Chroniques familiales 📖 - L'origine des métis au Québec
Note : les liens cités dans cet article repiqué en 2015 ne fonctionnent plus, notamment celui de l'article original
Mon nom est Pierre Montour, je suis né au début des années 50 à Montréal, province de Québec. Je ne suis pas un "méchant séparatiste" ni un vilain terroriste québécois voulant la séparation du Québec du restant du Canada, comme le veut une certaine image négative des Québécois véhiculée aux États-Unis.
J'ai vécu une enfance normale, avec ses joies et ses peines, comme tous les gamins et gamines de Montréal. Je me suis intéressé à la question de mes origines indiennes vers l'âge de 12 ans, en entendant mon grand-père, Hervé Montour, mes oncles et mon père parler de l'existence d'une Indienne dans l'arbre généalogique familial. L'idée semblait irriter mon père qui refusait obstinément d'en parler, comme la majorité des Canadiens-Français de l'époque niant tout métissage que ce soit.
Mon grand-père a alors demandé à son neveu, Lionel Montour, Oblat, de dresser l'arbre généalogique familial. Quelques temps plus tard, "Linel" a livré un arbre "plein de trous", où l'on ne retrouvait que l'existence d'une indienne sokokise unie à Louis Couc dit Montour, le frère de mon ancêtre Angélique Couc dite Montour. En d'autres mots, mes sœurs, mon frère et moi n'avions pas ce qui était convenu d'appeler du "sang indien" coulant dans nos veines.
J'en ai reparlé une fois avec mon père, plusieurs années plus tard, aux funérailles de mon grand-père. Les traits de ce dernier reposant dans un cercueil ressemblaient en effet à s'y méprendre à ceux d'un Chef Indien. Mais quand j'en ai fait la remarque à mon père, celui-ci m'a répondu sèchement que ce n'était pas le temps d'en discuter.
Les années ont passé. En 1979, coup de théâtre, l'historienne française Simone Vincens publie un roman historique retraçant l'histoire des Couc dit Montour, entre 1650 et 1750 : Madame Montour et son temps. Cette fois, il n'y a plus de doutes possibles. Nous avions bel et bien du "sang sauvage" dans les veines, le père d'Angélique, Pierre Couc dit La Fleur, ayant marié l'Algonquienne Marie Mite8ameg8k8e en 1657 à Trois-Rivières, chose que c'était bien gardé de nous dire le bon "Linel". Mais pourquoi ce dernier nous avait-il menti?
J'ai trouvé une partie de la réponse récemment, au hasard de la lecture de la thèse de l'historienne Sylvie Savoie, intitulée : "Métissage et alliances à l'époque de la Nouvelle-France", présentée lors d'une conférence à la Société historique de Saint-Romuald en novembre 2000.
"Au Québec, dit-elle, le discours historique traditionnel prônait l'homogénéité de la société de la Nouvelle-France. Il présentait une société d'origine française et catholique (d'où descendaient des Québécois "pure laine"). On ne parlait pas vraiment de la présence d'étrangers ni d'esclaves, dans la colonie française. Et le discours minimisait l'importance du métissage en insistant sur l'insignifiance numérique de ce phénomène.
"A la fin du 19e siècle, l'historien Benjamin Sulte évaluait à 30, tout en disant qu'il exagérait les chiffres, le nombre de mariages interethniques jusqu'en 1700. Il en prévoyait encore moins pour le 18e siècle.
De son côté, l'abbé et généalogiste Cyprien Tanguay (auteur du Dictionnaire généalogique du même nom) dénombrait 95 unions mixtes pour les deux siècles. À leurs yeux, ces résultats prouvaient sans aucun doute que les Canadiens français avaient peu (ou même pas du tout) de "sang sauvage".
"Après la publication, en 1859, de L'Origine des espèces de Darwin, la théorie voulant que les races représentent différents stades d'évolution fait rapidement des adeptes. Plusieurs croyaient à l'existence de races inférieures et supérieures. La théorie de l'évolution et l'idée de la pureté de la race ont pénétré lentement au Québec. Mais, au début du 20e siècle, les théories raciales se sont implantées au Canada français.
"Certains intellectuels, dont le père capucin Alexis, ont appliqué cette théorie aux Noirs et aux Indiens. En 1920, il affirme : Que les noirs, les indiens et une foule d'autres races soient inférieures aux blancs, cela se constate scientifiquement, c'est-à-dire par l'observation directe des faits. "Avec cette théorie, voulant que les Amérindiens fassent partie d'une race inférieure, leur image s'est donc rapidement détériorée au Québec. "De plus, à partir du moment où une histoire nationale a commencé à s'affirmer au Québec (avec François-Xavier Garneau et son Histoire du Canada en 1845), les rares sentiments de sympathie à l'égard des Indiens sont disparus.
"L'admiration que Garneau éprouvait pour les vaillants découvreurs était inversement proportionnelle au mépris qu'il ressentaient à l'égard des naturels du pays. "Les contours plutôt racistes de l'histoire du Canada seront accentués par ses successeurs et les principaux éléments de son récit seront repris dans les années suivantes. C'est un modèle qui sera bon pour un siècle environ. On insistera sur l'héroïsme des Français, les vices des Indiens païens, la menace des Iroquois et la puissance "rédemptrice" de l'Église catholique.
"Les historiens canadiens-français vont désormais suivre cette voie d'interprétation. Garneau faisait l'éloge de tous les Indiens alliés de la France. Mais, à l'avenir, seuls les alliés, catholiques, auront droit à des éloges. (Parmi ces alliés, les Abénakis et les Hurons).
"L'histoire romantique et émouvante de l'abbé Henri-Raymond Cagrain (1831-1904), qui était très populaire auprès du public de cette époque, aura aussi une grande influence. Ses écrits ont contribué à répandre l'image du "Sauvage" au Québec. Comme beaucoup de ses contemporains, il croyait en l'infériorité des Amérindiens qui, selon lui, sont en plus féroces et paresseux.
"Selon l'abbé Casgrain, Dieu avait décimé les tribus indiennes pour les punir des traitements barbares qu'elles avaient infligés aux missionnaires et aux colons (1861). "Dans le dernier tiers du 19e siècle, c'était à qui donnerait la meilleure description, la plus horrible, des tortures indiennes.
"L'historien Benjamin Sulte, qui écrit au début des années 1880, dira : "Chacun de nous compte un ancêtre enlevé, brûlé, mangé par les Iroquois" [pourtant cet historien est considéré, marginal, anticlérical, mais nationaliste, même anti-jésuite]. "À la fin du 19e siècle, l'image de l'Indien, en tant que Sauvage, était alors largement répandue et profondément enracinée.
"La conception négative du Sauvage a atteint son sommet au milieu du 20e siècle et toute une série de manuels scolaires des classes élémentaires et secondaires la véhiculaient. Avec la démocratisation de l'enseignement, l'image s'est répandue dans la société canadienne-française.
"Jusque vers les années 1960, l'image du mauvais Indien, du Sauvage, était donc un stéréotype connu de tous. Les Indiens des manuels scolaires étaient hostiles et menaçants. Ils se fondaient dans le milieu hostile dont ils faisaient partie et surgissaient tout à coup, de derrière les arbres, pour attaquer les colons."
Mon père qui connaissait bien son Histoire du Canada ne voulait donc pas être assimilé de quelque façon que ce soit aux Indiens. Il avait peur qu'on dise de lui qu'il était d'une race inférieure.
Voilà qui explique en partie pourquoi il est encore si difficile de mener à bien des recherches sur les origines autochtones des Québécois. Ces derniers ont gardé à l'esprit l'image négative que les historiens ont projeté des Indiens à partir de 1850.
Quand Lamothe Cadillac débarque en Louisiane en 1713, où il est affecté avec la charge de gouverneur, il offre de cette colonie naissante une description calamiteuse : Selon le proverbe, méchant païs, méchantes gens : l'on peut dire que c'est un amas de la lie de Canada, gens de sac et de corde, sans subordination pour la Religion (catholique romaine), et pour le gouverneur, adonné au vice, principalement aux femmes sauvages.
Ainsi, malgré son jugement hautain, Cadillac reconnaît que les premiers colons à s'installer en Louisiane se sont unis aux Sauvagesses. Cette situation n'est pas unique, loin s'en faut.
Ce qui est vrai pour la Louisiane l'est aussi pour le Pays d'En Haut (les Grands Lacs), signale l'historien Gilles Havard, dans Empire et métissages, Indiens et Français dans le Pays d'en Haut, 1660-1715, édition du Septentrion, Presses de l'université de Paris Sorbonne, 2003. En effet, selon Havard, le tableau dressé par Cadillac "aurait pu tout aussi bien convenir à une description du Pays d'en Haut".
D'autre part, selon le raisonnement de Cadillac, le méchant païs où s'installent les hommes libres du continent européen avec les Sauvagesses secréterait des formes de marginalité et de dégénérescence (méchantes gens, lie, vice), en partie liées à l'ensauvagement (femmes sauvages). Selon l'historien Havard, ce discours préfigure la théorie de la dégénérescence coloniale, en vogue à l'époque des Lumières (19e siècle), selon laquelle les animaux, les individus et les institutions humaines perdent leur vitalité et dépérissent une fois transplantés dans le Nouveau Monde.
Il ajoute que cette régression, selon une théorie erronée avancée par Buffon en 1761 et reprise peu après par Cornélius de Pauw, serait liée notamment à l'étendue des forêts, à l'élévation des montagnes et à l'air humide et vicié de l'Amérique, un continent trop jeune qui manquerait de maturité, à l'image de ses habitants, à la "complexion altérée".
Havard continue : "Cornélius de Pauw radicalise le thème de l'altération développée par Buffon en insistant sur la décrépitude de l'espèce humaine en Amérique : cet "abâtardissement " concerne les Amérindiens, à l'infériorité congénitale, mais aussi les métis et les créoles, dont l'oisiveté est également soulignée par l'abbé Raynal."
Or, selon l'officier français Lahontan qui a vécu au 18e siècle en Nouvelle-France, ce discours mensonger et raciste créé de toute pièce par des intellectuels en mal de domination envers les personnes n'ayant pas la peau blanche (les "Peaux-Rouges" et les "Noirs") ne tient pas la route lorsque confronté aux caractéristiques physiques des Métis. En effet, Lahontan écrit :
Car sur ce pied là, les descendants des premiers François qui s'établirent en Canada il y a près de cent ans (et donc à partir de 1604) et qui pour la plupart courent les bois, vivant comme les sauvages, devraient être sans barbe, sans poil, & dégénérer aussi peu à peu en Sauvages, ce qui n'arrive pourtant pas.
Observateur averti à l'œuvre dans la vallée du Saint-Laurent et autour des Grands Lacs, Lahontan nie donc toute dégénération physique. Au surplus, il n'occulte pas le fait que les premiers Européens débarqués en Amérique se sont "indianisés" ou encore "ensauvagés". Au contraire, son texte est clair : les premiers Français qui se sont installés dans la vallée du Saint-Laurent se sont bel et bien unis aux Sauvagesses.
Cela étant dit, Gilles Havard signale que la théorie de la "décrépitude coloniale" trouve un écho lointain dans l'ouvrage célèbre de Marcel Giraud, Le Métis canadien, au 19e siècle. La culture des Français, écrit-il, "qui s'était déjà sensiblement altérée au contact de la nature et des populations sauvages de la colonie (de la vallée du Saint-Laurent), marqua dans cette première étape de la pénétration (vers l'Ouest) un nouveau recul, de par l'affaiblissement des "influences civilisatrices". Giraud insiste donc à son tour sur l'ensauvagement des premiers colons français, tout en l'exprimant à tort en des termes se fondant sur la théorie de l'évolution, selon Darwin.
Autrement dit, Giraud est lui aussi fidèle au discours européen du sauvage et du civilisé en disant que la culture française serait vouée à décliner et à dégénérer au contact des Sauvages. Bref, plusieurs auteurs européens se sont évertués à partir du 18e siècle à défendre la culture française au détriment de celle des Sauvages et leur théorie raciste et ethnocentriste s'est répandue à travers les siècles.
J'ai démontré dans le précédent article comment ce discours a été repris au 19e siècle par les premiers historiens canadiens-français, notamment par François-Xavier Garneau, Benjamin Sulte, l'abbé Tanguay, l'abbé Casgrain et le chanoine Lionel Groulx, qui tous ont défendu à tort l'idéologie de la pureté de la race canadienne-française.
L'historienne Sylvie Savoie précise : La question du métissage préoccupe, surtout à partir du milieu du 19e siècle, au moment où certaines gens pensent que les Canadiens français ont "beaucoup" de sang indien. Des rumeurs de ce genre circulent du côté du Canada anglais ainsi qu'en France. Des Français qualifient le Canada d'un pays de métis et d'Indiens. En 1857, le journal anglophone Chronicle and Transcript rapporte que l'écrivain Chateaubriand parle des Français du Canada comme d'une race perdue et destinée à disparaître comme les aborigènes avec lesquels ils se sont mêlés et ont sympathisé.
Mme Savoie ajoute : Les anthropologues se sont alors empressés d'étudier et de décrire le plus de cultures indiennes possibles, dans leur "état originel", avant qu'elles disparaissent ou qu'elles s'assimilent. Des peintres du 19e siècle, comme le canadien Paul Kane (1810-1873), s'insèrent dans ce mouvement de sauvegarde. Ils seront les premiers responsables de l'image courante qu'on se fait de l'Indien souvent encore aujourd'hui. Ce sont eux qui ont mis en vedette l'Indien des Plaines avec son panache de plumes, son tepee et ses cavalcades effrénées à la poursuite des bisons... sinon des "Blancs". À partir de ce moment, les caractéristiques de la race indienne sont bien définis : le nez busqué, les pommettes saillantes, les yeux bridés, la lèvre inférieure tombante. La couleur de la peau devient aussi un signe typique de la race.
A cette époque, où la production historique était orientée par la lutte pour la sauvegarde de la nation, se profilait donc l'idée de la pureté de la race. Si l'on admettait l'existence d'un fort métissage entre les Canadiens français et les autochtones, considérés comme une race inférieure à ce moment, cela équivalait à affirmer la dégradation de ces premiers... peut-être même que la race canadienne-française serait en voie de disparition elle aussi (puisque l'Indien occupe une place inférieure dans l'échelle des races humaines établies).
En conséquence, démontre Mme Savoie, "à la moindre allusion au 18e siècle à l'idée que les Canadiens français avaient du sang amérindien, les réactions se faisaient vives et immédiates, puisque s'il y avait effectivement eu un mélange entre les deux peuples, le Québec serait la patrie d'une race inférieure".
À partir de ce moment, les Canadiens français ont donc eu peur de "passer pour des Sauvages" en voie de disparition. Ils craignaient également que les étrangers pensent que le Québec était peuplé d'Indiens.
Mentionnons à ce sujet l'indignation de deux Canadiens français face à cette question : Eugène Rouillard (1851-1926) et Lionel Groulx (1878-1967). Secrétaire de la société de géographie, Eugène Rouillard écrit en 1917 :
Sait-on tout le tort que cette manie des noms sauvages nous fait à l'étranger ? Jetez, Mesdames et Messieurs, un coup d'oeil sur les cartes géographiques de notre pays, et, en particulier sur certaines régions de notre province: ne croirait-on pas y voir un immense campement de Peaux-Rouges?
Feuilletez les horaires des compagnies de chemin de fer... et vous constaterez, avec épouvante, que la majorité des stations sont décorées de noms sauvages choisis parmi les plus repoussants et les plus rébarbatifs.
Dès 1912, la Commission de géographie a donc commencé à supprimer des milliers de noms indiens sur le territoire du Québec. À cette époque, sur le territoire actuel du Québec, en dehors de la zone agricole et seigneuriale de la vallée du Saint-Laurent, presque tous les toponymes étaient encore amérindiens.
En conséquence, force est de conclure qu'au début du XXe siècle, les autorités se sont approprié le territoire autochtone au Québec d'une façon symbolique en renommant la majorité des lieux.
Sylvie Savoie conclut : Ce n'est qu'à compter des années 1960 que l'attitude d'un bon nombre de Québécois à l'égard des Amérindiens a changé. Un peu partout dans le monde, les thèses et les comportements racistes sont condamnés. L'image de l'Amérindien, vivant en harmonie avec son milieu et ses ressources, devient nettement plus positive.
Chez certains Québécois, la fierté d'avoir du sang "indien" remplace la peur et la honte. En 1970, Jacques Rousseau établit (à partir de 120 unions officielles) que plus de 40% de la population francophone compte au moins un ancêtre amérindien (Perspectives, La Presse). Il disait :
secouez les branches de l'arbre généalogique d'un Québécois, vous y verrez tomber des plumes.
Cela étant dit, certains chercheurs comme le généalogiste Stephen White continuent néanmoins à nier le métissage en Acadie au 17e siècle, sous prétexte qu'il n'existe aucun acte de baptême, de mariage ou de sépulture démontrant par écrit que les premiers européens débarqués en Acadie à partir de 1604 se sont unis aux Sauvagesses.
Une telle négation est contraire aux faits historiques et au gros bon sens. En l'absence de femmes françaises à marier durant la première moitié du 17e siècle en Acadie et dans la vallée du Saint-Laurent, les premiers Européens, dans la force de l'âge et à la recherche de plaisirs, ne se sont quand même pas accouplés aux castors.
En conséquence, en l'absence d'actes de l'État civil ou paroissiaux, on ne peut nier le métissage, les documents d'époque sur lesquels reposent les fines analyses des historiens indépendants et impartiaux démontrant le contraire.
Dans les prochains articles, je démontrerai comment la Société généalogique Canadienne-française et Archange Godbout ont nié le métissage au Québec et en Acadie au 20e siècle. J'aborderai également les thèmes du métissage en Acadie entre 1604 et 1650 et la naissance de la première communauté métisse historique.
Mme Lucie LeBlanc Consentino a récemment 1 contesté certaines données généalogiques diffusées sur le site internet de Corporation métisse du Québec et l'Est du Canada, un organisme sans but lucratif voué à la défense des droits ancestraux et territoriaux des Métis au Québec et l'Est du Canada. Pour lui répondre de façon objective, j'ai mené récemment une entrevue avec le généalogiste Alexandre Alemann qui a dressé la liste des femmes métisses qui, à son avis, ont transmis leur culture à leurs enfants en Acadie en 1691.
M. Alemann cumule 35 années d'expérience en généalogie, notamment au réputé Institut Drouin, situé à Montréal. Il a produit en 2004 une étude généalogique relative à un groupe de personnes originaires de l'ancienne Acadie qui révolutionne tous les lieux communs depuis une centaine d'années sur l'origine des Acadiens.
Pour dresser le tableau des femmes métisses ou liées aux Métis en Acadie en 1691, publié sur le site internet de la Corporation, il a passé en revue les travaux de Bona Arsenault, Adrien Bergeron, Florian Bernard, Jean-Baptiste Chiasson, Azarie Couillard-Després, Patrice Gallant, Caroline Martin-Hamelin, Archange Godbout, Janet Jehn, Léonce Jore, Clarence LeBreton, Paschal Poirier, Edmé Rameau de Saint-Père, Marc-Adélard Tremblay et Stephen White.
Il a ensuite repris l'étude généalogique de l'Institut Drouin sur l'origine des Acadiens effectuée durant les années 1940. Cette étude maison jamais publiée fait la démonstration de l'absence totale de documents d'époque soutenant la thèse voulant que, sous le régime anglais de sir William Temple, des Français et des Françaises se soient installés à Port Royal (Indianapolis Royal, Nouvelle-Écosse) entre 1656 et 1671, au moment où l'Angleterre dirigeait les colons qui s'y trouvaient.
Elle conclut que si des hommes et des femmes d'origine inconnue sont présents au recensement de Port-Royal de 1671, on ne peut pour autant conclure qu'en l'absence d'actes de l'État civil, elle sont toutes d'origine strictement française, sous seul prétexte qu'elles ont des noms à consonance française, d'autant plus que cela signifierait qu'elles seraient débarquées en Acadie sous occupation anglaise, entre 1654 et 1670, chose improbable, voire impossible, puisque la France en cette époque n'envoyait pas de colons français en territoire sous domination anglaise.
Autrement dit, l'étude exclusive de l'Institut Drouin conclut que si des personnes se trouvent dans la colonie française de peuplement en Acadie en 1671, c'est qu'elles s'y trouvaient déjà en 1654, au moment de la prise de Port-Royal par l'Angleterre. Estimant que les conclusions de l'Institut Drouin sont bien fondées, M. Alemann a par la suite constaté que l'étude est à l'origine de la fondation de la Société Généalogique Canadienne-Française, laquelle s'est toujours opposée à ce qu'une partie importante des "Acadiens" aient une origine autochtone.
Poussant l'étude de Drouin dans ses derniers retranchements, M. Alemann a alors constaté qu'au contraire, une partie des personnes dites Acadiennes sont d'une origine autochtone pouvant être démontrée à l'aide de la généalogie et de documents historiques. Pour ce faire, il a d'abord mené à bien une série d'entrevues auprès de différentes personnes s'auto-affirmant Métis dans le Bas Saint-Laurent, province de Québec, et au Nouveau-Brunswick, en appliquant la technique de "l'upstreaming", bien connue par les historiens.
Cette technique consiste à utiliser la tradition orale pour interpréter les documents historiques des siècles précédents. M. Alemann a alors constaté que plusieurs habitants du Bas Saint-Laurent et du Nouveau-Brunswck ont conservé un bon nombre de coutumes, de pratiques et de traditions inhérentes aux bandes ou aux peuples autochtones occupant le territoire de la Côte Est à l'arrivée officielle de la France en 1603. Il a également constaté que la continuité de la culture autochtone est authentique chez une partie de ces personnes originaires de l'Acadie et aux noms à consonance française, mais de culture etchemine, micmacque, abénakise, malécite, ou tout simplement métisse. Que ce soit les Malécites Bernard, Saint-Aubin ou Aucoin, les Abénakis Denys ou Mius, les Mik'mak Deroy, Michaud ou Landry, tous sont tributaires d'une ethnogénèse du premier contact.
M. Alemann a ensuite saisi qu'un "incident controversé" était à l'origine de l'imbroglio entre l'Institut Drouin et la Société généalogique Canadienne-Française en 1940, lorsque Drouin a affirmé en privé l'origine métisse d'une partie de la population acadienne, contrairement à ce qu'affirmaient publiquement les chantres de la Société dirigés par des évêques canadiens.
Il nous ramène donc à l'aube de cet imbroglio, c'est-à-dire au matin du lundi de Pâques de l'an de grâce 1645, lorsque fort Sainte-Marie (ou Saint-Jean ou La Tour), situé sur les rives de la rivière Saint-Jean, est détruit en l'absence du gouverneur de la partie orientale de l'Acadie, Charles de Saint-Étienne de La Tour, pour nous placer devant un fait troublant : la pendaison des 45 défenseurs du fort.
Si les défenseurs du fort ont été pendus, comme l'indique le témoignage d'époque de Nicolas Denys, que sont devenus leurs enfants nés de leur cohabitation avec des Sauvagesses ? Auraient-ils survécus à l'attaque pour être comptés, une fois devenus grands, au recensement de Port-Royal de 1671?
Après tout, puisque tout l'échafaudage généalogique acadien est spéculatif, de l'aveu même du généalogiste Stephen White, rien ne s'oppose à ce que la présence énigmatique des sujets prétendument français au recensement de Port-Royal de 1671 soit en fait le fruit des unions interethniques entre les Sauvagesses et les défenseurs du fort en 1645.
La question du sort réservé aux enfants des défenseurs risque d'en embêter plus d'un. Ceux qui ne se sont pas posés la question sont bienheureux, le royaume des cieux est à eux. Inutile de discuter davantage avec eux. D'autres ont avancé qu'ils se sont réfugiés en Nouvelle Angleterre avec leur parents et y vécurent heureux, avant que leur lignée ne s'éteigne avant le 19e siècle. Voilà une savante version de l'histoire qui ne comporte toutefois aucun patronyme vérifiable permettant de s'y référer pour la confirmer ou l'infirmer. De plus, elle suppose que les pères des enfants survivants n'auraient pas été exécutés par Charles de Menou d'Aulnay, ce qui est incompatible avec le témoignage de Nicolas Denys.
Bref, cette théorie, Alexandre Alemann la conteste.
À titre de libre penseur, il s'est donc senti libre de contredire ses prédécesseurs et de proposer une version rationnelle de l'histoire, plutôt que de proposer des conclusions erronées, érigées en dogmes incompatibles avec la politique européenne des monarques d'antan.
Il a donc rayé de son esprit l'idée préconçue et erronée que toutes les personnes d'origine inconnue signalées en Acadie en 1671 et portant un nom à consonance française sont venues de France entre 1654 et 1670.
Il a ensuite constaté que toutes ces personnes prétendument venues de France, selon la théorie avancée par la Société, correspondent en fait en nombre et en âge aux enfants en bas âge que devaient avoir les défenseurs pendus au fort en 1645.
De plus, il a constaté que les Indiens et les Métis d'aujourd'hui de l'Est du Canada les comptent invariablement parmi leur ancêtres autochtones !
En effet, des milliers d'Indiens, comme le Huron Jacques Daigle, ont pour seuls ancêtres autochtones les mères des Métis des rivières Saint-Jean et Pentagouët, notamment la mère d'Antoinette Landry, celle de Martine Gauthier, cette autre de Denis Gaudet et, enfin, la mère d'Olivier.
On ne peut certes pas nier l'origine huronne des frères Jacques et Charles Daigle, puisqu'ils comptent parmi leur descendants le Grand Chef Huron Max Gros-Louis.
Bref, en répondant honnêtement à la question "que sont devenus les enfants du fort?", M. Alemann nous place devant une foule de questions se rapportant au destin véritable réservé à leurs enfants et à leurs autres descendants.
Force est alors d'admettre qu'une fois parvenus à l'âge adulte, ces enfants sont à l'origine d'un groupe de personnes distinct du groupe de colons d'origine strictement française de la Nouvelle-Écosse. L'histoire révèle en effet qu'ils ont participé activement à la défense de l'Acadie, ou de ce qui en restait, au 18e siècle, et celle de la Nouvelle-France, contrairement aux colons français de la Nouvelle-Écosse qui ont joué la carte de la neutralité durant un demi-siècle.
Ces Métis sont les véritables pionniers de la nouvelle province formée en 1785 : le Nouveau-Brunswick.
M. Alemann qui ne se définit pas comme un théoricien ni comme un idéologue, mais plutôt comme un praticien de la généalogie a donc remonté l'ascendance de l'origine des Métis et des Indiens contemporains jusqu'à l'incident de 1645.
À son avis, cette époque est la seule où la majorité des sujets métis et indiens de ses recherches peuvent avoir été en contact avec des aborigènes, c'est-à-dire avec les premiers occupants du nord-est du continent. La question du sort subi par la génération des enfants du fort Sainte-Marie s'impose alors d'elle-même.
La seule opposition valable à cette théorie serait celle qui voudrait que Charles Menou d'Aulnay aurait ordonné de tuer les enfants des défenseurs unis aux Sauvagesses. Mais à défaut d'avoir ordonné un tel massacre, il faut voir ces enfants grandir, se marier entre 1656 et 1670 aux alentours de Port-Royal et engendrer des générations de Métis souvent dits Indiens par les chroniqueurs contemporains.
Ces enfants devenus grands ont habité de préférence les "seigneuries sauvages" de la rivière Saint-Jean, avant d'être refoulés vers Sainte-Anne du Pays Bas après 1713, Grand Sault après 1763 et le Madawaska après la fondation du Nouveau-Brunswick, suite à sa sécession de la Nouvelle-Écosse en 1784, délogés qu'ils furent par les Loyalistes affluant au Canada durant et après la guerre d'Indépendance des USA.
Les Métis ont alors formé 24 villages autour de Saint-Basile, où curés et missionnaires ne pouvaient imposer l'ordre épiscopal souhaité par l'évêque de Québec.
M. Alemann sait qu'il soulève la question d'un passé peu glorieux pour ceux qui ont sombré dans l'angélisme généalogique à l'égard du peuple martyr de l'Acadie.
Des mythes seront ainsi battus en brèche. De vieux démons viendront hanter les grenouilles de bénitier.
Mais c'est en somme le lot de la carrière de ce généalogiste qui, depuis toujours, révèle l'inavouable.
Ses travaux précédents nous ont appris que les Montagnais d'aujourd'hui sont en fait des Têtes de Boule unis à des Mik'Maks et des Algonquiens ; que les Hurons de Wendake sont issus de six couples tout au plus vers 1740 ; que les Abénakis d'Odanak sont en fait des Métis issus des Passamaquodis, engendrés par des Malécites dont le nom évoque le métissage des Etchemins avec des aventuriers venus de Saint-Malo ; que le mot "algonquien" veut dire "allié" et n'a jamais représenté une nation ou un peuple indien.
Bref, la somme de tous ses travaux nous obligent a adopter un regard neuf sur le monde autochtone occulté par certains généalogistes.
Enfin, M. Alemann propose des noms aux défenseurs anonymes du fort et à leurs descendants métis qui ont été confondus à tort avec les sujets acadiens d'origine strictement française.
Ce faisant, il rompt avec un silence plus que suspect dans le monde de la généalogie où le moindre groupuscule fait normalement l'objet de recherches poussées.
En nous présentant les souches des communautés métisses de l'Acadie, il nous oblige à refaire nos devoirs sur l'idée que nous avons des Acadiens, des Abénakis, des Malécites, des Mik'Maks, des Hurons et des Ilnus de la Côte-Nord.
Avec plus de 3,000 généalogies autochtones à son crédit, l'homme signale que son plus célèbre sujet fut Pierre Elliot Trudeau, dont l'ascendance métisse passe par le mariage de Robert Elliot et de la métisse Marie-Louise Savoie en 1788.
M. Alemann, comme il le dit si bien, ne décide pas si les gens sont Métis ou pas. Il explique plutôt par ses recherches rigoureuses pourquoi ces gens se savent et s'auto-identifient Métis.
Il souligne à nouveau que ce sont des Métis contemporains vivant dans le Bas Saint-Laurent et au Nouveau-Brunswick, ayant gardé le souvenir de leur identité distincte, qui l'ont mis sur la piste de l'origine autochtone et métisse des occupants de la rivière Saint-Jean.
Grâce à ses travaux, des milliers de Métis savent maintenant pourquoi la tradition orale autochtone disait vraie quand leurs parents et grands-parents leur disaient : on est d'origine sauvage.
Cette tradition orale propre aux autochtones est le point de départ de toutes les recherches autochtones que mène M. Alemann, au point où s'il n'y a pas de tradition orale au dossier, il ne s'intéresse pas aux demandes qui lui sont soumises.
M. Alemann se consacre depuis toujours à chercher l'origine véritable des personnes qui se savent autochtones, sachant qu'il y a 20 000 généalogistes amateurs qui consacrent leurs recherches et leurs efforts à démontrer l'origine des non-Autochtones.
Je suis habitué à être le seul dans le domaine. Pas étonnant que je sois le seul à faire des découvertes dans un univers sauvage négligé par les amateurs et les professionnels.
Que 39 enfants Métis naissent et survivent aux unions entre 45 Français et des Sauvagesses en leur propre pays, unions survenues avant la fondation de la première colonie française de peuplement française sur le territoire actuel de la Nouvelle-Écosse, il n'y a rien d'extraordinaire, sauf pour ceux qui militent pour un idéal voulant que tout ait commencé par la colonie de 1632 à LaHève.
Pour ces gens à la défense de l'idéologie de la pureté de la race acadienne, j'ai de biens mauvaises nouvelles. Avant la colonie de LaHève, il y avait une communauté métisse qui faisait envie pour sa profitabilité jamais égalée. Le père Lionel Lanctôt, o.m.i. l'avait pressenti. Nicolas Denys l'a signalé. Charles de Saint-Étienne de La Tour l'a écrit au roi de France, Louis XIII, et au cardinal de Richelieu : "J'ai formé une communauté franco-sauvage!"
L'existence de cette communauté a donné lieu à une des pages les plus sombres de l'histoire de la colonie strictement française de Port-Royal.
Elle peut encore donner lieu à d'autres pages sombres, s'il s'en trouve pour défendre l'indéfendable qui serait de nier le passé quand le présent en témoigne. Car tout est là : s'il n'y avait pas d'Indiens et de Métis qui descendent des enfants des couples franco-sauvages ayant survécu au massacre de 1645, la question serait sans intérêt.
À titre de généalogistes, tous se doivent d'établir l'origine du fait autochtone actuel. C'est ce qu'a fait M. Alemann en remontant le cours du temps jusqu'à 1645, plutôt que s'arrêter en 1671 et décréter péremptoirement l'origine strictement française de tous les habitants de Port-Royal.
Pour les non-Autochtones, la question de l'origine des Métis et des Indiens ne les concerne pas véritablement. Elle ne concerne que les Autochtones, Indiens et Métis, et leurs ancêtres aborigènes.
Cette question ne met pas en cause les colons venus se sanctifier par le travail de la terre, sauf s'ils ont profité momentanément du labeur des enfants métis. Il y a donc peut-être un acte de modestie à l'horizon…
Le lourd souvenir du lundi de Pâques de l'an de grâce 1645, la honte de l'utilisation des enfants et l'orientation guerrière des Métis eu égard à la neutralité des paysans acadiens français de la Nouvelle-Écosse peut en inspirer plusieurs à faire la sourde oreille et refuser d'admettre la vérité. Mais cela ne peut empêcher le fait que les Métis et les Indiens originaires de l'ancienne Acadie existent toujours et que leur origine respective nous conduit tout droit à l'année de la mort de leurs ancêtres aux mains de Menou d'Aulnay.
Ce fait, Alexandre Alemann le soutient et met au défi tous ceux qui connaissent un meilleur sort aux enfants des défenseurs du fort de le prouver et de les nommer.
Chose certaine, si j'étais Métis, je serais fort aise de faire l'éloge de mes ancêtres autochtones et ne cacherais pas mon origine pour me refaire une beauté.
Pour terminer, M. Alemann a signalé sur le site de la Corporation que Jeanne Aucoin était un cas douteux, en ce sens qu'elle n'était probablement pas d'origine métisse "de sang". Il a toutefois ajouté que ses descendants le sont puisque Jeanne s'est unie à un Métis.
On sait que la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. Powley sur la définition du Métis en Canada n'a pas exigé que l'origine métisse d'une personne soit fondée sur les liens du sang mais plutôt sur son appartenance à une communauté métisse. C'était, semble-il, le cas de Jeanne Aucoin.
Voilà pourquoi M. Alemann s'est appliqué à identifier les membres de la toute première communauté métisse en Amérique du Nord, en prenant d'abord grand soin d'établir l'existence de la communauté du fait de la transmission de la culture distincte de ses membres à leurs descendants.
Pierre Montour est Métis, diplômé en droit et directeur général de Corporation métisse du Québec et l'Est du Canada. La Corporation défend les droits ancestraux et territoriaux des Métis de l'Est du Canada devant les tribunaux et les gouvernements.