Jacques Bourlaud 🩺 - La coloniale : en attente d'affectation
Vous avez choisi la Coloniale ? Eh bien ! Vous y êtes.
Le Médecin-Commandant devant lequel je me présentais avait l’air désabusé.
Il y avait de quoi.
Comme tous les officiers affectés au C.T.T.C.I. d’Agen, il n’avait plus d’espoir que dans le tour de départ outre-mer. Partir n’importe où mais s’éloigner de cette caserne.
Le C.T.T.I.C. ou Centre de Transit des Troupes Indigènes Coloniales était tout ce que l’on voulait sauf une formation militaire digne de ce nom. Il regroupait des Malgaches et des Indochinois qui, après plus de cinq ans de séjour en Europe et un internement imposé par les Allemands dans des camps situés dans le midi de la France, attendaient un bateau pour être ramenés chez eux et démobilisés.
Comme il ne restait que peu de bateaux en cette fin d’année 45, qu’ils étaient à bout de souffle et que leurs rotations duraient au moins deux mois, l’attente se prolongeait et les hommes étaient à peu-près désœuvrés . Inaction qui était renforcée par des grèves paralysant les plus élémentaires corvées de quartiers, car les Indochinois étaient fortement « travaillés » par la propagande Viet-Minh . Les Malgaches se montraient plus calmes et plus résignés.
Le premier jour, j’ai été frappé par la présence, derrière les bâtiments, de poulaillers de fortune élaborés au moyen de planches de caisses et de vieilles tôles dans un décor de bidonville. Des Indochinois s’affairaient tout autour, plumant des canards et des oies, ébouillantant les volailles abattues.
Les restrictions alimentaires sévissaient encore en France et une certaine presse clamait à haute voix que dans les mess d’officiers on faisait bombance alors que la population civile était réduite à la portion congrue… L’aspect de cette agitation à des fins culinaires évidentes m’incitait à penser que ces rumeurs fielleuses reposaient peut-être sur un fond de vérité.
Mais le soir j’ai eu droit à un potage où nageaient quelques rondelles de carottes, un morceau de viande filandreuse nappé dans uns sauce brunâtre, accompagné de macaronis et pour dessert le choix entre une pomme verte et une part de camembert crayeux.
Pour l’époque c’était acceptable mais cela « ne valait pas le détour »… J’étais plutôt déçu car j’avais espéré une oie farcie ou même un vulgaire poulet rôti.
J’ai compris rapidement les raisons d’existence de ces basses-cours. En effet, les hommes continuaient toujours à recevoir leurs colis de Croix Rouge comme lorsqu’ils étaient internés. Ces colis contenaient des denrées précieuses : du café et du sucre par exemple. Il s’était donc institué autour de la caserne toute une organisation de marché noir et les Indochinois troquaient leurs colis contre des volailles, les Malgaches, des Côtiers moins raffinés, contre du vin rouge.
Mais il n’y eut pas que des choses aussi plaisantes à observer à Agen.
Un Dimanche matin, prenant mon tour de garde à l’infirmerie, j’ai appris qu’un adjudant indochinois était mort dans la nuit.
Un décès dans une infirmerie de corps de troupe ! Il y avait-là de quoi faire hurler le Médecin-Chef ! Et d’ailleurs il n’y a pas manqué lorsque je lui ai rendu compte de la chose par téléphone.
Seulement, je n’y étais pour rien. L’adjudant avait été abattu par quelques balles de pistolet tirées à bout portant. Il s’agissait probablement d’un règlement de comptes entre Vietnamiens et je ne pense pas que l’affaire ait été vraiment élucidée.
Quelques jours plus tard j’étais muté à Fréjus dans une formation du même genre mais réservée aux Africains.
Il n’y a pas eu, à ma connaissance, d’assassinat ni de marché noir spectaculaire, toutefois l’ambiance n’avait rien d’exaltant.
Heureusement le tour de départ est arrivé avec ma désignation pour le Togo.
Je me suis donc embarqué à Marseille à bord d’un porte-avions, le Dixmude. Mon premier contact avec l’Afrique a été le port à charbon d’Oran alors que le soleil levant décorait d’une teinte orangée la falaise qui se dressait à nos yeux.
Deux ou trois jours après, le Dixmude déposait sa cargaison de passagers sur le quai à charbon de Casablanca.
Je suis resté trois semaines dans cette ville, occupé à épouiller les Tirailleurs Sénégalais qui avaient été en contact avec des malades atteints de typhus récurrent. Puis le paquebot Pasteur est arrivé et a absorbé cinq à six mille hommes.
J’ai eu la joie d’y retrouver ma femme et mes trois enfants. La vie était belle.
Il y eut encore trois semaines d’attente à Dakar où nous avons été débarqués sur un troisième quai à charbon… Il m’a fallu encore une fois épouiller les mêmes tirailleurs et enfin un petit bateau, le Banfora, a déposé toute la famille à Cotonou.
Le Banfora
Ce fut ensuite la route jusqu’à Lomé et un voyage en chemin de fer qui m’a rapproché de ma destination définitive : Sokodé.
C’était ma première affectation africaine, la première fois que je me trouvais seul pour travailler et prendre conscience de mes possibilités. J’y suis resté deux ans et demi et il demeure au fond de moi un souvenir sentimental inoubliable.
Mon épouse a partagé cette impression et, plus tard, ayant eu plusieurs fois l’occasion d’y retourner passer un ou deux jours, nous avons toujours éprouvé autant d’émotion joyeuse.