Europe🗼 - Coulombiers selon Claude
Claude Chauvigné évoque dans une série de nouvelles le village où il a grandi pendant l'occupation allemande. Coulignan, c'est un peu de Coulombiers et de Lusignan aussi. Les noms sont changés, c'est romancé, mais si peu et le premier chapitre, La maison de Grand-Mère est un bonheur qui réveille chez tous ceux qui l'ont vécu une brassée de souvenirs.
Chers lecteurs, ouvrez votre cœur et lisez cette histoire sans trop sourire. Ou bien, souriez gentiment, aimablement. Car nous autres de Coulignan sommes gens simples et paisibles qui furent, bien innocemment, jetés dans une tourmente que nous ne comprenions qu'à peine et dont nous avons émergé quelques années plus tard miraculeusement sains et saufs. Ou presque.
Que le Bon Dieu vint à notre secours et nous protégea ne peut faire l'ombre d'un doute. La Douce Vierge aussi prêta son concours et veilla sur nous. Comme toujours. Elle ne nous a jamais abandonnés.
Et puis, il convient de l'admettre, les siècles écoulés (d'aucuns diront peut-être les millénaires) nous ont appris à ne rien prendre trop au sérieux, bien que pain quotidien et toit chaud soient affaires sérieuses à ne pas négliger. Notre long passé, incolore certes et sans fracas, nous a de tout temps incités à la prudence. Oh, nous ne rechignons pas au labeur, ni à la douleur, puisque telle est la Loi, et les saisons ne manquent point de nous rappeler à nos devoirs. Mais nous logeons dans les marges et cheminons bas sur nos sillons. Voyez-vous, Madame l'Histoire ne vit que d'actions dramatiques et ronflantes, aussi n'a-t-elle guère à faire de pièces sans intrigue et d'acteurs sans costumes.
Cependant, pendant l'Occupation, nous étions sur scène. Comme tout le monde.
Coulignan, c'est le centre, le germe si vous voulez, d'une commune agricole poitevine ; un petit village niché dans un S de la Nationale 11, entre Poitiers et Niort. Là, assoupies sous leurs tuiles moussues et plus ou moins alignées en bordure d'un semblant de trottoir, une cinquantaine de maisons basses se font face de chaque côté de la route (la "Grande Rue") et s'adossent à des jardins clos, des vergers soigneusement entretenus et de très modestes vignes qui s'élèvent à flanc de coteaux.
Dans le fond du val, un ruisseau - le Valais - bissecte cette terre si tranquille en deux hémisphères, l'une et l'autre appelées "Haut du Bourg", ce qui révèle d'emblée une subtilité linguistique et géographique que, seuls, les Coulignais savent manipuler sans ambiguïté selon le lieu de leur résidence ou le ton de leurs paroles.
Le "Haut du Bourg", versant Poitiers, abritait alors, entre autres : un maréchal-ferrant dont la forge et l'enclume épaulées contre le mur du cimetière rythmaient la marche des journées, le Père Fauchereau grand-maître-vigneron renommé à travers le canton, un vanneur rempailleur et homme à tout faire quand il n'était pas trop éméché, la Mère Tessin qui aidait les voisines aux travaux ménagers et colportait ainsi les rumeurs à tous vents, les parents de Dédé notre compagnon de jeux et fidèle conspirateur, le "Château" d'une malheureuse comtesse aux quartiers bien décolorés, le rougeaud boucher dont l'étal donnait sur la "rue des Écrevisses" pas encore pavée à l'époque, enfin la maison de Grand-mère.
La maison de Grand-mère ! Entourée d'une grille dont la petite porte s'ouvrait au son d'un grelot. Côté gauche, un figuier; côté droit, des noisetiers sous lesquels nous aimions nous asseoir pendant les chaleurs d'août et regarder filtrer la circulation à travers le feuillage. Un parterre parfaitement rond de soucis, de pensées et de roses sur son pourtour ; un palmier maigrichon y centrait l'univers, mais il fallait l'emmailloter en hiver de peur qu'il ne gèle. Et la maison elle-même : solide demeure (toit d'ardoise et deux cheminées) à deux étages de bourgeois fin de siècle dont chaque chambre ouvrait soit sur la "Grande Rue" soit sur le parc d'orangers en caisses que le domestique rentrait dans la serre aux premiers froids et le pré où paissait un âne éternel sinon capricieux et plein de malice. Inutile de vous décrire les chambres en détail ; chacune recelait des trésors : horloges sous verre entourées de Cupidons et Vénus très coquinement pudiques, des portraits en pied et d'autres dans des cadres ovales, des lustres poussiéreux. La cage d'escalier nous émerveillait : panoplies de sagaies et kriss rapportés du bout du monde par quelque cousin aventurier, peaux d'antilopes mitées, un long boa fatigué et un gigantesque pélican empaillé. Le haut de la demeure, le paradis, c'était le grenier, inépuisable mine de rêves, d'oasis enfouis dans de vieilles et lourdes malles, de clairons vert-de-grisés, d'albums à reliure de cuir et fermetures argentées, de plumes d'autruche et d'autres pendules encore ! Nous y reviendrons peut-être.
Il y avait un mur perpendiculaire à la grille ; une vigne touffue la recouvrait et des oiseaux y tissaient leurs nids au printemps. De l'autre côté du mur, à l'abri, se réchauffait le jardin potager au-dessus duquel passait le Pont.
Le Pont. Trois fois rien qui enjambait le Valais et ses grenouilles. En amont se trouvait le lavoir communal où chaque jour, excepté Dimanches et Fêtes, les battoirs et les cancans menaient bon train ... En aval, le Valais se déroulait en méandres parmi les jardins et les prés jusque ... jusqu'à la voie du chemin de fer ce qui était presque "Terra incognita" pour nous les gosses.
L'hémisphère sud, cet autre "Haut du Bourg", mais versant Niort pour être plus précis, présentait un intérêt tout différent et une singulière activité. D'abord il se divisait nettement, le long du méridien de la Nationale 11, en deux zones complémentaires : zone Est étalait les commerces, zone Ouest les établissements publics et religieux. Ce "haut du bourg" était donc particulièrement actif, puisque chacun devait obligatoirement s'y rendre pour les emplettes journalières ou pour remplir ses devoirs de citoyen et de paroissien.
En effet, remontant ce versant, vous pouviez faire vos achats à l'épicerie Métanet accoudée au pont, puis chez le charcutier à deux pas de là et le vendredi, chez le poissonnier qui garait sa camionnette dans un recoin de murs devant l'atelier-boutique "Électricité pour tous" que tenait un jeune infirme calme et sympathique. Puis, toujours plus haut en amont, vous passiez au Champ de Foire (existe encore bien que rétréci par une "allée de dégagement") où un vieux de la vieille (et de Verdun ...) bougonnait à longueur de journées sous un hangar de "Mécanique Générale" encombré de toutes sortes de machines agricoles et outils plus ou moins "grippés" comme disait la bonne de Grand-mère. Derrière cette cour des miracles se trouvait un cabanon, le "Domaine Municipal", qui abritait le corbillard et ... la prison, une cellule ouverte aux vents dont le garde champêtre avait la clé et la haute administration. A quelques pas de là, vous arriviez devant une suite de petits bâtiment plutôt pansus toujours très achalandés : "La Taverne d'Or" (avec "chambres à l’Étage"), le Café Guérineau et sa minuscule terrasse, la boulangerie sur laquelle régnait une formidable mégère, un bottier et sa non moins formidable épouse - ce qui créait entre voisins un statu quo plus ou moins tacite qu'en termes modernes nous appellerions "l'équilibre de la terreur" ... -. Enfin la Fontaine Bastien surmontée d'un "norbe d'or" (sic disaient les villageoises qui venaient y puiser de l'eau fraîche et papoter) qui est fermée de nos jours puisque l'eau courante et le tout-à-l'égout ont depuis eu raison des siècles et modernisé le village.
Quant à la face civique et chrétienne, elle vous offrait et vous offre encore dans une certaine mesure : l'église qui surplombe le lavoir, le presbytère et la salle paroissiale-cinéma que notre Monsieur le Curé administrait très benoîtement, le Bureau de la perception qui donnait sur une cour pavée de gros cailloux, le Bureau des P.T.T où siégeait le Parti Communiste en la personne de Nodier, l’École Primaire et la Mairie qu'animaient Monsieur et Madame Blanchon, instituteur-institutrice et secrétaires du Conseil Municipal.
Une exception à cette ordonnance divine : la quincaillerie Marsac qui s'ouvrait trois cent soixante cinq jours l'an et faisait ainsi liaison entre le monde de la finance et la chose publique.
N'allez pas croire que tous ces établissements, commerciaux et autres, existaient isolés les uns des autres comme des écueils à marée haute. Loin de là ! Ils étaient enchâssées dans les habitations et les murettes des jardins et formaient un front homogène et étanche que vous allez pourtant pénétrer un peu si gardez patience.
Pour terminer ce brossage rapide du village, brossage incomplet tant il est vrai que chaque demeure et chaque établissement contenait toute l'humaine condition, il faut vous signaler à l'extrémité "Niort" plusieurs grandes bâtisses dominant la vallée de la Soule (où s'endormait le Valais) que traversait un long viaduc et enfin la gare dans un repli de terrain à un kilomètre de là.
Bon ! Ceci dit, passons à la contrée alentour.
Des collines très molles, des champs entourés d'épaisses haies de mûres, des fermes reliées les unes aux autres et au village par des chemins creux, le Manoir, délaissé déjà bien avant les événements qui vont s'abattre sur Coulignan et qui seront relatés plus tard, la Coopérative Laitière, le Hameau-sous-Tille, une ancienne carrière et un four à chaud en ruine à proximité du Petit Bois que possédait Grand-mère, quelques mares à grenouilles, une source "magique" où poussait du cresson, encore une ou deux fermes et la Forêt des Brandes qui s'étendait jusqu'aux bords de la ville.
Coulignan d'alors, vous auriez bien de la peine à la reconnaître, à moins d'observer comme le font certains sourciers les plis de terrain et de sonder les années. Vous ne verrez plus de chars à bancs cahoter en grinçant vers le Champ de Foire les jours de marchés, ni les marchés d'antan qui sentaient l'amidon et la vache. Non ! Aujourd'hui la Chambre Syndicale (eh, oui !) organise des kermesses et tout le monde y donne un coup de main, le curé y compris. Surtout le curé qui a beaucoup à faire pour reconquérir les âmes car celles-ci se rendent volontiers à la ville pour un oui ou pour un non et finissent par s'expatrier après avoir délaissé l'autel de leur Première Communion.
Aujourd'hui, on se rend fréquemment à Poitiers ou à Niort et même à Paris pour "s'habiller" ou "faire des affaires". En voiture naturellement, car les trains de voyageurs qui desservaient les communes du département c'est ... comment pourrait-on dire ?.. de l'histoire ancienne. Vaillant, de la Perderie, a une Mercedes et Monsieur le Curé utilise une Fiat ! Ah, le monde a bien changé ! Tenez, savez-vous que les commerçants qui ont repris la quincaillerie se servent d'un ordinateur pour les inventaires et qu'on dit qu'ils sont reliés tout dret à leurs fournisseurs ? Les toitures sont toutes surmontées d'une antenne de télévision ; c'est pas beau, mais on n'arrête pas le progrès ! Et puis le Conseil Municipal a ouvert un "camping" sur un terrain dans le grand pré de Blain, le marchand de bœufs. Plus encore, dans l'"Haut du Bourg" vers Poitiers, on a construit dans les années 60 des pavillons qui sont loués à des fonctionnaires du Plan travaillant à la ville (de quel plan s'agit-il ? I'en savons ren vous répondront nos bonnes gens). Alors, vous comprenez que nous allons parler d'une autre époque.
Mais ce que nous vous souhaitons, c'est de voir les jardins et les vergers, les haies de mûres où se chamaillent les merles ; c'est de sentir la brise d'été sous les tilleuls et la brise d'hiver siffler au dehors ; c'est de noter le passage des saisons, l'avènement des moissons et des vendanges, le flux et le reflux des années ; c'est aussi de lire les touchantes inscriptions sur les pierres tombales du cimetière où tant des nôtres ont élu domicile. Voulez-vous m'y suivre ? Ce n'est pas un endroit triste. En fait, il domine le village et du lierre pousse sur les murs d'enclos. Venez donc ! Ici le tombeau des Grateaud, là celui des Maigne et des Gencail, plus loin un fût brisé supporte une photographie d'un jeune homme en habit de noces, ailleurs ... mais tous ces mémentos vivent ! Ils nous souhaitent prospérité et pour un peu nous leur en demanderions bien le secret. Cette allée mène au caveau de ma famille. Voyez ! Les aïeux, Grand-père, Grand-mère, une tante, notre mère (père repose en une autre terre aux antipodes). Excusez une minute ... Il me faut arracher ces herbes folles et redresser ce petit vase de simili-bronze que le vent ou quelque sacripante de pie aura fait tomber.
Et maintenant, retournons à la maison. Vous prendrez bien un verre de piquette !