Jacques Bourlaud 🩺 - Médecin en relève au Lager-Lazarett XVII B

Le beau Danube bleu coulait à mes pieds enfoui dans une vallée profonde . Je pouvais cependant voir une de ses boucles scintiller au soleil, là-bas vers l’Ouest . Devant moi, la rive Sud qui paraissait être plus élevée que celle où je me trouvais, montrait des ondulations boisées couronnées par la masse imposante hérissée de tours, de flèches et de coupoles formant le monastère de Gothweig .
J’étais sur un plateau bien cultivé qui, d’un côté descendait en pente douce vers la plaine du Danube et, de l’autre était limité par des hauteurs couvertes de sapins . Le clocher de l’église de Gneixendorf était tout près sur ma droite . D’autres clochers se dressaient dans la plaine et je pouvais voir, en contre-bas les constructions de la ville de Krems .
Entre le plateau et la ville, la rive Nord du fleuve se présentait comme une succession de gradins exposés au soleil et plantés de vignes .

Le paysage était très beau mais j’étais dans un quadrilatère limité par une double rangée de barbelés . A chaque angle se dressait un mirador avec une sentinelle en armes .

 

A quelques mètres en dedans de la haie barbelée il y avait un petit fil de fer . Si on le franchissait, la sentinelle avait ordre de tirer sans sommation .
Un jour, un fou américain s’est enfui de sa chambre . Il a sauté par dessus le fil de fer, a escaladé la première haie de barbelés et la sentinelle a tiré .

Avec mon ami polonais Koziol, nous nous sommes précipités pour essayer de faire quelque-chose . La sentinelle nous a mis en joue . Nous nous sommes arrêtés et, médecins impuissants, nous n’avons pu qu’assister aux derniers instants du prisonnier américain . Ce ne fut d’ailleurs pas long car il avait reçu la décharge à quelques mètres et en plein thorax .

 

C’était en 1944 au Lager-Lazarett XVII B .
La Convention de Genève stipulait que le personnel médical prisonnier de guerre avait le droit d’être relevé après un certain temps de captivité .

On fit d’abord appel à des volontaires . Il n’y en eut fort peu .


Alors on désigna des médecins militaires d’active, en choisissant en priorité les plus jeunes. On fit partir également des médecins, pharmaciens ou chirurgiens-dentistes susceptibles d’être appelés par le S.T.O., ainsi que des internes des hôpitaux. Donc entre l’été 43 et les premiers mois de 44 la presque totalité du Service de Santé français était-il assuré par des releveurs.
Seul parmi une trentaine de médecins français dépendant plus ou moins du Stalag XVII B François Dubuc est demeuré en captivité de Juin 40 à Mai 45. Esprit très droit qui ne savait pas se taire et proclamait très haut ce qu’il pensait, il avait été rayé des listes de relève par les soins de l’Abwehr (ou Police Militaire Allemande). Le Médecin-Chef allemand ne s’y était pas opposé et on disait même qu’il aurait chargé son cas .

En ce qui me concerne j’étais arrivé à l’hôpital du Stalag XVII B dans les premiers jours d’Octobre 1943 et, comme celui que je relevais travaillait dans les services de chirurgie, j’ai pris tout de suite sa succession, ce qui m’a permis de m’initier un peu à cette discipline .

 


Le Lager-Lazarett XVII B, dont l’activité a fait ultérieurement l’objet de ma thèse, se présentait sous l’aspect d’une douzaine de bâtiments répartis sur une surface d’environ cinq hectares . Avec leurs soubassements en grès, leurs murs de maçonnerie légère badigeonnés en ocre, leurs huisseries et leurs toits recouverts d’un revêtement goudronné noir, l’ensemble donnait au regard une bonne impression . C’était même assez coquet par comparaison avec les baraques en bois de couleur sombre et plus ou moins délavée du Stalag .
Les malades étaient installés dans des conditions convenables, les mêmes, je suppose, que dans les infirmeries de l’armée allemande . Les médecins étaient logés dans des chambres individuelles ou par deux .
Il y avait deux pavillons destinés aux malades chirurgicaux, deux pavillons de médecine générale et deux autres pour les tuberculeux ou contagieux . En plus un septième pavillon était occupé par les Russes qui étaient traités à part, leur pays n’étant pas à l’époque affilié à la Croix Rouge .
Il y avait en outre une pharmacie, un laboratoire permettant de faire des examens de pratique courante, une installation de radio, un service de consultation O.R.L. et un cabinet dentaire permettant de réparer ou même de fabriquer des prothèses .

Le bloc opératoire, avec salle de stérilisation, salle septique et salle aseptique était assez bien équipé et nous a permis de faire un travail appréciable . Non seulement nous pouvions parer à toutes les urgences mais nous avons pu pratiquer des gastrectomies entre autres choses.

 

Le Médecin-Chef allemand, que nous avions surnommé Bismarck en raison d sa grosse moustache, était fier de cet hôpital qui était son œuvre.
_    Avant moi, c’était le désert !..  avait-il coutume de dire aux délégués de la Croix Rouge Suisse en visite officielle .
C’était exact et il faut bien lui rendre cette justice car, par ailleurs, nous ne l’aimions pas . Nous l’accusions, bien sûr, d’être un nazi convaincu mais aussi de toutes sortes de fourberies qui nous avaient été plus ou moins préjudiciables .
C’est du moins l’opinion que j’avais à vingt-quatre ans . Avec le recul des années elle devient plus nuancée…
Toutefois il semble avoir porté la responsabilité de la mort d’un médecin israélite français, le docteur Rosenberg, qu’il avait envoyé soigner les typhiques russes sans l’avoir fait vacciner . Peut-être avait-il été pris de court et ne disposait-il pas encore assez de vaccin pour les gens dont il avait la charge ?
Le médecin polonais Mieczyslaw Koziol avait été, lui aussi, désigné pour la même tâche et dans les mêmes conditions . Il avait eu la chance de ne pas contracter le typhus mais il conservait une rancune tenace envers Bismarck.

Plus tard, lorsque les situations ont été inversées et que Bismarck s’est trouvé prisonnier des Américains, Koziol et Dubuc, qui lui en voulait également, ont pensé un moment signaler à ceux-ci leurs griefs. Mais à la vue de cet homme déjà âgé et au moral abattu par les circonstances, leurs réflexes de catholiques pratiquants ont refait surface et ils ont préféré se taire et tourner la tête .

Toujours est-il que le Lager-Lazarett XVII B a représenté pour les prisonniers de toutes nationalités une halte sécurisante où ils pouvaient être soignés par des médecins, et des infirmiers, parlant leur langue et comprenant leurs préoccupations. C’était aussi un lieu où certain d’entre eux pouvaient attendre un rapatriement sanitaire .

Ces évacuations sur la France avaient fini par être organisées sur un rythme régulier au moyen de trains qui passaient tous les deux ou trois mois et emmenaient tout un contingent d’inaptes .


Nous présentions leurs dossiers aux médecins allemands qui prenaient la décision de leurs départs. Ceux-ci, et Bismarck en tête, ne jouaient qu’un rôle purement administratif et, d’une façon générale, contresignaient nos propositions n’exerçant leur droit de contrôle que très rarement . Nous en profitions pour glisser parmi ces malades les prisonniers plus âgés que les autres ou encore des infirmiers car le principe de la relève n’avait pas été mis en application pour ceux-ci . Nous nous efforcions aussi mais c’était plus difficile, d’évacuer ceux qui avaient des ennuis avec les autorités allemandes et risquaient des peines de forteresse .
Le rapatriement des simples soldats, et même des sous-officiers, français ou belges ne posaient, en principe, que des problèmes légers à résoudre . Les choses étaient plus complexes avec les officiers de l’Oflag XVII A qui venaient se faire soigner chez nous car leurs inaptitudes devaient être approuvées par le haut commandement allemand .
Quant aux Anglais et aux Américains ils devaient faire l’objet d’échange de prisonniers . Aussi leurs dossiers étaient-ils épluchés d’une façon très minutieuse par des médecins militaires suisses délégués par la Croix Rouge Internationale .
Si le travail ne manquait pas, les distractions étaient plutôt rares, mis à part les jeux de cartes et la lecture . Cependant il y eut quelques matchs de Foot-Ball épiques et une pièce de théâtre qui, montée par quelques camarades, eut beaucoup de succès .
Les promenades nous étaient accordées avec parcimonie : une sortie de deux heures deux fois par semaine si on en faisait la demande) et toujours en compagnie d’un « Posten » (sentinelle) armé . C’était le strict minimum prescrit par la Convention de Genève . Les autorités du Stalag ne pouvaient pas, en principe, nous le refuser et cela nous a, en effet, été accordé jusqu’à la fin de notre captivité . Je garde le souvenir d’une promenade entreprise avec mon camarade Paul Laboureur dans les premiers jours d’Avril 45 en plein débâcle au milieu de militaires allemands agités et de réfugiés hongrois qui arrivaient en masse, entassés dans des charrettes attelées de très beaux chevaux .
Ces sorties officielles sous la conduite d’une sentinelle ne nous plaisaient qu’à moitié, aussi nous n’en faisions pas tellement souvent la demande .

En revanche nous cherchions à profiter d’une tolérance en faveur des médecins qui bénéficiaient d’un « Ausweiss » (laissez passer) leur permettant de se rendre sans escorte de l’hôpital au camp à condition d’en avoir fait la demande . C’était simple : il n »y avait qu’à suivre la route qui passait devant l’entrée du Lazarett et, moins de deux kilomètres plus loin, c’était le Stalag.

Mais notre sens de l’orientation se trouvait souvent en défaut… Nous avions tendance à nous égarer dans des villages où des prisonniers de connaissance, travaillant dans des fermes, ne manquaient pas de nous faire visiter les caves de leurs patrons afin de nous initier aux charmes des vins de la vallée du Danube… Nous avons fait ainsi, un jour, d’un détour d’une quinzaine de kilomètres qui nous a permis de faire la rencontre d’un respectable chanoine . Celui-ci a poussé la courtoisie jusqu’à nous offrir d’énormes cigares pour accompagner la dégustation de ses meilleurs vins . Il paraît que notre retour à l’hôpital fut assez houleux…
Mais en Septembre 44 cet Ausweiss nous fut retiré. La situation extérieure évoluait rapidement . La France avait été libérée . Les Russes avaient atteint Varsovie . Ils étaient en Roumanie et en Hongrie . Mais la guerre se poursuivait .
Nous recevions maintenant des blessés des deux fronts, y compris les anciens alliés de l’Allemagne dont les pays avaient déposé les armes . Grâce à l’efficacité du pharmacien militaire allemand un Viennois d’une grande distinction et qui nous était favorable, nous n’avons pas trop manqué de médicaments essentiels mais cependant l’approvisionnement en matériels de pansement a été considérablement réduit, nous obligeant à remplacer le coton hydrophile par de la cellulose et à fabriquer des bandes plâtrées avec un support en papier crépon.

Le courrier se raréfiait ; ses distributions étaient devenues irrégulières . Nous ne recevions plus de colis familiaux et les arrivées de vivres de la Croix Rouge se sont même ralenties . Les prisonniers qui travaillaient chez des paysans nous ont alors bien aidés.

 

L’hiver 44-45 a été très froid et nous avons dû subir des restrictions de charbon, ce qui nous a conduit à nous réfugier à proximité du bloc opératoire, le seul endroit où la température était encore acceptable.
En Mars 45 nous avons assisté au bombardement de Krems en plein jour . Stupidement allongés sur l’herbe, nous comptions les avions, nous regardions tomber les bombes et commentions les événements, tandis que les aviateurs américains prisonniers connaissant la façon d’opérer de leurs collègues, préféraient se terrer dans les abris…
Par chance il n’y eut aucun prisonnier de blessé.


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