien de dire quoi que ce soit. " Alles still;" téléphonait-il en rentrant. Tout est calme.

Pourtant, de plus en plus souvent, Fritzou et sa garde rencontraient des Maquisards au cours de leurs sorties et, par précaution tout de même, il devint nécessaire d'écourter encore la randonnée. Les F.T.P., qui avaient prétendu imposer leurs volontés au village, devaient avoir dégagé vers d'autres cieux plus amènes et on ne les vit plus dans la commune. Par contre, de nombreux groupes F.F.I. semblaient s'être donné rendez-vous dans la Forêt des Brandes d'où ils sortaient de temps à autres en expéditions fourragères car il faut bien manger. Progressivement, au fur et à mesure que les Allemands évacuaient leurs postes, les F.F.I. se montraient de plus en plus ouvertement. Du côté de Sanxay, il y eut des accrochages et on disait qu'un coup demain sur le dépôt de Chaulx avait fait des dégâts considérables. Mais cela s'était passé assez loin et Coulignan n'avait pas trop à craindre.

Bientôt, on vit des F.F.I. un peu partout : dans les chemins creux, autour des fermes, dans les bois et les vergers en bordure du village. Un jour, au grand courroux des villageois, on en vit postés le long du mur du cimetière, à trois pas de la route nationale. "De la folie !" Mais ils n'écoutaient plus et même leur officier parachutiste ne semblait pas particulièrement enclin à les retenir.

Fritzou et sa garde n'en continuait pas moins leur inspection et leur protection. Fritzou ne voyait rien et la Kommandantur s'estimait heureuse sans doute de ne pas avoir à intervenir dans cette commune alors que tant d'autres bouillonnaient. Pour un peu, si les temps avaient été plus "normaux", Fritzou aurait sûrement reçu des félicitations ! Une médaille peut-être !

Un jour, un farceur coupa la ligne téléphonique entre Coulignan et Poitiers. Affolés, les notabilités attelèrent un cheval à une charrette et galopèrent jusqu'au passage à niveau, emmenant Fritzou avec sa grenade, son masque à gaz, sa musette, son casque et son fusil, pour essayer de contacter la Kommandantur par l'intermédiaire de la gare de Poitiers.

Ce fut une galopade et une heure d'angoisse ! Il fallut convaincre le garde-barrière, un vieux chevronné de la S.N.C.F. qui ne connaissait que la consigne; il fallut persuader le sous-chef de gare de Poitiers qui, en l'absence de son supérieur, ne voulait pas prendre sur lui la responsabilité de déranger la Kommandantur; enfin, Fritzou accrocha un officier qui semblait plutôt incrédule et ne comprenait pas l'importance du message téléphonique mais voulu bien se charger de la transmettre au responsable de la Sécurité. Fritzou cria " Heil Hitler !" et claqua instinctivement les talons : sauvés !

Les notables et Fritzou s'affalèrent sur le banc de pierre à la porte de la maisonnette et se reposèrent pour se remettre de leurs frayeurs. Ensuite, ils rentrèrent au bistrot où ils s'attablèrent pour une tournée de petit blanc.

Depuis plusieurs jours, un groupe de F.F.I. demeurait dans le village malgré les prières instantes du maire et les remontrances du curé. Ils avaient établi leur quartier général dans le local qui abritait le corbillard communal. Ce local avait l'avantage stratégique d'être à moitié enfoui sous les arbres d'un bois que l'on pouvait gagner à la moindre alerte par une petite porte sur le derrière de la bâtisse. De cette base d'opérations, les Maquisards partaient en patrouille le long des haies, observaient les travaux et les défenses du viaduc de Prensé et parfaisaient leur entraînement en sautant les fossés et en se camouflant de branchages comme leur ennemi. Tant qu'il ne faisaient pas le coup de feu ou ne déraillaient pas un train dans la commune, on pouvait tolérer leur présence.

Un après-midi, un dimanche après-midi pour être exact, des avions anglais démolirent le viaduc. Peu après, le flot de convois tarit et nos F.F.I. se virent privés d'actions héroïques. Décidément, Coulignan n'était pas sur les chemins de l'Histoire !

Alors, après leur entraînement, quelques-uns poussaient une pointe chez Guérin pour prendre un verre. Bientôt, ils s'attablèrent aussi pour manger et prirent l'habitude de venir prendre le petit déjeuner. Oh, ils n'étaient pas très nombreux mais leur arsenal inquiétait. Et ceci d'autant plus que Fritzou descendait à la même heure pour prendre lui aussi son petit déjeuner avec sa garde du corps. On ne craignait pas que Fritzou se livre à une démonstration de fidélité envers son Führer; on craignait plutôt qu'une tête mal réveillée fasse une esclandre. Madame Guérin veillait sur cette assemblée pour le moins incongrue : celui-ci ignorant la présence de ceux-là, ceux-là rongeant leur frein sans oser parler trop haut !

Un matin justement, quelques jours après la coupure du fil de téléphone, alors que tout le monde mangeait le petit déjeuner, voilà le tocsin qui sonne !

Stupeur ! Silence. Pas de doute, le tocsin ! Alors, précipitation ! panique ! Tous bondissent sur leurs armes, se bousculent, se trompent : dans les courroies du masque à gaz suspendu derrière la chaise, prend le Mauser, le rend, prend sa Sten; des tasses sont renversées; Madame Guérin active, de sa voix de crécelle, toute la débandade ... Les F.F.I. se précipitent par la porte de derrière pour se dissoudre dans le verger ... et Fritzou sort dans la rue où il se campe martialement, jambes écartées, pouce droit dans la bretelle du fusil et grenade glissée dans le ceinturon. Martial !

Quelques instants plus tard, arrive une moto avec un side-car portant trois S.S., branchages dans le filet des casques et mitraillette en travers de la poitrine. Le type, dans le side-car, manie une mitrailleuse légère dont la bande brille au soleil déjà haut. Ils arrivent lentement, scrutant chaque maison chaque toit, et celui qui est assis derrière le conducteur se retourne constamment. Enfin, ils s'arrêtent devant Fritzou qui claque les talons et salue, le bras tendu, en poussant un vibrant : "Heil Hitler !" auquel les S.S. répondent très mollement tout en continuant à observer le village.

Les deux motocyclistes descendent de leur machine tandis que le mitrailleur balai posément la rue de son arme. Tous les trois, ils sont armés jusqu'aux dents : la derrière Schmeisser, pistolets Walter, grenades à manches et grenades rondes incendiaires accrochées aux harnais, tenue camouflée, ample veste et pantalon bouffant zébré. Au col, la Tête de Mort. Fritzou les croyait depuis longtemps remontés sur le front de Normandie ou en Russie ... Il y en a donc partout !

Parce que Fritzou, il ne bouge pas et répond aux questions parfaitement à l'aise. Enfin ... assez à l'aise, sachant bien que les F.F.I. ont déguerpi et que madame Guérin a remis déjà de l'ordre dans la salle du bistrot. Il leur dit que le village est calme, qu'il est chargé de l'ordre, qu'il n'y a pas de terrosristen dans la commune ou, que s'il y en a, ils se tiennent prudemment tranquilles. Un troupeau de vaches remonte, à ce moment-là, de l'abreuvoir et, devant ce paysage bucolique, les S.S. semblent se détendre un peu. Fritzou a repris la position de repos et donne des détails précis sur la situation, détails qui ne semblent guère impressionner les guerriers.

Le type à la mitrailleuse descend à son tour, dégage l'arme de son affût et la prend dans ses bras comme un bébé, enroulant une bande tel un châle d'or autour de ses épaules. Le bistrot. Ils vont tous les trois prendre un verre au bistrot. Le cœur de Fritzou se met à battre un peu plus fort mais retrouve son calme à la vue de Madame Guérin qui ouvre la porte complaisamment.

Fritzou donne un grand coup de poing sur le comptoir et, d'une voix de stentor un peu éraillée, lance un viril : "Poire !"

Guérin s'empresse, tout ce qu'il a de plus affable :

- "Bonjour Messieurs."

- "Poire !" tonne à nouveau Fritzou avec autorité.

Guérin apporte des verres et une bouteille de blanc. Les S.S. avalent sec, sans rien dire. Le mitrailleur fait face à la porte d'entrée, les autres sont tournés vers le fond du bistrot ... regardent les photos de l'équipe de football Poitevine collées au mur, le miroir et les dorures ... sans rien dire ...

A ce moment, l'oncle Georges se dressa à la hauteur des événements. Il avait tout observé de son étude, de l'autre côté de la rue, et le voilà qui rapplique avec un panier de légumes frais qu'il offre aux S.S. à l'instant où ceux-ci sortent du bistrot.

L'étonnement de Fritzou ! Bouche bée ! Les S.S. aussi furent surpris regardant alternativement le réserviste hébété et l'oncle au sourire figé ... Puis ils se détendirent (Fritzou aussi) et remercièrent, glacials, l'oncle qui leur souhaita : "Bon Voyage !"

Les terreurs avaient à peine casé les légumes et les fruits dans le side-car qu'un autre villageois accourut avec sa voisine pour offrir d'autres légumes et d'autres fruits !

Les S.S se tenaient-là, incrédules, regardant à droite et à gauche, soupesant les dons qu'on leur offrait et ne sachant quelle contenance prendre ... Et puis, d'un seul coup, ils éclatèrent de rire, rire aux larmes, se montrant les uns aux autres leur butin en s'esclaffant bruyamment ! Ils remplirent leurs grandes poches de vareuse, mordirent à pleines dents des poires et partirent hilares. Sans même répondre au "Heil Hitler !" de Fritzou, un panier accroché au guidon et des oignons en bandoulière. Une minute plus tard, ils avaient contourné l'église et disparaissaient vers Poitiers.

Fritzou poussa un soupir, cracha par terre et siffla "Schweinhünde" entre ses dents.

Quelques jours plus tard, la garnison de Poitiers décampait hâtivement. Fritzou, oublié, abandonné, troqua son uniforme pour des habits civils et, en attendant la fin des hostilités, alla travailler chez le boulanger.


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