Jacques Bourlaud 🩺 - Cameroun

Accrochée au flanc du Manemgouba, énorme massif volcanique dont les cratères s’ouvraient à près de trois mille mètres d’altitude, la ville de N’Kongsamba présentait un enchevêtrement de rues et de ruelles qui suivaient ou enjambaient toute une série de ravinements drainant les eaux vers une cuvette étroite occupée par des plantations de caféiers . De l’autre côté de la cuvette se dressait, presque verticalement, une seconde masse volcanique un peu moins élevée, le N’Lonako .
 A cent-cinquante kilomètres de Douala, reliée à ce port par une voie ferrée, au centre d’une région où le café était de loin la principale ressource, à proximité du pays Bamiléké qui envoyait sur son territoire toute une population émigrée active, laborieuse et efficace, N’Kongsamba avait pris assez rapidement une grande expansion au point d’avoir été considérée pendant des décennies comme la troisième ville du Cameroun après Douala et Yaoundé .
Mais lorsque je suis arrivé (en 1967) le déclin était déjà amorcé . Il n’a fait que s’accentuer depuis . Douala était trop près et la route goudronnée, même si elle était criblée de trous au point qu’il fallait la remettre en état après chaque saison des pluies, vous y menait rapidement . Les maisons de commerce ont donc, une à une, fermé leurs portes . Le chemin de fer, avec sa voie unique, étroite et déjà ancienne, ne pouvait plus supporter la concurrence des gros transports routiers . De plus le gouvernement camerounais avait déplacé son appareil administratif plus loin, à Bafoussam, en plein pays Bamiléké, et cette ville devenait ainsi la capitale de l’Ouest aux dépens de N’Kongsamba .
La région avait beaucoup souffert de la rébellion qui avait ensanglanté pendant plus de dix ans le pays Bamiléké et qui s’était étendue jusqu’aux portes de Douala . Elle ne s’est arrêtée qu’en 1970 . Il ne restait plus alors que des petites bandes rebelles réfugiées dans un massif forestier au Sud-Ouest de N’Kongsamba . Traqués par les forces gouvernementales, ces hommes sortaient de temps en temps pour rançonner les paysans . De ce fait je voyais arriver à l’hôpital des malheureux qui avaient été littéralement hachés à coups de machettes . En revanche, lorsque les soldats camerounais s’emparaient d’un rebelle, ils ne le laissaient pas dans un meilleur état…    

Cette insécurité était de toute évidence un grave sujet de préoccupation . Dans les dernières années les Européens n’étaient plus concernés (en principe) . Mais les planteurs rappelaient souvent l’époque où ils étaient obligés de se rassembler chaque soir chez l’un d’entre eux, de s’y barricader et parfois-même de soutenir un siège . Les Africains affirmaient qu’aucune de leurs familles n’avait été épargnée . La fin de la rébellion était donc pour eux une véritable obsession qui poussait certains d’entre eux à prendre des positions hasardeuses ou à prononcer des paroles inattendues .
L’évêque de N’Kongsamba, un Bamiléké intelligent et d’une haute valeur spirituelle, était un homme dont la forte personnalité entrait parfois en conflit avec le gouvernement . Dans le désir de rétablir la paix, il avait pris contact avec certains rebelles et s’était laissé entraîner au point de devenir en quelque sorte le complice d’actes de terrorisme, voire de brigandage . Arrêté, condamné à mort, il a été gracié et exilé à Rome où il est décédé ultérieurement en 1993 .
Autre histoire, mais d’un humour noir si l’on veut bien me pardonner cet horrible jeu de mots. Il avait été décidé de constituer à N’Kongsamba un Comité de la Croix Rouge. Une séance de travail destinée à organiser ce comité a donc été organisée à la Préfecture réunissant toutes les notabilités de la ville tant de l’Administration que du secteur privé. En ma qualité de Directeur Départemental de la Santé, on m’a prié de pendre la parole. J’en ai profité pour exposer les difficultés que je rencontrais, comme chirurgien, à trouver du sang pour les réanimations et je formulais le soin que la Croix Rouge se penche sur ce problème et recrute des donneurs bénévoles.
Le Préfet s’est alors levé pour appuyer ma demande.
- Ce que dit le Colonel est très important .
Ainsi, le mois dernier au cours d’une opération contre les rebelles, nous avons pris un nommé « Monde Afrique » qui était gravement blessé. Il a été soigné à l’hôpital de Pendja (un établissement privé de la fondation « ad lucem »). On lui a fait une transfusion de sang et il a guéri. Il nous a donné des renseignements et on a pu ainsi en tuer dix. (sic)
Les quelques Européens présents se sont regardés entre eux, effarés par cette curieuse application des principes de la Croix Rouge. Pourtant le Préfet était un homme très droit que nous estimions tous. Je l’ai retrouvé plus tard et nous avons toujours entretenu des relations très amicales.
Mais comme à partir de ce jour-là mon approvisionnement en sang est devenu plus aisé, aussi je me demande si ses arguments n’ont pas eu plus d’effet pratique que mes histoires mélodramatiques de la pauvre mère saignée à blanc par un placenta praevia …
Obsession également dans leur lutte contre la rébellion de la part des hautes autorités camerounaises qui en sont venues à remettre en honneur une pratique traditionnelle utilisée depuis des siècles en pays Bamiléké et qui peut être interprétée comme un « Jugement de Dieu ». Pour cela tous les habitants d’un village ou d’un quartier se voyaient obligés de défiler un à un devant les enquêteurs et de leur avouer tout ce qu’ils étaient en mesure de savoir au sujet des rebelles et de leurs complicités éventuelles. Cette confession se faisait en présence d’un chien noir qui était enterré vivant après la cérémonie et devenait ainsi le témoin et le garant de leurs aveux devant les forces de l’au delà…
Ce procédé semble avoir été efficace mais c’était un acte de sorcellerie peu compatible avec les principes chrétiens . Mis à part le cas de l’évêque déjà cité je ne sais pas comment cela a été accepté par le clergé camerounais. Mais les missionnaires européens ont protesté avec véhémence et cela leur a valu quelques ennuis.
Voici enfin une anecdote tragi-comique mais qui n’a probablement rien à voir avec la rébellion :
Un beau matin les gendarmes m’ont amené un brave homme inculpé de meurtre afin de connaître mon avis sur son état mental. Chirurgien et non psychiatre je pouvais difficilement établir un diagnostic précis et structuré. Toutefois le simple bon sens, son aspect extérieur et ses propos (il avait une petite expérience du français) montraient clairement qu’il s’agissait d’un individu fruste dont la responsabilité paraissait discutable.
Convoqué, quelques semaines plus tard, devant les Assises à titre d’expert, j’ai écouté son histoire. Cet homme vivait seul en brousse au milieu de sa plantation en compagnie de quelques chiens. Or un voisin qui avait « du vague à l’âme » pensait sérieusement au suicide mais n’osait passer à l’acte. Aussi pria-t-il notre ami, avec qui il entretenait d’excellentes relations, d’avoir l’obligeance de mettre fin à ses angoisse en lui assénant un bon coup de machette.
Comment refuser un tel service à un collègue ? Et notre homme se mit en devoir d’exécuter cet ultime désir.
Malheureusement, après le premier coup de machette, le voisin a changé d’avis et, tout compte fait, estima qu’il était préférable de rester en vie.
Mais la conscience professionnelle veut que toute œuvre entreprise soit achevée. D’où le second coup de machette.
        
- Pourquoi avez-vous continué de frapper alors qu’il vous avait dit d’arrêter ?  demanda le Président.
- Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ?..  lui fut-il répondu sur un ton indigné de sincérité outragée.
L’affaire s’est conclue par vingt ans de prison et l’affectation du condamné à l’hôpital où il me fut très utile pour entretenir le jardin.

En dépit des rebelles dont les exactions devenaient de moins en moins fréquentes au fur et à mesure que le temps s’écoulait, la vie à N’Kongsamba état demeurée fort agréable. Mes activités professionnelles étaient variées mais j’étais suffisamment bien secondé pour me permettre quelques moments de détente. La famille appréciait beaucoup les Dimanches en plantation autour d’un méchoui ou les week-ends à Dschang près de la piscine du Centre Climatique.
Si bien que je suis resté quatre ans à ce poste. Deux de nos enfants y ont achevé leurs études secondaires et l’un d’eux, Guy notre second fils, a passé dans la foulée le concours d’entrée à l’Ecole de Santé Navale. Le relais était donc assuré.

Je suis revenu un peu plus tard à trois reprises à N’Kongsamba. J’y ai retrouvé, bien sûr, avec le même émerveillement l’environnement grandiose des massifs montagneux. Mais les visages familiers s’étaient raréfiés. La plupart des Européens que j’avais connus là-bas s’en étaient allés ou étaient sur le point de partir. A l’hôpital, le jeu des mutations avait amené beaucoup de têtes nouvelles pour qui je ne représentais plus rien. Seul le petit personnel journalier était demeuré sur place.  Ils venaient tous s’agglutiner autour de moi, rappelant un passé récent. En voyant leurs faces souriantes, je pouvais avoir la faiblesse (ou l’illusion) de penser qu’ils n’avaient pas conservé un trop mauvais souvenir de mon séjour parmi eux.
J’étais alors affecté à Yaoundé comme Chef de la Mission Médicale Française et Conseiller Technique du Ministre de la Santé Publique. Un travail de bureau… Il fallait bien s’y résigner à un certain âge, à un certain grade. Ce n’était d’ailleurs pas sans intérêt.  Il aurait même pu être passionnant sans les lenteurs administratives et le goût africain de la palabre qui retardaient toutes les décisions que je ne pouvais plus diriger ni même canaliser comme lorsque j’étais à la tête d’un hôpital de brousse.
J’ai assisté à beaucoup de réunions interminables qui n’étaient guère que des échanges de vues.           
              
Lorsqu’il devait en ressortir une réalisation pratique, nous parvenions parfois à nous mettre d’accord et nous pouvions espérer que la séance allait prendre fin nous permettant maintenant de nous mettre au travail sur un terrain solide. Presque toujours un fonctionnaire d’un rang très subalterne et qui s’était tu jusque là, se levait pour prendre la parole : il remettait tout en question et la discussion repartait de plus belle jusqu’au moment où le président, pensant qu’il avait autre chose à faire, déclarait que la séance était levée et que l’on reprendrait les entretiens sur le même sujet a semaine suivante.
Le Conseiller Technique était écouté avec beaucoup de politesse, une certaine sympathie et même de la déférence ; mais son pragmatisme et son désir de voir les choses évoluer trop rapidement déconcertaient l’assistance. Les Européens sont toujours pressés, les Africains prennent leur temps. Nous les taxons trop facilement et trop superficiellement d’imprévoyance et de laisser-aller. En vérité ils préfèrent rêver de choses qu’ils savent pertinemment ne pas pouvoir réaliser dans l’immédiat ; pour le concret, placés par la force des temps sur une voie de progression, ils tiennent à avancer, lentement peut-être, mais par eux-mêmes. Alors les bons conseils, techniques ou non, sont comparables à ces livres aux belles reliures que les gens « bien » achètent pour les placer dans leur bibliothèque et qu’ils n’ouvrent jamais… J’ai été le dernier conseiller technique français auprès du Ministre de la Santé au Cameroun.     
Une de mes attributions consistait à suivre l’évolution des constructions ou autres projets financés parle F.A.C. (Fond d’Aide et de Coopération) ou le F.E.D. (Fond Européen de Développement). Descendant d’une longue lignée d’entrepreneurs ou de maîtres-maçons, j’ai toujours aimé me promener sur les chantiers et sur les échafaudages prenant plaisir à voir les bâtiments sortir de terre . Cet aspect de mes fonctions m’attirait donc plus particulièrement . Malheureusement il me fallait traiter avec trois ministères : Santé, Plan, Equipement . Pour la Santé on me laissait agir à ma guise mais avec les deux autres je m’enlisais toujours dans un labyrinthe de tracasseries administratives .
J’étais toujours reçu par un Secrétaire Général très aimable qui m’assurait qu’il n’y avait pas de problème puis confiait mon affaire à un Chef de Service . Celui-ci s’empressait de me mettre en rapport avec son adjoint .

Et descendant ainsi la voie hiérarchique je tombais sur un brave homme sincèrement navré de ne pouvoir me satisfaire parce que, par exemple, il n’avait plus de « Rhdoïd » à sa disposition pour tirer des plans et aucun crédit pour en acheter .
En usant de mes relations personnelles, je parvenais à trouver ce dont il avait besoin, mais alors il découvrait qu’il lui manquait autre chose… Pendant ce temps-là les prix de la construction augmentaient et le budget alloué se révélerait insuffisant le moment venu . Faudrait-il donc laisser un bâtiment inachevé ou envisager une réalisation moins importante avec de nouveaux plans dont l’exécution exigerait un nouveau délai de temps ?
Toutefois, lorsque cela était possible et surtout si d’autres ministères n’étaient pas impliqués dans le projet, nous nous réunissions à quatre ou cinq, Camerounais et Français, et les choses étaient plus rapidement mises au point .

Enfin le rôle de Chef de Mission Médicale m’amenait à prendre contact avec tous les Coopérants de la Santé . Il y en avait environ quatre-vingts répartis sur toute l’étendue du Cameroun .
Je me suis efforcé d’aller les voir plusieurs fois au cours des deux années passées à ce poste . C’était un des aspects agréables de mon travail et c’est à ce titre que je suis retourné à N’Kongsamba .


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