Jacques Bourlaud 🩺 - Madagascar
Entre le moment où je m’éloignais de la maison pour aller à Rochefort et celui où je suis revenu des Kerguelen vingt années se sont écoulées .
Ma vie prenait maintenant une autre dimension avec des responsabilités professionnelles plus étendues et des charges de famille plus lourdes .
Par ailleurs beaucoup de choses avaient subi une évolution qui modifiait inexorablement les conditions d’existence et d’activité outre-mer .
L’Empire Colonial Français, qui avait nourri mes rêves d’adolescent, s’était effrité pour donner naissance à de jeunes états indépendants après une période de gestation le plus souvent pénible et parfois douloureusement tragique .
On avait laissé la littérature et la presse charger d’une signification perverse le terme de « colonial », aussi les gens « bien pensants » l’avaient-ils banni de leur vocabulaire et les Troupes Coloniales avaient repris leur appellation traditionnelle de Troupes de Marine . Nous étions devenus des Médecins des Troupes de Marine, encore et toujours fiers de nos ancres, mais progressivement absorbés par le Service de Santé de l’Armée de Terre en vertu de la fusion des Corps de Santé . Fusion qui a ses avantages et ses inconvénients, ses partisans et ses opposants, et dont on peut discuter l’opportunité à perte de vue, ce que je me refuse à faire ici .
Je me suis donc retrouvé au début de l’année 1959 à Tananarive en compagnie de toute ma famille .
Avec cinq enfants et la venue d’un sixième, nous étions logés un peu à l’étroit dans un pavillon construit à une époque où les médecins étaient probablement moins prolifiques . Mais nous avions l’habitude de ces situations et savions parfaitement vivre dans un espace restreint sans donner aux autres l’impression d’être gênés . En revanche nous avions le bénéfice d’un petit jardin en terrasse qui nous prodiguait une très belle vue sur certains quartiers de la ville et en particulier sur le versant de la colline où se trouvaient les principaux édifices publics avec, parmi eux, la Direction du Service de Santé .
C’était ce, qu’entre médecins, nous appelions « la Colline Inspirée » non sans quelque arrière-pensée…
Pour qui gardait le souvenir de l’Afrique ou de l’Indochine, les Hauts Plateaux Malgaches pouvaient donner une impression de mélancolie avec la succession de « tanettes » verdoyantes mais presque sans arbre et des étangs plus ou moins envahis par les papyrus . Mais peu à peu on se laissait gagner par le charme des rizières en paliers, des tranchées de latérite qui apparaissaient comme autant de sillons sanglants au flanc des collines ainsi que par l’activité paisible des habitants .
L’Imerina, dans les premières années de l’indépendance, se montrait toujours sous l’aspect du pays du « mora-mora », de la douceur de vivre . Sous le soleil comme sous les pluies tropicales, Tananarive étalait avec complaisance le réseau compliqué de ses rues en montées et en descentes, de ses escalier d’accès raccourci entre les hauteurs historiques, la plaine du lac Anosy et la cuvette du Zoma, le marché, toujours plein de couleur et d’animation où l’on pouvait croiser, drapées dans leurs lambas, le parapluie sous le bras, les femmes hovas qui étaient encore souriantes .
J’avais été affecté à l’Hôpital Girard et Robic dans les services chirurgicaux et j’étais plus spécialement chargé de la Maternité .
Cet hôpital avait alors le statut d’un hôpital militaire français . Les militaires et fonctionnaires français ou malgaches ainsi que leurs familles, y étaient donc admis en priorité mais les ressortissants de toutes les nationalités présentes dans l’île pouvaient s’y faire soigner moyennant le règlement des frais d’hospitalisation . Il en est résulté le fait que mon service, entre autres, a pris à cette époque un essor tel qu’il a fallu en doubler la capacité au bout de quelques mois .
C’est surtout dans ces circonstances-là que je me suis rappelé le choix que j’avais fait à treize ans entre une carrière administrative et une carrière médicale dans l’espoir de bénéficier d’un temps de loisir confortable…
En effet, en plus des gardes de chirurgie et des dystocies je tenais à être présent lorsque se déroulaient certains accouchements normaux . Il s’agissait, soit de rassurer une femme qui m’avait paru particulièrement anxieuse lors des consultations prénatales, soit d’apporter le réconfort moral à un mari qui occupait de hautes fonctions ou bien avec qui j’entretenais des relations amicales . C’est ainsi que dans les années qui ont précédé l’apparition de « la pilule », les médecins et pharmaciens des Troupes de Marine, très nombreux à Tananarive, se sont montrés de redoutables procréateurs . Je n’ai d’ailleurs pas failli à cette réputation…
J’ignore si, depuis ce temps, des études sérieuses ont été entreprises à ce sujet, mais nous avions tous observé que le taux de fécondité des femmes était exceptionnellement élevé sur les Hauts Plateaux . Influence du climat, de l’altitude ou tout simplement du mora-mora, toujours est-il que les familles malgaches de plus de dix enfants ne se comptaient même plus et que, chez les Européens, il était fréquent de voir des couples étiquetés stériles depuis des années (parfois dix ou quinze ans) qui avaient la surprise de voir évoluer une grossesse .
C’est donc le plus souvent « à la sauvette » que je m’accordais quelques moments de détente. Cependant j’ai eu la chance de pouvoir assurer pendant quinze jours le service médical d’un camp de vacances organisé par l’Armée de l’Air sur une plage de Nosy-Bé . Tout y était réuni pour laisser à la famille un souvenir enchanteur : la mer, le sable et le soleil, les palétuviers et les coquillages extravagants, les récifs coralliens où se cachaient des poissons multicolores, les pigeons verts dans les cocotiers et l’odeur des plantations de café ou d’ylang-ylang.