Jacques Bourlaud 🩺 - Prépa à Rochefort

Pour être Médecin-Colonial, m’avait-on dit, il fallait sortir de l’École de Santé Navale.
Mais avant d’en sortir il fallait y entrer… et pour cela être admis à un concours.

La filière habituelle consistait à s’inscrire dans une de trois Écoles Annexes du Service de Santé de la Marine ouvertes auprès des Hôpitaux Maritimes de Brest, Toulon et Rochefort.


Lorsque nous avions vingt ans et que nous entendions les gens de la génération précédente parler de leur jeunesse, cela se passait à une époque parée, semblait-il, de toutes les séductions : « avant la guerre », celle de 14/18… Nous les écoutions avec au visage « un certain sourire » fait de scepticisme narquois, d’attendrissement condescendant et aussi d’agacement.
Maintenant les années ont laissé les cheveux gris envahir les tempes et les kilos superflus donner à nos tailles une assise plus confortable. A notre tour, quand nous évoquons la période où nous avions à peu-près vingt ans, nous disons : c’était avant la guerre… (une autre guerre).

Tout cela pour dire qu’en ce temps-là, avec beaucoup d’autres, j’ai abordé la carrière médicale dans l’espoir de m’en aller à travers le monde « porter la Science au pays des Bantous » .


Mes deux bachots et mon P.C.B. en poche, un après-midi de Novembre 1937, je suis parti pour la grande aventure d’un pas conquérant qui devait me conduire d’abord à la gare, puis à cent-vingt kilomètres de là, à Rochefort-sur-Mer.
Le moins que l’on puisse dire de Rochefort à cette époque c’est qu’il s’agissait d’une cité plutôt morne auprès de laquelle ma bonne ville natale de Poitiers paraissait témoigner d’une activité débordante..

Colbert en son temps avait choisi cet emplacement peu éloigné de l’estuaire de la Charente pour y fonder une ville qui devait être appelée à devenir une porte ouverte sur l’Océan, un port d’où les vaisseaux du Roi appareilleraient pour les terres lointaines. Mais les vases avaient envahi la Charente et peu à peu Rochefort s’était enlisé dans la grisaille et la monotonie. Le beau port d’antan, tout vibrant du travail de ses arsenaux, s’était résigné à n’être plus qu’une ville de garnison.


Garnison encore très importante à certains moments, mais qui, en 1937, ne comportait plus que le 3° Régiment d’Infanterie Coloniale et une Base Aérienne de fraîche date qui était bien loin d’avoir atteint son développement actuel . Quant à la Marine, elle n’était représentée que par des formations à terre École des Apprentis Mécaniciens entre autres et enfin Hôpital Maritime.


Mais Rochefort avait gardé la nostalgie de ses splendeurs éphémères et l’agencement rigoureux des rues qui se croisaient à angle droit, l’alignement sévère des façades du même style, les tilleuls bien taillés du Jardin de la Marine, la succession des bassins et des installations portuaires donnaient au centre de la ville une allure tout empreinte de la noblesse du Grand Siècle .

C’est donc à ce siècle que se rattachaient les principaux monuments : église baroque et sans grand attrait, Hôtel de Ville, Hôtel du Commandant de la Marine, fontaine de la Place Colbert, Château d’Eau et Hôpital Maritime.


Celui-ci, un peu à l’écart de la vieille ville, se dressait à l’extrémité d’un cours planté de grands arbres entourant la statue en bronze de l’Amiral Pottier qui nous contemplait du haut de son piédestal, tenant courtoisement son bicorne à la main .

L’Hôpital était entouré de douves qu’il fallait franchir sur un pont pour pénétrer dans un grand jardin où des massifs de fleurs essayaient de mettre un peu de fantaisie devant les rangées austères des tilleuls séculaires.

Ce jardin était encadré par le corps central du bâtiment dominé par un clocheton surmonté d’une petite coupole et, latéralement, par des constructions plus ou moins indépendantes les unes des autres qui s’avançaient jusqu’à la grille en fer forgé longeant les douves.

Avec ses grandes salles voûtées, ses longs couloirs conventuels qui conservaient jalousement dans leur pénombre les odeurs de cuisine et de pharmacie, l’Hôpital Maritime de Rochefort représentait le dernier cri de la technique d’équipement hospitalier ... du temps de Colbert. En 1937, cette technique était malgré tout quelque peu dépassée…


Les rues de la vieille ville portaient des noms illustres. Bien sûr Colbert y était-il à l’honneur, bénéficiant d’une belle place rectangulaire ornée d’une fontaine et d’un kiosque à musique. La République s’offrait l’artère la plus animée (si l’on peut ainsi s’exprimer). Des gloires militaires et Monsieur Thiers s’en partageaient d’autres, ainsi que les enfants prodiges de Rochefort : Pierre Loti et quelques médecins de Marine d’autrefois tels que Cochon-Duvivier et un autre Cochon dont j’ai oublié la deuxième partie du double patronyme. (1)

Autour de la ville de Colbert s’étalaient des quartiers neufs avec des maisons basses sans grand cachet, comme on en voit sur les côtes charentaises ou vendéennes.


Ainsi, dans ce décor morose, nous étions une centaine d’étudiants en première année de Médecine et une dizaine de stagiaires en Pharmacie. La plupart d’entre nous habitait des chambres meublées louées dans des maisons plus ou moins bourgeoises. Mais d’autres fréquentaient d’honorables pensions de famille où l’on gardait avec une pieuse fierté le souvenir des anciens pensionnaires devenus Navalais comme autant de victoires brodées sur un drapeau.


Héritière de la plus ancienne école de médecine navale, l’École Annexe de Rochefort nous accueillait dans une ambiance quasi-militaire sans toutefois étouffer en nous les manifestations de l’esprit carabin.


Chaque matin à huit heures, groupés au pied d’un perron, nous voyions surgir des profondeurs d’un édifice « Grand Siècle », élégant officier de Marine, le Médecin-Résident de l’hôpital accompagné d’un Premier-Maître. Celui-ci faisait l’appel et nous nous dispersions pour nous rendre dans les services où se déroulaient les stages hospitaliers.

Comme nous n’étions pas très nombreux et qu’il y avait suffisamment de malades le stage de Médecine nous a été profitable . D’autant plus que le chef de service, qui nous enseignait par ailleurs la Physiologie et la Semeïologie, ne manquait jamais une occasion de nous poser des questions indiscrètes sur son cours que nous avions intérêt à connaître parfaitement si nous voulions éviter des réflexions fort désagréables à entendre.


Le stage de Chirurgie nous paraissait plus romanesque car il nous permettait d’entrevoir le monde mystérieux du bloc opératoire. Et les rares d’entre nous qui avaient eu la chance d’être désignés pour aider à opérer un phimosis sentaient leur vanité s’épanouir au soleil de cette consécration chirurgicale.


Quant au stage de Dermato-Vénérologie, à l’époque où les premiers sulfamides commençaient à faire une timide apparition, il nous a appris, entre autres choses, à considérer avec une méfiance prudente les grands chiffres lumineux qui ornaient les façades grises d’une rue mal éclairée.


Les stages étaient suivis de deux heures de cours dans un amphithéâtre archaïque où nous écrivions sur nos genoux, guettant l’heure où nous pourrions enfin apaiser nos estomacs affamés dans un des trois ou quatre restaurants qui nous faisaient des conditions en rapport avec nos moyens financiers.


Les après-midi étaient aussi bien remplis que les matinées et commençaient par deux heures de dissection.

A trois sur un membre, nous pouvions faire du travail sérieux agrémenté par les initiatives du prosecteur qui nous invitait à mettre en valeur sur un tableau noir l’harmonie qui régnait entre nos connaissances anatomiques et nos dons artistiques. Le même prosecteur, jetant un regard critique sur nos dissections, laissait parfois échapper des phrases de ce genre : « Monsieur X. de la façon dont vous tenez votre bistouri, vous auriez dû depuis longtemps couper le nerf cubital ! Donc je le coupe et je vous note en conséquence… »


Encore une ou deux heures de cours pour terminer la journée et nous n’avions plus qu’à rentrer dans nos chambres pour entreprendre l’assimilation laborieuse de tout ce que nous avions ingurgité.


Des facéties estudiantines venaient cependant égayer ce programme austère. D’abord des brimades assez édulcorées. En effet le concours d’entrée à l’École de Santé Navale offrait rarement plus de cinquante places chaque année ; il était donc peu fréquent d’être admis du premier coup, Aussi ceux qui « en voulaient » redoublaient-ils volontairement leur première année de Médecine pour pouvoir se présenter une seconde fois au concours avec un plus grand nombre de chance. Il y avait ainsi une assez forte proportion d’anciens qui contraignaient les nouveaux à chanter des chansons grivoises ou à raconter des histoires plus ou moins croustillantes. Les récalcitrants se trouvaient très rapidement allégés de leurs vêtements superflus et même nécessaires.


Le premier mai, nous nous procurions des canotiers (couvre-chefs qui étaient déjà démodés depuis quinze ans) et nous circulions à travers les rues de Rochefort en chantant tout le répertoire de salle de garde jusqu’à ce que la police vienne mettre fin à nos ébats. Mais comme à cette époque les rapports entre flics et étudiants n’étaient pas encore trop envenimés, on nous laissait quelques minutes pour nous faire photographier sur les escaliers de la Poste avant la dislocation du monôme.


Enfin si, par hasard, des chansonniers de second ordre venaient à Rochefort y présenter un spectacle de « Variétés », nous trouvions toujours le moyen d’y ajouter un numéro de notre crû plus ou moins apprécié du public.


Ce qui m’amène à signaler la pauvreté des distractions que nous pouvions trouver dans cette ville. Deux cinémas passaient les films de l’année précédente. Parfois une troupe de théâtre égarée y venait jouer une opérette. Il y avait chaque année un bal chic : le Bal de l’Escrime où quelques Navalais reçus au dernier concours venaient nous réconforter et nous montrer leurs uniformes neufs.

Quant aux amateurs de slow, ils trouvaient chaque Samedi et chaque Dimanche, « chez Fradin », un orchestre qui faisait le bonheur des vendeuses de Prisunic et des bonniches du quartier.


Les plages envasées de Fourras et de Châtellaillon, distantes d’une vingtaine de kilomètres, n’étaient guère avenantes que l’été et comme, en ces temps lointains, aucun de nous n’était motorisé, nous hésitions à faire le trajet sur une bicyclette de louage.

Dans l’ensemble les « demoiselles de Rochefort » ne paraissent pas nous avoir laissé des souvenirs exaltants et si la bonne société a su réserver quelques dignes épouses à de rares médecins de Marine ou des Troupes Coloniales, beaucoup d’autres se sont contentés de succès faciles et sans lendemain auprès des habituées du dancing Fradin .

Autrement, après un dîner vite expédié et la perspective d’une veillée studieuse, nous n’avions guère d’autre ressource que d’aller faire une belote au « Café de la Paix » .


C’est ainsi qu’à Rochefort, bon gré mal gré, nous ne pouvions pas trouver d’autre but que de préparer le concours.
Stimulés par des interrogations trimestrielles qui étaient des préfigurations de ce fameux concours, nous étions obligés de travailler sur un rythme que nous avons, la plupart d’entre nous, rarement soutenu dans la suite. Nous connaissions les moindres détails de l’Anatomie des membres et certains poussaient même le vice jusqu’à lire et retenir ce qui était écrit en petites lettres dans le « Testut-Latarjet ».
Aussi l’examen de première année ne représentait plus qu’une formalité que nous réussissions sans peine devant un jury qui s’était déplacé de Bordeaux à cet effet.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur l’École de Rochefort mais cela finirait par être fastidieux.


J’ai, pour ma part, quitté cette ville le 3 Septembre 1939 pour un avenir incertain et n’ai eu l’occasion d’y revenir que quarante ans plus tard en touriste.
La ville s’est embellie mais l’École Annexe a fermé ses portes.
Doit-on regretter cette décision liée probablement à des impératifs d’ordre budgétaire ainsi qu’à une réforme des études médicales ?
Il ne m’appartient pas de comparer la valeur professionnelle des médecins qui sont entrés à Santé Navale par cette filière et celle de ceux qui ne l’ont pas connue.
Mais à Rochefort, comme à Brest et à Toulon, nous étions déjà placés dans une ambiance médicale et dans une ambiance militaire, aussi lorsque nous entrions à l’École de Bordeaux, nous n’étions pas dépaysés et pouvions signer notre engagement avec une idée générale sur le développement de notre carrière future.

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