Amérique 🗽 - Et si l'Amérique avait été Française ?
A l'automne 1604, il y a quatre cents ans, un petit groupe de Français crée la première colonie en Amérique du Nord, devançant de peu les Anglais. Mais l'aventure tourne mal. Récit d'une occasion perdue.
Vu de la rive nord, Sainte-Croix apparaît minuscule. Quelques mètres carrés de terre sableuse cerclés de rochers et de sapins noirs. Un îlot plus qu'une île, fiché à l'embouchure de la rivière du même nom, dans un paysage austère de forêts et de lacs glacés.
Si petit, si désolé qu'on se prend à douter : comment diable des hommes ont-ils pu choisir cet endroit pour créer, il y a quatre cents ans, le premier établissement français en Amérique du Nord - et même le premier établissement tout court (si on excepte la Floride espagnole), puisque les Anglais ne s'installeront que trois ans plus tard ?
L'hiver dernier, raconte le guide, un photographe est venu ici en raquettes. Son appareil a gelé en deux minutes. Au XVIIe siècle, ajoute-t-il, les hivers étaient encore plus rudes : - 35 °C en moyenne, contre "seulement - 25 °C" aujourd'hui. Les climatologues parlent de "mini-ère glaciaire". A l'époque, l'été indien ne durait que quelques jours.
En 1604, les premières neiges étaient tombées le 6 octobre. Et le 3 décembre, le piège s'était refermé : la rivière charriait des blocs de glace chahutés par les marées. Le passage vers les rives était désormais impossible. Finis la chasse, la pêche, le ramassage des coquillages, la cueillette. Perdus, aussi, les légumes plantés pendant l'été sur les berges, et l'eau potable, et le bois de chauffage. L'île refuge devenait prison. Les Français avaient cru y être à l'abri des indigènes, des Espagnols qui remontaient les côtes depuis la Floride, des ours, des loups. Ils allaient y mourir par dizaines. De froid, et surtout de scorbut, faute de vitamines. Des 79 hommes installés dans l'île à l'automne 1604, 34 seulement survivraient au printemps 1605 - dont une vingtaine fort mal en point.
Sainte-Croix est aujourd'hui un "lieu historique international". Située à cheval sur la frontière des Etats-Unis et du Canada, à 400 kilomètres au nord de Boston, l'île est cogérée par le service des parcs des deux pays. On ne la visite plus, on la regarde, d'une rive ou de l'autre. Le côté américain est moins lugubre. On voit un arpent de prairie, une plage grande comme un ourlet, une petite colline et, bien entendu, une croix. L'espace d'un hiver, il y eut pourtant là un vrai village, avec son four à pain, sa forge, sa chapelle et, regardant l'Est, son cimetière. Pour un Français, c'est un lieu d'émotion. Sans tomber dans l'histoire fiction, difficile de ne pas y rêver d'une Amérique française au destin radicalement différent. Car tout s'est joué ici, il y a quatre cents ans, à un cheveu. Quelques kilomètres, quelques jours, quelques degrés de plus ou de moins et la Nouvelle-France aurait supplanté la Nouvelle-Angleterre.
Les Français étaient les premiers depuis longtemps, si l'on peut dire, et les mieux préparés à conquérir le continent. Avant même que François Ier envoie Verrazano reconnaître les côtes en 1524, et Cartier explorer le Saint-Laurent en 1534, les pêcheurs de Saint-Malo, de Honfleur, de La Rochelle ou les pilotes basques de Bayonne avaient découvert la route de la morue. Profitant des courants et des alizés, ils faisaient provision de sel en Saintonge au printemps, puis traversaient l'Atlantique par le sud pour remonter depuis la Floride jusqu'aux bancs de Terre-Neuve et de l'Acadie. A l'automne, ils repartaient en France.
D'année en année, ces pêcheurs avaient tissé des liens avec les indigènes de la côte. Le troc nourrissait un commerce dit "de pacotille", mené par les officiers pour leur propre compte, en sus des cargaisons officielles. En l'occurrence, il s'agissait de fourrures - lynx, loup, martre, loutre, castor, etc. Certaines tribus, comme les Micmacs ou les Algonquins, s'étaient ainsi posées en intermédiaires entre les étrangers et les tribus de l'intérieur, dont ils collectaient les peaux. Le trafic avait pris une telle ampleur que certains explorateurs, croyant débarquer en terre vierge au milieu du XVIe siècle, découvrirent avec stupéfaction des "sauvages" parlant le basque, vêtus à l'occidentale et parfaitement au fait des cours des peaux. Des dizaines de navires sillonnaient ainsi chaque année l'Atlantique, mais l'implantation française se limitait à quelques comptoirs saisonniers. L'Amérique du Nord n'était pas le Pérou : ni épices ni or, les "diamants du Canada" de Cartier n'étaient que du quartz. La pêche ne nécessitait guère de logistique à terre. Quant au fameux passage vers la Chine par l'ouest, il restait pour le moins hypothétique. Pour tout dire, le pays avait fort mauvaise réputation et le fou du roi Henri IV se moquait de ceux qui s'acharnaient à " tirer des épines du Canada".
Une mode absurde va tout changer. A la fin du XVIe siècle, les élégants du royaume s'entichent du chapeau de castor. Cet animal, alors assimilé à un poisson, est paré des vertus les plus étranges : on dit que sa morsure est féroce, qu'il se castre en cas de capture... Les qualités de son poil, rasé puis foulé pour en faire un feutre à la fois chaud et imperméable, sont connues, mais l'usage s'en est perdu en raison de l'épuisement de l'espèce en Europe. L'arrivée des fourrures canadiennes relance la vogue. Les prix s'envolent.
Le vieux commerce "de pacotille" devient un fructueux négoce international, la fourrure justifiant à elle seule l'armement de bateaux et la création de postes de traite. La colonisation peut désormais s'appuyer sur une base économique. Manque encore la volonté politique. Henri IV est tenté, mais le sage Sully s'oppose à toute aventure coloniale, arguant qu'elle n'est pas dans le génie français. De fait, les premiers essais sont marqués par une incroyable malchance, probablement "aidée" par les rivalités commerciales. Car les Français ne sont pas seuls. Anglais et Hollandais sont, eux aussi, de plus en plus intéressés par le Nouveau Monde. C'est ce qui décide Henri IV. En 1603, il se laisse convaincre par un de ses anciens compagnons d'armes, gentilhomme protestant originaire de Saintonge.
A 45 ans, Pierre Dugua, sieur de Mons, est un têtu aimable, courageux et un peu rêveur, un Cyrano de l'Atlantique. Enthousiasmé par un premier voyage de pure curiosité, en 1599, à Tadoussac, un comptoir situé sur le Saint-Laurent, il a vendu tous ses biens et engagé la dot de sa riche épouse pour se lancer dans l'aventure. Henri IV lui octroie un monopole de dix ans sur le commerce des fourrures canadiennes. En contrepartie, le nouveau "lieutenant général" s'engage à fonder à ses frais une colonie de peuplement en Acadie. Le système ne coûte rien à l'Etat mais il est soumis aux aléas du privé. Les rivaux exclus crient au scandale, de même que les chapeliers parisiens et les fourreurs, tous hostiles au monopole qu'ils n'auront de cesse de casser, quitte à s'allier aux Hollandais, concurrents naturels des Français puisque Anvers est la plaque tournante du négoce de fourrures.
Le Saintongeais, diplomate, parvient néanmoins à fédérer au sein d'une Compagnie les intérêts bretons, normands, charentais et basques. Le 10 avril 1604, deux navires quittent Honfleur chargés de 200 hommes. Dugua a recruté, outre quelques soldats et marins, une soixantaine d'artisans, charpentiers, tailleurs de pierre, cuisinier, etc. L'expédition compte aussi un prêtre catholique et un pasteur protestant (qui en viendront aux mains et seront enterrés ensemble, par dérision), un interprète noir (c'est l'usage), ainsi qu'un mineur croate - on n'a pas tout à fait abandonné l'espoir de découvrir de l'or, ni d'ailleurs de trouver la fameuse route pour la Chine. Elle est dirigée par une poignée d'aventuriers, amis du lieutenant général, comme Jean de Poutrincourt, qui assurera la défense de la future colonie, ou François Gravé du Pont, marchand et capitaine expérimenté. Embarque aussi un jeune géographe explorateur, Samuel Champlain, autre Saintongeais - mais catholique - qui deviendra, au Québec, beaucoup plus célèbre que Dugua le huguenot.
Ce dernier, jugeant la région de Tadoussac peu fertile et trop froide, a choisi l'Acadie, plus au sud, tenue par les pêcheurs pour un pays de cocagne. Le premier bateau aborde donc les côtes de l'actuelle Nouvelle-Ecosse le 13 mai. Là, plusieurs semaines précieuses sont perdues à guetter le second navire, puis les hommes partis à sa rencontre. Le prêtre s'égare, on ne le retrouve que trois semaines plus tard. En attendant, l'expédition cabote dans la baie de Fundy en quête d'un point de chute. Le 24 juin enfin, Dugua de Mons opte, faute de mieux, pour l'île de Sainte-Croix.
Le choix, on l'a vu, est malheureux mais les nouveaux colons ont des excuses. L'île est située à la même latitude que La Rochelle, ce qui laisse espérer un climat tempéré, les eaux sont fort poissonneuses, les rivages giboyeux et les autochtones rompus aux contacts avec les Européens. Mais début septembre, à peine les deux navires sont-ils repartis pour la France livrer les fourrures que l'air fraîchit brutalement. Des doutes effleurent Dugua de Mons, qui envoie le jeune Champlain à bord du dernier petit bateau resté au mouillage pour explorer les côtes du Maine et trouver un havre plus propice. Hélas, le temps presse désormais. Champlain, voyant l'hiver arriver, rebrousse chemin et rejoint Sainte-Croix bredouille. La suite est connue : le premier "hivernement", comme disent les Québécois, est meurtrier.
Au mois de juin 1605, lorsque Gravé du Pont et de Poutrincourt retrouvent les survivants, la colonie décide de déménager. A deux reprises, en 1605 puis encore en 1606, les Français descendront la côte en quête d'un "port convenable, en bonne température d'air". Ils iront jusqu'à Cape Cod et camperont à Plymouth - quinze ans avant que les "Pilgrim Fathers" (les Pères pèlerins) - n'y fondent la Nouvelle-Angleterre. Les lieux sont effectivement propices, mais les indigènes locaux, hostiles. Compte tenu de l'hécatombe initiale, les Français ne sont plus assez nombreux pour les affronter - les renforts sont rares et chers. Faisant de nécessité vertu, les colons coopéreront dès lors avec les autochtones, qu'ils tenteront de convertir et épouseront même à l'occasion. Dans le futur Massachusetts, ils se heurtent à d'autres tribus, peu habituées aux Blancs. Une première escarmouche en 1605, puis une vraie bataille rangée, en 1606, les obligent à rebrousser chemin, sans pouvoir aller plus au sud.
Ils s'installent finalement à Port Royal (futur Annapolis Royal), un site magnifique accroché aux berges d'un vaste port naturel sur la côte ouest de la Nouvelle-Ecosse, qui deviendra le berceau de l'Acadie. Les colons ont tiré la leçon de l'expérience. Les habitations de Sainte-Croix sont rebâties, cette fois en rectangle, autour d'une cour et d'un puits, afin de couper le froid. On plante du blé et des pommiers, on se calfeutre et, surtout, on fait ripaille. Sur une idée de Champlain, ils créent l'"Ordre du bon temps", dont chaque membre, à tour de rôle, doit régaler et distraire ses compères. Ce sera le premier "club" nord-américain. Dans ces conditions, les second et troisième hivers sont moins tragiques que le premier, et la colonie s'est presque acclimatée lorsque les Hollandais arraisonnent deux navires chargés à ras bord de fourrures. Le coup est si dur que le monopole de Dugua de Mons tombe, victime d'obscures cabales. En septembre 1607, après quarante mois d'existence, le premier établissement français du Nouveau Monde doit fermer ses portes. Les colons regagnent la France. Ils reviendront, mais un peu tard. L'occasion est passée.
Ironie de l'histoire, cette même année 1607, tandis que les Français réembarquent la mort dans l'âme, les Anglais, eux, débarquent, plus au sud, à Jameston (Virginie), où ils fondent une très prospère colonie de tabac. L'Amérique anglophone est née.
Les Français feront souche, certes, en Acadie, et surtout, dès 1608, au Québec où Champlain fondera un nouveau pays, avec l'appui politique et financier du fidèle Dugua de Mons, resté à Paris défendre la Nouvelle-France et qui finira ruiné. Mais, jamais ils ne parviendront à reprendre le dessus. La colonie restera durablement sous-peuplée, mal en cour et mal défendue contre les Anglais, jusqu'à la cession, en 1755 de l'Acadie, puis en 1763 des provinces du Saint-Laurent, et enfin, en 1803 de la Louisiane.
Souvenir durable du premier "hivernement"? Un siècle et demi plus tard, Voltaire décrira encore le Canada comme "un pays glacé huit mois par an, peuplé de barbares, d'ours et de castors".
© Véronique Maurus Article paru dans l'édition du 14.11.04 LE MONDE | 13.11.04 | 15h48
Vu de la rive nord, Sainte-Croix apparaît minuscule. Quelques mètres carrés de terre sableuse cerclés de rochers et de sapins noirs. Un îlot plus qu'une île, fiché à l'embouchure de la rivière du même nom, dans un paysage austère de forêts et de lacs glacés.
Si petit, si désolé qu'on se prend à douter : comment diable des hommes ont-ils pu choisir cet endroit pour créer, il y a quatre cents ans, le premier établissement français en Amérique du Nord - et même le premier établissement tout court (si on excepte la Floride espagnole), puisque les Anglais ne s'installeront que trois ans plus tard ?
L'hiver dernier, raconte le guide, un photographe est venu ici en raquettes. Son appareil a gelé en deux minutes. Au XVIIe siècle, ajoute-t-il, les hivers étaient encore plus rudes : - 35 °C en moyenne, contre "seulement - 25 °C" aujourd'hui. Les climatologues parlent de "mini-ère glaciaire". A l'époque, l'été indien ne durait que quelques jours.
En 1604, les premières neiges étaient tombées le 6 octobre. Et le 3 décembre, le piège s'était refermé : la rivière charriait des blocs de glace chahutés par les marées. Le passage vers les rives était désormais impossible. Finis la chasse, la pêche, le ramassage des coquillages, la cueillette. Perdus, aussi, les légumes plantés pendant l'été sur les berges, et l'eau potable, et le bois de chauffage. L'île refuge devenait prison. Les Français avaient cru y être à l'abri des indigènes, des Espagnols qui remontaient les côtes depuis la Floride, des ours, des loups. Ils allaient y mourir par dizaines. De froid, et surtout de scorbut, faute de vitamines. Des 79 hommes installés dans l'île à l'automne 1604, 34 seulement survivraient au printemps 1605 - dont une vingtaine fort mal en point.
Sainte-Croix est aujourd'hui un "lieu historique international". Située à cheval sur la frontière des Etats-Unis et du Canada, à 400 kilomètres au nord de Boston, l'île est cogérée par le service des parcs des deux pays. On ne la visite plus, on la regarde, d'une rive ou de l'autre. Le côté américain est moins lugubre. On voit un arpent de prairie, une plage grande comme un ourlet, une petite colline et, bien entendu, une croix. L'espace d'un hiver, il y eut pourtant là un vrai village, avec son four à pain, sa forge, sa chapelle et, regardant l'Est, son cimetière. Pour un Français, c'est un lieu d'émotion. Sans tomber dans l'histoire fiction, difficile de ne pas y rêver d'une Amérique française au destin radicalement différent. Car tout s'est joué ici, il y a quatre cents ans, à un cheveu. Quelques kilomètres, quelques jours, quelques degrés de plus ou de moins et la Nouvelle-France aurait supplanté la Nouvelle-Angleterre.
Les Français étaient les premiers depuis longtemps, si l'on peut dire, et les mieux préparés à conquérir le continent. Avant même que François Ier envoie Verrazano reconnaître les côtes en 1524, et Cartier explorer le Saint-Laurent en 1534, les pêcheurs de Saint-Malo, de Honfleur, de La Rochelle ou les pilotes basques de Bayonne avaient découvert la route de la morue. Profitant des courants et des alizés, ils faisaient provision de sel en Saintonge au printemps, puis traversaient l'Atlantique par le sud pour remonter depuis la Floride jusqu'aux bancs de Terre-Neuve et de l'Acadie. A l'automne, ils repartaient en France.
D'année en année, ces pêcheurs avaient tissé des liens avec les indigènes de la côte. Le troc nourrissait un commerce dit "de pacotille", mené par les officiers pour leur propre compte, en sus des cargaisons officielles. En l'occurrence, il s'agissait de fourrures - lynx, loup, martre, loutre, castor, etc. Certaines tribus, comme les Micmacs ou les Algonquins, s'étaient ainsi posées en intermédiaires entre les étrangers et les tribus de l'intérieur, dont ils collectaient les peaux. Le trafic avait pris une telle ampleur que certains explorateurs, croyant débarquer en terre vierge au milieu du XVIe siècle, découvrirent avec stupéfaction des "sauvages" parlant le basque, vêtus à l'occidentale et parfaitement au fait des cours des peaux. Des dizaines de navires sillonnaient ainsi chaque année l'Atlantique, mais l'implantation française se limitait à quelques comptoirs saisonniers. L'Amérique du Nord n'était pas le Pérou : ni épices ni or, les "diamants du Canada" de Cartier n'étaient que du quartz. La pêche ne nécessitait guère de logistique à terre. Quant au fameux passage vers la Chine par l'ouest, il restait pour le moins hypothétique. Pour tout dire, le pays avait fort mauvaise réputation et le fou du roi Henri IV se moquait de ceux qui s'acharnaient à " tirer des épines du Canada".
Une mode absurde va tout changer. A la fin du XVIe siècle, les élégants du royaume s'entichent du chapeau de castor. Cet animal, alors assimilé à un poisson, est paré des vertus les plus étranges : on dit que sa morsure est féroce, qu'il se castre en cas de capture... Les qualités de son poil, rasé puis foulé pour en faire un feutre à la fois chaud et imperméable, sont connues, mais l'usage s'en est perdu en raison de l'épuisement de l'espèce en Europe. L'arrivée des fourrures canadiennes relance la vogue. Les prix s'envolent.
Le vieux commerce "de pacotille" devient un fructueux négoce international, la fourrure justifiant à elle seule l'armement de bateaux et la création de postes de traite. La colonisation peut désormais s'appuyer sur une base économique. Manque encore la volonté politique. Henri IV est tenté, mais le sage Sully s'oppose à toute aventure coloniale, arguant qu'elle n'est pas dans le génie français. De fait, les premiers essais sont marqués par une incroyable malchance, probablement "aidée" par les rivalités commerciales. Car les Français ne sont pas seuls. Anglais et Hollandais sont, eux aussi, de plus en plus intéressés par le Nouveau Monde. C'est ce qui décide Henri IV. En 1603, il se laisse convaincre par un de ses anciens compagnons d'armes, gentilhomme protestant originaire de Saintonge.
A 45 ans, Pierre Dugua, sieur de Mons, est un têtu aimable, courageux et un peu rêveur, un Cyrano de l'Atlantique. Enthousiasmé par un premier voyage de pure curiosité, en 1599, à Tadoussac, un comptoir situé sur le Saint-Laurent, il a vendu tous ses biens et engagé la dot de sa riche épouse pour se lancer dans l'aventure. Henri IV lui octroie un monopole de dix ans sur le commerce des fourrures canadiennes. En contrepartie, le nouveau "lieutenant général" s'engage à fonder à ses frais une colonie de peuplement en Acadie. Le système ne coûte rien à l'Etat mais il est soumis aux aléas du privé. Les rivaux exclus crient au scandale, de même que les chapeliers parisiens et les fourreurs, tous hostiles au monopole qu'ils n'auront de cesse de casser, quitte à s'allier aux Hollandais, concurrents naturels des Français puisque Anvers est la plaque tournante du négoce de fourrures.
Le Saintongeais, diplomate, parvient néanmoins à fédérer au sein d'une Compagnie les intérêts bretons, normands, charentais et basques. Le 10 avril 1604, deux navires quittent Honfleur chargés de 200 hommes. Dugua a recruté, outre quelques soldats et marins, une soixantaine d'artisans, charpentiers, tailleurs de pierre, cuisinier, etc. L'expédition compte aussi un prêtre catholique et un pasteur protestant (qui en viendront aux mains et seront enterrés ensemble, par dérision), un interprète noir (c'est l'usage), ainsi qu'un mineur croate - on n'a pas tout à fait abandonné l'espoir de découvrir de l'or, ni d'ailleurs de trouver la fameuse route pour la Chine. Elle est dirigée par une poignée d'aventuriers, amis du lieutenant général, comme Jean de Poutrincourt, qui assurera la défense de la future colonie, ou François Gravé du Pont, marchand et capitaine expérimenté. Embarque aussi un jeune géographe explorateur, Samuel Champlain, autre Saintongeais - mais catholique - qui deviendra, au Québec, beaucoup plus célèbre que Dugua le huguenot.
Ce dernier, jugeant la région de Tadoussac peu fertile et trop froide, a choisi l'Acadie, plus au sud, tenue par les pêcheurs pour un pays de cocagne. Le premier bateau aborde donc les côtes de l'actuelle Nouvelle-Ecosse le 13 mai. Là, plusieurs semaines précieuses sont perdues à guetter le second navire, puis les hommes partis à sa rencontre. Le prêtre s'égare, on ne le retrouve que trois semaines plus tard. En attendant, l'expédition cabote dans la baie de Fundy en quête d'un point de chute. Le 24 juin enfin, Dugua de Mons opte, faute de mieux, pour l'île de Sainte-Croix.
Le choix, on l'a vu, est malheureux mais les nouveaux colons ont des excuses. L'île est située à la même latitude que La Rochelle, ce qui laisse espérer un climat tempéré, les eaux sont fort poissonneuses, les rivages giboyeux et les autochtones rompus aux contacts avec les Européens. Mais début septembre, à peine les deux navires sont-ils repartis pour la France livrer les fourrures que l'air fraîchit brutalement. Des doutes effleurent Dugua de Mons, qui envoie le jeune Champlain à bord du dernier petit bateau resté au mouillage pour explorer les côtes du Maine et trouver un havre plus propice. Hélas, le temps presse désormais. Champlain, voyant l'hiver arriver, rebrousse chemin et rejoint Sainte-Croix bredouille. La suite est connue : le premier "hivernement", comme disent les Québécois, est meurtrier.
Au mois de juin 1605, lorsque Gravé du Pont et de Poutrincourt retrouvent les survivants, la colonie décide de déménager. A deux reprises, en 1605 puis encore en 1606, les Français descendront la côte en quête d'un "port convenable, en bonne température d'air". Ils iront jusqu'à Cape Cod et camperont à Plymouth - quinze ans avant que les "Pilgrim Fathers" (les Pères pèlerins) - n'y fondent la Nouvelle-Angleterre. Les lieux sont effectivement propices, mais les indigènes locaux, hostiles. Compte tenu de l'hécatombe initiale, les Français ne sont plus assez nombreux pour les affronter - les renforts sont rares et chers. Faisant de nécessité vertu, les colons coopéreront dès lors avec les autochtones, qu'ils tenteront de convertir et épouseront même à l'occasion. Dans le futur Massachusetts, ils se heurtent à d'autres tribus, peu habituées aux Blancs. Une première escarmouche en 1605, puis une vraie bataille rangée, en 1606, les obligent à rebrousser chemin, sans pouvoir aller plus au sud.
Ils s'installent finalement à Port Royal (futur Annapolis Royal), un site magnifique accroché aux berges d'un vaste port naturel sur la côte ouest de la Nouvelle-Ecosse, qui deviendra le berceau de l'Acadie. Les colons ont tiré la leçon de l'expérience. Les habitations de Sainte-Croix sont rebâties, cette fois en rectangle, autour d'une cour et d'un puits, afin de couper le froid. On plante du blé et des pommiers, on se calfeutre et, surtout, on fait ripaille. Sur une idée de Champlain, ils créent l'"Ordre du bon temps", dont chaque membre, à tour de rôle, doit régaler et distraire ses compères. Ce sera le premier "club" nord-américain. Dans ces conditions, les second et troisième hivers sont moins tragiques que le premier, et la colonie s'est presque acclimatée lorsque les Hollandais arraisonnent deux navires chargés à ras bord de fourrures. Le coup est si dur que le monopole de Dugua de Mons tombe, victime d'obscures cabales. En septembre 1607, après quarante mois d'existence, le premier établissement français du Nouveau Monde doit fermer ses portes. Les colons regagnent la France. Ils reviendront, mais un peu tard. L'occasion est passée.
Ironie de l'histoire, cette même année 1607, tandis que les Français réembarquent la mort dans l'âme, les Anglais, eux, débarquent, plus au sud, à Jameston (Virginie), où ils fondent une très prospère colonie de tabac. L'Amérique anglophone est née.
Les Français feront souche, certes, en Acadie, et surtout, dès 1608, au Québec où Champlain fondera un nouveau pays, avec l'appui politique et financier du fidèle Dugua de Mons, resté à Paris défendre la Nouvelle-France et qui finira ruiné. Mais, jamais ils ne parviendront à reprendre le dessus. La colonie restera durablement sous-peuplée, mal en cour et mal défendue contre les Anglais, jusqu'à la cession, en 1755 de l'Acadie, puis en 1763 des provinces du Saint-Laurent, et enfin, en 1803 de la Louisiane.
Souvenir durable du premier "hivernement"? Un siècle et demi plus tard, Voltaire décrira encore le Canada comme "un pays glacé huit mois par an, peuplé de barbares, d'ours et de castors".
© Véronique Maurus Article paru dans l'édition du 14.11.04 LE MONDE | 13.11.04 | 15h48