Daniel Chauvigné ⌘ - Aux origines de la famille

En 1789, Louis Chauvigné, bourgeois aisé de la région tourangelle, son épouse Anne et leur fils Augustin, s’enfuirent au début de la Révolution française en Russie où ils ouvrirent un commerce de fourrures. Un frère, Honoré nait en 1798.

En 1809, ils regagnèrent la Touraine où Louis et Anne vécurent de leurs rentes. Dix années plus tard, Honoré s’engagea dans l’armée napoléonienne. Lors de la campagne de Russie, sa connaissance de la langue slave et son grand courage lui permirent de monter rapidement en grade et c’est avec celui de Capitaine des Dragons qu’il revint de cette expédition … mais également avec les pieds gelés ! Il fut donc réformé. Puis il fonda une famille en se mariant avec Françoise Belluot. Sa pension et les francs or de sa Légion d’Honneur lui suffirent pour vivre aisément et élever son fils Louis-Adolphe né le 23 mai 1836. Celui-ci épousa une blanchisseuse, Clémence Ride, née le 19 mai 1838. Il s’installa avec sa femme à la Riche, près de Tours, comme cabaretier. Le couple eut deux garçons, Adolphe et Alfred.

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Louis Adolphe Chauvigné


Alfred fit des études de comptable et se maria avec Eugénie, une chapelière de Tours mais ils n’eurent pas de descendance. Alfred était un gai luron qui se contentait de tenir la caisse et de courtiser les clientes pendant que son épouse besognait dans l’arrière boutique. Grand et bel homme, il avait du succès auprès des femmes et certains disaient que s’il n’avait pas d’enfant légitime, ses bâtards étaient nombreux !

Les chapeaux étaient fort prisés au XIXe siècle et au fil des ans le magasin s’agrandit au point de devenir le plus célèbre de la ville. Alfred acheta alors une superbe propriété sur une colline de Joué-lès-Tours jouissant d’une vue superbe sur Tours et la vallée de la Loire. Il acheta également un château en Bretagne pour placer ses économies. Mais à quarante ans, devenu tuberculeux, il mit ce château en viager dont le loyer, très élevé, lui permit de soigner sa maladie, très grave à cette époque. Alfred cependant surmonta cette épreuve et vécut de ses rentes jusqu’à l’âge de quatre-vingt-douze ans !…

Adolphe Fernand ChauvigneSon frère Adolphe, après un apprentissage de cuisinier, devint rapidement expert dans l’art culinaire français. Les deux frères avaient passé leur adolescence bercés par les histoires que leur bancal grand-père contait sur son enfance en Russie et sur ses campagnes avec l’Empereur …En 1894, le Tsar Nicolas II fait une visite en France et prend un repas dans le restaurant « Le Métropole » de Tours où Adolphe exerce comme chef cuisinier. Très fin gourmet et satisfait de la qualité et de la présentation des mets, le Tsar convoqua le Maître queue et lui proposa d’entrer dans son service dans son palais Impérial d’été de Saint-Pétersbourg. C’est ainsi qu’Adolphe, âgé de vingt sept ans, a rejoint le pays où avaient vécus ses aïeux.

Il épouse une jeune Russe prénommée Loubov (Aimée) avec laquelle il eut trois garçons : Georges, Paul et Serge et deux filles : Olga et Xénia.

Au début de la révolution soviétique, Olga s’est enfuie de Russie pour rejoindre son oncle Alfred à Tours. De santé fragile, elle décède quelques années plus tard d’un cancer du sein.

Xénia épouse un riche éleveur de chevaux, Georges Foroff, ancien Colonel Cosaque qui avait combattu dans l’armée tsariste contre les Nippons. Chassé par les soviets, il parvient, avec son épouse, à s’échapper et à rejoindre également l’oncle Alfred.

Serge Adolphovitch, mon père, en 1913, après la mort prématurée de sa mère, quitte seul, la Russie pour rejoindre lui aussi son oncle. Après avoir traversé la Pologne il est arrivé en Allemagne et après s’être trompé de train il s’est retrouvé à Bruxelles avant de regagner Paris et Tours. C’est certainement ce long périple, effectué à l’âge de quatorze ans, qui lui a donné par la suite le goût des voyages et de l’aventure.

Alfred, lui fait suivre des cours de comptabilité qu'il perfectionne en Allemagne et en Angleterre.

En 1917, mon père s'engage dans la marine française comme radio à bord d'une vedette de chasse anti sous-marine. En juin 1918, cette vedette marine accoste à Petrograd, port à l'embouchure de la Neva, anciennement St Pétersbourg (et rebaptisée Léningrad en 1924.) Lors d'une virée à terre Serge tente de retrouver les siens, mais il apprend que son père est mort pendant les représailles révolutionnaires et que ses frères Georges et Paul ont fui vers le Caucase. Il ne les a jamais revus.

Mon père, comme de nombreux slaves, a le don des langues. Outre le russe et le français, il parle couramment l'Allemand et l'Anglais ; cela lui a permis de trouver une place de comptable dans une entreprise d'import-export en Gold-Coast.

C'est donc à Accra, la capitale actuelle du Ghana que commence son épopée Africaine.

Après 4 années passées dans cette colonie britannique, il est embauché comme radio sans filiste sur un baleinier qui exerce la chasse des cétacés au large des côtes gabonaises. Les prises harponnées sont amenées à Port-Gentil où est installée une usine de traitement d'huile de baleine. Les escales y sont fréquentes et, au cours de l'une d'elles, il fait la connaissance du Directeur d'une grosse compagnie commerciale française, la S.A.I.B.O. (Société Anonyme Industrielle du Bas Ogoué). Celui-ci cherche un gérant pour diriger sa Société à Libreville.

L'expérience qu'avait acquise mon père en Gold-Coast et sa formation de comptable ont incité ce Directeur à lui proposer cet emploi. Ils sont devenus, par la suite, de très bons amis.

En 1928, au cours d'un congé en France, Serge il fait la connaissance d'une poitevine, Germaine BOURLAUD, qu'il épouse et qui fut sa fidèle compagne jusqu'à la fin des ses jours.

La famille BOURLAUD possède, et habite encore, une superbe propriété nantie d'une grande maison bourgeoise à Coulombiers, petit village à 16 kilomètres au sud de Poitiers.

Un ami colonial avait offert au père de Germaine de nombreuses armes de chasse africaines qui sont exposées sur d'énormes panoplies recouvertes de toile rouge, dans le grand escalier qui mène à l'étage. Il avait même donné un gros pélican empaillé qui perche sur l'armoire Louis XIII du vestibule. Initialement, ce volatile était destiné à armer un chapeau de la maîtresse de céans, mais il était trop lourd et disproportionné pour que ma grand-mère en fasse un accessoire vestimentaire!...

Ces souvenirs africains et les histoires fascinantes narrées par l'ami de la famille, à chaque retour de ses contrées lointaines, ont bercé l'enfance de ma mère et passionné toute une génération familiale. C'est donc, sans appréhension mais avec passion que Germaine a suivie son colonial mari à Libreville.

Non loin de cette capitale gabonaise, mon père a acheté un terrain à Achouka, petit village proche de Lambaréné, où il passe son week-end dans une grande case en bois sur pilotis, qu'il a fabriquée sur les rives de l'Ogoué. Il a également embauché des indigènes, qui après avoir défriché la forêt, ont planté des palmiers à huile.

Le 5 juin 1929, son épouse met au monde, son 1er garçon, Claude, à l'hôpital de Lambaréné dirigé par le célèbre Docteur SCHWEITZER, mais la naissance a été enregistrée à Port-Gentil, cité administrative la plus proche.

En 1930, la S.A.B.I.O. cessant son activité, Serge et les siens sont rentrés en France. Mon père a travaillé avec son beau-père dans la représentation industrielle jusqu'en 1934, mais il a la nostalgie des colonies et c'est avec joie qu'il trouve un emploi de gérant d'une grande factorie installée à Bangui, capitale de l'Oubangui-Chari.

Parallèlement, comme au Gabon, il réalise à son profit, une plantation de café à Bimbo, petit village indigène, situé à 10 kilomètres de Bangui.

En 1938, mon père est opéré d'un kyste amibien au foie à Léopoldville, Capitale du Congo Belge et rentre en France pour y passer une convalescence de 5 mois. Cette venue a coïncidé avec le centenaire de sa grand-mère Clémence, qui a été célébré en présence d'une foule nombreuse dans la propriété de Sainte-Lucie à Joué-les-Tours.

En 1939, il quitte Bangui après avoir donné sa démission, suite à un désaccord avec son Directeur. Un ami, monsieur Dulas, propriétaire d'une compagnie diamantifère à Carnot, dans l'ouest du pays, lui offre une place de comptable dans sa compagnie dont il devint le directeur trois ans plus tard.

A proximité de Carnot, là encore, mon père avait acheté un terrain de 50 hectares pour y situer sa maison secondaire et créer une plantation qu'il destine à ses enfants.

Serge et Germaine ont eu 4 garçons: Claude, Daniel, Bernard et Francis. Comme l'aîné, Bernard et Francis sont nés en Afrique Équatoriale Française, l'un à Berbérati le 20 Mars 1939, l'autre le 24 Juin 1945 à Bouar. Tous mes fils, sauf un, sont africains, disait en plaisantant mon père. Est-ce cette particularité qui fit que, comme lui, je fus voué à une même vie aventureuse !

A quarante-sept ans, mon père, après avoir roulé sa bosse et atteint un sommet prometteur, meurt d'une embolie au cours d'un voyage sur Bangui où il allait chercher les billets de bateau en vue d'un retour en France.

C'est par une froide journée d'hiver, le 30 janvier 1931, à Poitiers, que je naquis. Ma mère, qui avait souffert de la grippe espagnole, accoucha avant terme à six mois et demi de grossesse. Je pesais 875 grammes et les trois couveuses de l'hôpital étaient occupées ! Cyanosé et en proie à de nombreuses syncopes, j'ai été condamné par le médecin. C'est alors qu'une vielle sage-femme du quartier, prit soin de me mettre, enveloppé de coton, dans une boite à chaussure entourée de bouillottes. C'est grâce à cette couveuse improvisée et aux soins attentifs de mes parents que j'ai survécu, à la surprise générale.

J'étais un bébé rougeaud et velu, très laid, aussi mon frère Claude, trouvant sans doute une ressemblance avec une affreux petit bonhomme en bois, articulé, que des amis Anglais lui avaient offert, me surnomma « BOBY », du nom de ce jouet. Cette comparaison fit rire toute la famille et ce surnom me resta.

Trois ans plus tard, j'avais pris assez de forces pour supporter le trajet maritime sur l'Afrique. Le voyage durait 2 mois pour atteindre Douala. J'étais très vif et turbulent alors que mon frère montrait déjà des qualités d'ordre et de sagesse. J'avais à cet âge, une indépendance et une vivacité d'esprit tournée vers l'avidité d'apprendre par moi-même, au mépris du danger, ce qui m'a fait faire des bêtises aux conséquences parfois dramatiques.

Ainsi, peu avant ce départ vers les tropiques, j'avais, un jour, coiffé ma tête d'un pot de chambre en métal émaillé et, malgré mes efforts et ceux de ma mère pour l'enlever, le vase restait fixé comme une ventouse sur mon crâne peu chevelu!... Pour m'emmener chez le médecin, maman pris soin de camoufler cet attribut avec une énorme bande Velpeau. Au cours du trajet, dans les tramways, j'étais très turbulent et ma mère, énervée, m'a flanquée une claque retentissante !

- "Vous n'avez pas honte de gifler un petit enfant blessé !" cria une dame offusquée.

Maman ne dit mot, mais défit le pansement. La vue de mon couvre-chef déclencha l'hilarité générale !...

Arrivé à Bangui, je ne m'étais pas assagi. Un jour, j'ai versé le contenu d'un encrier dans le soufflet de l'appareil photo de mon père, ce qui me valut de recevoir quelque coup de martinet. Pour me venger, j'ai coupé au ras les lanières de cet engin de torture !

Il fallait, à cette époque, filtrer l'eau dans les filtres poreux pour la rendre potable. L'opération étant assez longue, il devenait indispensable de ne pas gaspiller cette boisson, aussi ma mère l'entreposait dans des bouteilles qu'elle mettait hors de portée des enfants. Un jour, découvrant une bouteille sur le dessus d'une armoire, j'ai fait un échafaudage avec une table et une chaise pour accéder au flacon dont je bus avidement une gorgée. Hélas, c'était du pétrole ! Rendu très malade par ce breuvage, il fut difficile de me faire avouer la cause de mes malaises pour que le médecin puisse m'administrer l'antidote nécessaire. Peu après, on dût encore avoir à faire à l'homme de l'art pour extraire deux cacahuètes que j'avais introduites dans mes narines.

Une autre fois, ayant vu sur les boites de sel "Cérebos" l'effigie d'un garçonnet courir après un volatile, en lui versant du sel sur la queue, j'ai questionné mes parents sur la signification de ce dessin. Pince-sans-rire, mon père répondit:

- "Tu le vois bien, on peut attraper des oiseaux en leur versant du sel sur la queue."

Bientôt la consommation de sel devint alarmante et l'on découvrit que je vidais les boites de cérebos sur les perruches que notre voisine détenait dans une volière!

Sur la place du marché, à Bangui, j'ai troqué, avec des petits noirs, mes chaussures contre des fruits. J'ai donné le pied droit à l'un et le gauche à l'autre et je m'amusais de voir la palabre qui s'ensuivait pour savoir qui allait posséder la paire ! Les chaussures d'enfant étant introuvables sur place à cette époque, j'ai été condamné à marcher nu-pieds de nombreux mois !

Mais mon plus bel exploit a été de sauter d'un balcon de huit mètres avec un petit drap en guise de parachute. Je n'ai eu la vie sauve que grâce à un providentiel atterrissage dans une grosse cuvette remplie d'eau et de linge !

Je garde encore en mémoire cette période de ma prime enfance passée la semaine à Bangui et le week-end à Bimbo, petit village de pêcheurs situé à 10 kilomètres de la capitale et que l'on ne pouvait joindre qu'en empruntant un bac pour traverser la Konga, un affluent de l'Oubangui.

Bien plus tard, je suis revenu sur ces lieux. Il y a toujours le bac où l'on attend parfois une heure avant que le passeur s'aperçoive qu'un véhicule attend ses bons services de l'autre côté de la rive... On tuait le temps en chassant la pintade sauvage ou en pêchant des mokélélés aux écailles argentées qui pullulent le long des berges dans l'eau peu profonde. On discutait avec les femmes indigènes qui venaient puiser de l'eau qu'elles transportent dans des calebasses posées sur la tête. C'est toujours un émerveillement de voir avec quelle grâce ces femmes marchaient, le corps cambré, sans faire tomber une goutte d'eau du récipient en équilibre instable.

Le bac est constitué d'une plate-forme de rondins arrimés sur de grosses pirogues taillées à l'herminette dans des troncs d'arbre. Un câble tendu en hauteur et fixé sur des gros arbres de part et d'autre de la rivière, supporte une poulie reliée par un câble à la plate-forme. Il suffit de dégager le bac de la rive avec une longue perche, puis. Le bac est entraîné en biais par le courant jusqu'à l'autre rive. Des rampes rabattables sur les berges permettent l'accès et la sortie des véhicules. Les passagers restaient debout sur les côtés de la plate-forme, protégés par des lianes tendues sur des piquets qui fait office de garde-fous.

La traversée dure un quart d'heure, ce qui permet d'admirer les eaux tumultueuses d'où l'on voit parfois sauter un gros poisson poursuivi par un caïman. D'autres sauriens surnagent sans bouger et seuls les yeux et la crête dorsale crevant la surface de l'eau, laissent deviner leur présence.

Enfin, par la piste, qui tient lieu de route, on atteint Bimbo qui est toujours un petit village situé sur une énorme anse de la Konga, le dos acculé à la forêt tropicale. Cette situation privilégiée procure à ses habitants un bon abri contre les rafales de vent d'ouest, tandis que le calme des eaux retient de nombreux bancs de poissons.

Si la forêt voisine n'a aucun secret pour les Pygmées, la rivière est le domaine des Bandas. Cette ethnie est reconnaissable aux 2 petites cicatrices verticales et parallèles qui ornent leur pommette gauche. Ces noirs, de taille moyenne sont musclés, gais et accueillants. Ils se nourrissent de poisson et de manioc.

La culture et la préparation du manioc sont rituellement réservées aux femmes alors que, seuls les hommes pratiquent la pêche. Les Pygmées surnomment les Bandas "Zo ti n'gou" (les hommes de l'eau) reconnaissant par là leur habilité dans l'art de la pêche.

La prise du poisson, très diversifiée à la ligne et au filet dans la rivière alors que dans les marigots leur capture est réalisée à l'aide d'un poison végétal.

Les lignes sont uniquement des lignes de fond suspendues à une corde tendue en surface entre deux piquets, plantés dans les hauts fonds sablonneux. Amorcées à la tombée du jour, elles sont relevées à l'aube. Les prises sont généralement des silures où des "capitaines" (sortes de grosses carpes pouvant peser plus de 30 kilos).

Formant barrage, de longs piquets, entrelacés de lianes, sont disposés le long des berges face aux petits marigots qui se jettent dans la Konga. De place en place, sont laissés des passages piégés de nasses ou de filets, dans lesquels, chaque matin, les pêcheurs relèvent des perches colorées et des mokélélés (sorte de gardons aux écailles argentées possédant une chair savoureuse).

Dans la journée, outre la pêche à la traîne pratiquée en pirogue, existe la curieuse pêche au "petit filet" : 2 hommes sont à bord d'une pirogue, l'un, à l'arrière, maintient l'esquif dans le sens du courant descendant; l'autre, à califourchon à l'avant de la barque, laisse pendre ses jambes dans l'eau. Un petit filet est fixé entre ses jambes, et dès qu'il perçoit une secousse, il le referme et le relève rapidement pour projeter le poisson dans la pirogue, où il est achevé à coups de gourdin par son collègue. Cette pêche n'est pas sans danger, car il faut surveiller en permanence, la surface de l'eau pour éviter de se faire happer un pied par un crocodile!

La pêche au poisson dans les marigots demande une longue préparation. Il faut d'abord chercher en forêt un "kéké ti soussou" (arbre à poisson) dont l'écorce et les feuilles contiennent un poison paralysant. Les feuilles et l'écorce sont pilées dans une jatte de bois dur, jusqu'à l'obtention d'une pâte juteuse de couleur brun ocre. Pendant cette préparation d'autres pêcheurs ont tendus, en aval du marigot des filets. La pâte empoisonnée est jetée en amont, sous forme de boulettes qui flottent et se diluent en opacifiant l'onde d'une couleur blanchâtre. Rapidement, à la surface, apparaissent, ventre en l'air, des poissons de toutes tailles, qui, menés par le courant sont finalement retenus dans les filets. Il faut recueillir rapidement les prises intéressantes, car l'effet paralysant du poison était de courte durée.

A Bimbo, le paysage et les habitants n'ont guère changé. Certains se rappellent très bien de notre famille et j'ai échangé avec eux des souvenirs de notre enfance où très rapidement avions parlé le sango, dialecte principal de l'Oubangui-Chari. A cette époque, il y avait peu d'enfants blancs de notre âge, ont jouait donc avec les petits noirs et, avec eux nous avons débuté l'école où nous avons tous appris que nos ancêtres, les Gaulois, avaient de grandes moustaches et se vêtaient de peaux de bêtes.

A Bangui, devant la grande factorie de mon père, la place du marché est occupée très tôt le matin par les marchands indigènes accroupis sur leurs talons, leurs produits étalés sur une toile défraîchie par l'éclat du soleil. Une foule grouillante et colorée palabre sans cesse pour faire jouer la concurrence et gagner quelques centimes. Les enfants, nombreux et turbulents, courent en zigzaguant entre les étals, bousculant tout sur leur passage, jusqu'à ce qu'un adulte en arrête un et le menace avec force geste et cris, mais jamais un gosse était frappé. L'odeur acre du manioc, transformé en chikuangue, se mêle au fort relent du poisson déjà couvert de mouches que le vendeur chasse, de temps en temps, d'un revers nonchalant de la main. Les mangues, ananas, goyaves et papayes apportent leur couleur chatoyante et leur parfum sucré tandis que les épices et les viandes de zébus et cabris mêlent leurs fumets parfois nauséabonds.

Un "tourougou" (gendarme indigène) en costume militaire kaki, coiffé d'une chéchia rouge, les mollets enrubannés d'une bande molletière et les pieds nus, porte en bandoulière un immense fusil Lebel et son ceinturon de cuir est garni de cartouchières en toile épaisse. Il est chargé de surveiller le marché, d'arrêter les voleurs et de régler les palabres des marchands. Outre son accoutrement, sa haute taille et sa carrure imposent, la crainte et le respect. Quatre larges cicatrices boursouflées, balafrent ses joues sur toute leur longueur et indiquent qu'il était de la race Sara, peuplade du sud du Tchad où les hommes sont très grands et forts. Cette particularité associée à la différence d'ethnie rend très efficace le rôle de gardien de la loi, ainsi, les tourougous sont les auxiliaires précieux des deux gendarmes français qui occupent le poste de Bangui.

Mes parents aiment beaucoup les animaux et, dans le grand appartement situé à l'étage, se côtoient, en parfaite harmonie, Jacquot le perroquet gris, dont les cris rauques et les plumes ébouriffées font fuir le chat persan. Poubsik, le chien bassendji croisé de berger allemand, est le fidèle compagnon d'Oscar le chimpanzé. Ils ont grandi ensemble et se séparent rarement. Comme de nombreux enfants vis à vis des animaux, j'énervais souvent ces deux compères, qui, lorsqu'ils jugeaient que mes agaceries avaient assez duré, dévalaient les escaliers pour se réfugier dans la cour intérieure, l'un dans un buisson, l'autre dans le grand manguier aux fruits ayant l'odeur d'essence de térébenthine.

Lors des départs pour Bimbo, Oscar et Poubsik, grimpent à l'arrière du pick-up à côté du boy, de mon frère et de moi. Dans la case que nous avons au village, la ménagerie se complète de Riki, la mangouste et d'un couple de rats palmistes (sorte de petits tamias rayés) très agiles, qui passent leur temps entre la maison et les arbres du voisinage. Il y a aussi une genette grise tachée de noir qui dort souvent au-dessus de la moustiquaire qu'elle rejoint avec une surprenante dextérité en courant sur les rubans qui maintiennent la toile aux piquets. Dans une grande cage de bambou, près du poulailler, est enfermée " zé " une énorme panthère ocellée. Offerte très jeune par les pygmées, ma mère l'avait nourrie avec du lait de chèvre. Devenue adulte, elle était encore très docile et lorsqu'on la caressait, elle ronronnait comme un gros chat. Cependant, contrairement au guépard, le retour à l'instinct sauvage est fréquent chez la panthère. C'est ainsi qu'un jour, mon père attiré par des feulements rauques et rageurs, vit que j'avais ouvert la porte et énervais Zé avec une badine! Il n'eut que le temps de s'interposer, lorsqu'elle bondit sur moi! Mon père a été profondément griffé au bras et la panthère s'enfuit dans la forêt. Ce n'est que 2 heures après cet événement qu'elle revint, seule, dans son enclos dont l'accès fut dorénavant interdit aux enfants et cadenassé.

Un fois par jeu, Oscar a tordu le cou d'un canard de barbarie de la basse-cour. Pour le punir, maman lui a ficelé le volatile autour du cou. Le chimpanzé, vexé, grimpa dans un palétuvier où il est resté prostré pendant trois jours. Le canard décomposé par la chaleur s'est décroché et est tombé dans l'eau. Il fallut donner un bain à Oscar qui puait la charogne! Après cette aventure, le grand singe fuyait dès qu'une volaille s'approchait de lui!

Parfois, Oscar se cachait derrière le tronc d'un des manguiers qui bordent le chemin menant à la rivière et, lorsqu'une négresse passait à proximité, il saisissait vivement un pan de son pagne qu'il tirait d'un coup sec. Le tissu simplement enroulé autour de la taille, cédait facilement et le chimpanzé s'enfuyait avec sa prise dans l'arbre ! Il fallait l'intervention de mon père pour lui faire rendre son butin.

Ma mère, qui est une bonne couturière, a confectionné à Bimbo 20 shorts et chemisettes kaki ainsi que 10 chéchias rouges et dix bleues pour vêtir vingt petits nègres. Ceux aux chéchias rouges sont les compagnons de jeu de mon frère, et ceux aux chéchias bleues, les miens. Nous leur avons appris à marcher au pas, comme les tourougous, et à manier des armes taillées dans des bambous. Ces petits noirs, très habiles de leurs mains, savaient confectionner des cerceaux et des voitures de bois blanc que l'on manœuvrait avec un volant fixé sur une colonne d'osier. Ils nous ont également appris à confectionner des rets et des lacs pour attraper des petits oiseaux, que nous consommions cuits sur la braise d'un feu de bois.

Aux heures chaudes de la journée, ces jeux sont remplacés par l'apprentissage de la lecture et de l'écriture que maman prodigue en commun. Ceci créait une émulation salutaire entre les enfants blancs et noirs et nous faisions de rapides progrès.

Cette enfance prit fin en 1937, date où maman nous a emmenés en France pour y effectuer nos études. Papa nous a conduits par la longue piste cahoteuse jusqu'à Douala, le grand port du Cameroun, d'où nous devons prendre le bateau. A l'arrière de la camionnette Ford, mon père a aménagé trois sièges de bois et de toile fixés à la carrosserie, pour que Claude, le boy et moi puissions nous asseoir. Nous voisinons avec les cantines, la caisse popote, une table et des chaises de camping, ainsi que des lits Picots et leur moustiquaire. Le voyage durait quatre jours et nous avons dormi, la nuit, dans des cases de passage qui sont aménagées pour les voyageurs européens dans chaque grand village en bordure de la route. Il était possible d'acheter sur place des poulets, des légumes et des fruits tropicaux pour un prix modique. Le soir l'éclairage est réalisé par une lampe Colmann, dont la vapeur d'essence sous pression enflammée à l'intérieur d'un manchon d'amiante, diffuse une puissante lumière blanche qui attire les moustiques et les papillons de nuit. Les petits margouillats, petits lézards translucides aux doigts munis de ventouses courent le long des murs et sur le plafond à la recherche des moustiques qu'ils gobent prestement. Pendant que le boy préparait le repas, nous écoutons la radio sur le poste à lampes branché sur la batterie de la voiture. Les enfants du village se tiennent à une distance respectueuse et écoutent étonnés la voix et la musique qui sortent de cette étrange boite. Parfois ils questionnaient leurs parents pour leur demander comment fonctionnait cette chose et ceux-ci leur répondaient, pleins de suffisance:

- "ça s'est manière de blanc !"

Cette sage réponse est donnée à tout ce que les blancs ont apporté dans ce pays et dont le fonctionnement est encore inconnu des adultes.

A Douala, la chaleur très humide est pénible à supporter par nos organismes habitués aux plateaux oubanguiens. Aussi, les dernières emplettes effectuées, nous avons hâte d'aller nous rafraîchir dans un café où les pales d'un ventilateur tiédissent à peine l'air ambiant. Ces dans un de ceux-ci que nos parents nous ont retrouvés, Claude et moi, alors que nous avions échappé à leur surveillance. J'avais entraîné mon grand frère dans la salle pour chanter " Les godillots sont lourds dans l’sac " mélopée que chantait souvent notre père, et nos parents nous ont retrouvés alors que nous faisions la manche!... Les clients du bistro, ravis, ont empêché mon père de nous faire rendre l'argent...

Le lendemain, nous sommes partis sur le SS MASKERK, paquebot Hollandais qui rejoignait le Havre après plusieurs escales dans les ports de la côte africaine. Claude et moi avons attrapé des poux sur le bateau et le coiffeur du bord a dû nous tondre à ras. Dans nos costumes marins, nous faisons rire tout le monde lorsque nous saluons en soulevant notre bonnet à pompon!

L'arrivée, de nuit, au port du Havre est féerique. Des lumières par myriades, scintillent dans le ciel étoilé et créent au-dessus de la ville un halo phosphorescent. Sortis de notre brousse africaine, mon frère et moi sommes béats d'admiration et notre étonnement va grandissant au fur et à mesure que nous découvrons le modernisme de la métropole. Les questions fusaient fréquemment et maman nous expliquait tout ce qui ne devait pas rester pour nous "manière de blanc"

Deux mois plus tard, notre mère est repartie seule à Bangui. Nous avons alors vécu chez notre grand-mère maternelle, dans la grande maison bourgeoise de Coulombiers. La propriété est ombragée par des marronniers, des platanes, des tilleuls qui parsèment un grand parc. Derrière la maison un gros marronnier trône au milieu de la pelouse verdoyante et, près de la volière, un énorme ormeau semble, par sa prestance, lui donner la réplique. A l'entrée de la prairie, qui jouxte le petit bois et le ruisseau, un peuplier gigantesque pointe sa cime bien plus haut que le clocher de l'église voisine. Les gens du pays disaient que cet arbre avait été planté par Napoléon III lors de son passage dans la commune. A cette époque, en effet, la maison était un relais de chevaux. La remise, adossée à la petite maison des domestiques, arbore encore un superbe écusson fixé au mur et représentant une belle tête de cheval.

Un couple, Jean et Louise Faucher, domestiques de grand-mère, entretiennent ce grand domaine. Jean était un solide gaillard, très habile de ses mains. Il s'occupe des jardins et des espaces verts. Il excelle en charpenterie et en maçonnerie et trouve toujours une poutre à remplacer ou un crépi à refaire. Il entretien aussi la vigne, fend et stocke le bois pour l'hiver et récolte le miel des quatre ruches qui sont à l'ombre du vieux brugnonier du pré haut.

Louise, petite, boulotte mais très alerte, fait la lessive de la famille et le ménage de la maison. Elle s'affaire aussi de la basse-cour et trait les deux chèvres pour faire du fromage, qu'elle fait sécher entre deux feuilles de platane dans le grenier aéré de la remise.

André, leur fils unique, un peu plus âgé que Claude, est notre compagnon de jeux et, ce fils de la terre, plein de bon sens et observateur, nous a fait découvrir bien des secrets des bois et des champs et leur faune variée.

Pendant les vacances, mes deux oncles viennent chasser et ramasser des champignons. Ils nous ont initiés progressivement à ces loisirs qui, plus tard sont devenus notre passion.

Notre bonne et douce grand-mère, comblait avec tact et gentillesse l'absence de nos parents et notre tante Malou, qui à trente quatre ans était toujours célibataire, avait un souci des convenances qui suppléait aisément l'autorité paternelle. Ainsi, Claude et moi n'avons plus le droit de parler en sango devant une tierce personne et elle nous a inculqué avec intransigeance tous les us et coutumes du savoir-vivre de la bourgeoisie. Ce dressage fut vite assimilé, cependant il fallut, pour moi, moult claques et même parfois l'utilisation du fouet nègre pour suppléer la persuasion. Ce fouet était une sorte de martinet à deux branches de peaux tressées, reliées à un manche en bois sculpté. C'était une copie des anciens fouets utilisés naguère par les négriers.

Après l'école communale où le maître maniait avec autant de dextérité la craie que la baguette de noisetier, je suis allé rejoindre mon frère au lycée Henry IV à Poitiers, comme pensionnaire. Tous les lundis matin, à six heures et demie nous prenons la micheline en gare de Coulombiers, après avoir emprunté le raccourci, qui par une sente herbeuse serpente le long du ruisseau pour rejoindre la voie ferrée. Le jeudi, nous allons chez une tante à Poitiers et le samedi nous revenons dans notre petit bourg pour y passer le week-end.

Le lycée fut pour moi un dur apprentissage de la vie, la discipline y était très stricte et les chahuts et mauvaises notes donnaient lieu à des retenues le jeudi ou le dimanche. Mon tempérament espiègle fit que pendant quatre ans, j'ai passé plus souvent ces congés hebdomadaires au bahut qu'en famille! Comble de malchance, pendant les grandes vacances, la première année, je me suis coupé profondément l'index de la main gauche avec une hachette, ce qui m'a valu plusieurs points de suture et une immobilisation du bras pendant un mois. L'année suivante, je me suis blessé avec un couteau dont la lame m'a tranchée l'artère fémorale au dessus du genou. Craignant me faire gronder, je me suis dirigé vers la maison, lentement en réfléchissant à ce que j'allais raconter, sans me soucier des saccades de sang qui giclaient de la blessure...

- "Grand-mère je me suis coupé au genou, criai-je du perron !"

- "Je suis dans la cuisine, viens me faire voir ce bobo" me répondit-elle.

- "Mais je saigne beaucoup, je vais faire des tâches partout !"

Alors, mon aïeule accourut, m'a fait un garrot et téléphoné au médecin. Celui-ci, en tournée chez des malades, n'est arrivé qu'une heure et demie plus tard. Pendant ce temps, avec une douceur infinie ma grand-mère a tenu un doigt sur ma plaie pour l'empêcher de saigner, car elle n'avait pas eu assez de force pour serrer suffisamment le garrot. Après deux sutures à vif et la pose d'une attelle, je dus garder le lit pendant trois semaines. Pour me consoler, Jean m'a construit une petite charrette en bois et un licol de cuir pour atteler ma chienne Jéricho. Dès ma convalescence, avec de la patiente et des sucreries, j'ai dressé la bonne bête à tirer le bel attelage peint en rouge et blanc que je chargeais de bois pour l'alimentation des cheminées.

En 1938, mes parents sont venus en France pour y passer un congé de cinq mois. Cela a été pour nous une grande joie. Papa avait loué une superbe voiture : une Matford noire aux chromes étincelants, ce qui nous a permis de visiter les châteaux de la Loire, Paris et Versailles, ainsi que d'aller prendre des bains de mer à Port-des-Barques. C'est à cette période que j'ai assisté aux cérémonies du centenaire de mon arrière-grand-mère paternelle.

En septembre 1939, la deuxième guerre mondiale a éclaté. Il a été question de nous embarquer, mon frère et moi, sur un paquebot qui, de Marseille devait rejoindre le Cameroun. Cependant, Claude, malgré son jeune age, a insisté pour rester en France car la radio citait souvent le cas de navires marchands coulés par les sous-marins allemands ou qui sautaient sur des mines. Notre grand-mère, convaincue, décida de nous garder près d'elle... Peu après, nous avons appris que le bateau que nous devions prendre avait sombré après avoir heurté une mine, au large de Gilbraltar!

La hantise de l'emploi des gaz asphyxiants, incita le gouvernement à conseiller à la population de se munir de masques à gaz. Cette emplette a été pour moi une dure épreuve : Lorsque la marchande m'a fixé le masque avec les lanières, elle ne s'est plus occupé plus de moi et s'est mis à vanter la qualité de l'article auprès de ma grand-mère. Or elle avait omis de dévisser le bouchon inférieur de la cartouche filtrante et j'étouffais littéralement!

Avec force gestes et grognements étouffés, j'ai essayé d'attirer l'attention, mais mon aïeule, sans se retourner, m'a dit que je ne devais pas couper la conversation des grandes personnes! Au bord de l'asphyxie, j'ai tiré la commerçante par la manche qui s'apercevant de son erreur m'a retiré cet engin de torture.

Peu après, les premiers réfugiés sont arrivés et nous avons hébergé un couple d'Alsaciens et leur fils, Yvan, grand escogriffe filiforme d'une douzaine d'années. Puis les premiers soldats français sont apparus. Ils se repliaient en désordre devant l'invasion ennemie. Sales, déguenillés, affamés, ils fuyaient en abandonnant leurs équipement, voire leurs armes, ce qui dénotait l'âpreté des combats qu'ils venaient d'éprouver! Inférieurs en nombre et mal armés, tous avaient, malgré tout, résisté vaillamment jusqu'à l'ordre de repli, bientôt transformé en débâcle.

Les routes encombrées par les réfugiés qui fuient en voiture, en charrette ou à pied ne permettent plus à l'armée de s'organiser et les avions ennemis peuvent, sans crainte d'une riposte, mitrailler et bombarder ces malheureux qui ont abandonné leur ville dévastée dans l'espoir de trouver un refuge dans le sud ou l'ouest du pays. Bien que jeune encore, j'ai compris rapidement combien la guerre est aveugle et cruelle et je garde toujours en mémoire cette vision de cauchemar.

Deux familles de cousins éloignés ont rejoint notre propriété où les dépendances et toutes les pièces de la maison ont été transformées en dortoirs de fortune. Les matelas, à même le plancher, obligent à zigzaguer pour se rendre d'une pièce à une autre. L'argenterie, les bijoux et l'argent ont été placés dans une petite mallette en cuir que l'on a appelée "la valise diplomatique". On l'amené avec nous dans le bois lors des alertes aériennes. Un jour, après un départ précipité, une cousine a bien pris la fameuse valise, lorsqu’arrivée à l'orée du bois, elle s'est rendu compte qu'elle avait oublié son bébé qui dormait dans son berceau ! Peu après, on entendit le vrombissement des avions, puis le sifflement strident des bombes qui tombaient. Six ont touché le village, une notre vigne et une autre à deux cents mètres de l'endroit où nous étions tapis, mais pas une n'a explosé.

Le lendemain, par une belle journée d'automne, qui faisait suite à une semaine d'averse, un convoi d'Allemands est arrivé. Derrière le side-car qui ouvre la route, suit une superbe Mercedes décapotable. A son bord, un capitaine qui se tient debout l'air arrogant. Sur sa tenue impeccable, il porte en sautoir une croix de fer. A son côté gauche, son ceinturon maintient, dans un étui de cuir ciré, un petit pistolet et, côté droit, il a un poignard à manche de nacre au pommeau orné d'une croix gammée. A son cou pend une paire de jumelles et il tient une cravache sous son bras droit replié.

Le convoi s'est arrêté devant la mairie, l'officier est descendu et a indiqué au maire qu'il venait faire des réquisitions pour loger ses cadres et sa troupe. Après s'être réservé des chambres dans le château du village pour y loger avec ses officiers, il désigna des maisons pour héberger les sous-officiers. C'est ainsi que chez nous logèrent deux Oberfelvebel. D'autre part, la grande serre de la propriété, qui servait, l'hiver, à mettre à l'abri les orangers, palmiers et autres arbustes fragiles, a été réquisitionnée pour être transformée en cuisine et réfectoire pour la troupe, tandis que la grange a été transformée en dortoir.

Dans l'après midi, l'officier allemand est venu voir ma grand-mère. C'était un homme petit qui se tient très cambré et le regard haut comme pour paraître plus grand. Très blond, les yeux bleus gris et le menton carré, il dénote une autorité sans faille. Il parle couramment notre langue, avec moins d'accent teutonique que nos réfugiés alsaciens. Ce capitaine que l'on ne tarda pas à surnommer "pète-sec" dit à ma grand-mère qu'il commande une Compagnie de réparation et qu'il compte parquer ses véhicules dans la prairie. Mon aïeule lui a répondu que ce n'était pas possible car les filtrations du ruisseau rendent ce terrain spongieux.

- "Sachez, chère Madame, que rien n'arrête les véhicules allemands et je vais vous le démontrer !"

Il donna un ordre à son chauffeur qui mena la Mercedes dans le pré, mais arrivé à mi-chemin la voiture s'est embourbée. Un camion appelé à la rescousse, pour tracter la décapotable s'est enlisé à son tour après avoir tellement accéléré qu'il avait projeté plein de boue sur le radiateur et tout l'avant de la belle voiture du capitaine. Il a fallu l'appoint d'une chenillette pour sortir les deux véhicules du bourbier. Le moteur de la Mercedes ne fonctionnait plus. Après une heure les deux mécaniciens appelés pour effectuer le dépannage déclarèrent à leur chef que le moteur était "kaput". L'officier, très déconfit et en colère, fit appeler le garagiste du village auquel il demanda de réparer le moteur que ses idiots de mécaniciens étaient incapables de dépanner. Monsieur Proutard, est un petit homme, très malin et habile dans sa spécialité. Il avait été réformé à cause de sa petite taille et de sa voix feutrée. Il ne tarda pas à découvrir la panne, mais, s'étant aperçu qu'un des spécialistes allemand lui faisait un clin d'œil discret, il déclara, de sa voix de fausset, que le moteur était effectivement foutu!

- "Bien dit le gradé, avez vous une voiture ?"

- "Oui une traction avant Citroën usagée mais en état de marche."

- "Bon alors je vous la prend avec un bon de réquisition et je vous laisse ma Mercedes en échange."

Proutard garda cette voiture, la cacha dans le fond de son garage sous un tas de tôles rouillées et ne la ressortit qu'à la fin de la guerre. Nanti du bon de réquisition-échange, il pût la faire immatriculer et, repeinte en bleu gris, elle était la plus belle voiture de la région.

Finalement, les véhicules des occupants ont été rangés dans les allées du bois et pendant deux ans nous avons dû supporter ces hôtes indésirables.

Pète-sec déambulait sans cesse dans la propriété en tonitruant des ordres que ses hommes ne semblaient exécuter qu'avec mauvaise grâce. Nous avons fini par apprendre que la majorité des hommes de troupe, de nationalité autrichienne avaient été contraints de s'enrôler dans la Wehrmarcht, ce qui expliquait leur attitude.

Lorsque l'officier passait à proximité de notre chien DUCK, celui-ci sortait en trombe de sa niche en aboyant furieusement, bien que partiellement étranglé par son collier relié à une chaîne solide. Pète-sec se retournait en criant : "ASSEZ !" Le chien retournait, tout penaud, dans sa niche pour en ressortir aussi hargneux, dès que l'officier s'éloignait ! Cette scène, répétée plusieurs fois par jour, nous faisait bien rire... en cachette. Or ce chien n'avait pas cette réaction envers les autres militaires, comme s'il avait senti la méchanceté de ce gradé.

Les deux sous-officiers qui logent dans la chambre au-dessus de celle de grand-mère, étaient âgés de quarante-cinq ans environ et l'un d'eux parlait assez bien le français. Ils sont très polis et font le maximum pour que leur présence ne nous dérange pas. Cependant, le soir de Noël 1941, ils sont rentrés tard et fortement éméchés. Contrairement à leur habitude, ils n'ont pas retiré leurs bottes au pied de l'escalier et parvenus, non sans peine, dans leur chambre ils se sont mis à danser au son d'une musique de Noël diffusée par leur tourne disque. Le lustre en verroterie de la chambre de grand mère oscillait sous l'effet des vibrations et les pendentifs de verre, s'entrechoquant, scandaient la cadence d'un son cristallin. Le lendemain, grand-mère a fait de sévères remontrances aux deux hommes qui se sont excusés humblement, arguant qu'ils avaient des enfants loin d'eux et qu'ils avaient cherché à oublier leur famille en noyant leur nostalgie dans l'alcool français... Une heure plus tard, ils nous ont offert des oranges, du chocolat et des gâteaux. Mon aïeule refusa, malgré la rareté de ces mets, mais ils ont insisté en disant :

- "Nous comprenons qu'une personne de votre âge refuse un don de l'occupant, mais acceptez pour vos petits enfants et pour nous pardonner notre attitude de la nuit dernière."

Elle donna son consentement, mais refusa d'en manger.

Un soir, alors que nous écoutions en sourdine la B.B.C., ma tante perçut un éternuement étouffé semblant provenir de derrière la porte du salon donnant dans le couloir. Elle s'est levé sans bruit et a ouvert brusquement la porte. Nos deux occupants étaient là, écoutant derrière la porte ! Confus, ils nous ont expliqué qu'ils n'avaient pas de radio et que leurs communiqués officiels étaient faussés par la propagande. Ils tentaient donc d'entendre les nouvelles réelles du front russe où ils seraient certainement bientôt expédiés.

Après un bref instant de réflexion, Grand-mère leur a permis d'entrer, de s'asseoir et d'écouter avec nous. Ainsi, presque tous les soirs, ils viennent écouter les nouvelles de Radio-Londres, "Les Français parlent aux Français", où Pierre Dac chante : "Radio-Paris ment, Paris est allemand !"

Un soir d'hiver, au cours de ces émissions, on entendit frapper aux lourds volets de bois et à la porte d'entrée :

- "Polizei ! oufrir porte, schnell !"

Nos deux occupants se sont éclipsés sans bruit pendant que tante Malou mettait rapidement le réglage de la radio sur une station française et que Grand-mère allait ouvrir la porte d'entrée. Deux gendarmes militaires allemands, casqués, reconnaissables à la plaque argentée suspendue à leur cou par une chaîne (ce qui les avaient fait surnommer "les colliers de chien ") sont entrés de force en bousculant Grand-mère et Claude qui était à ses cotés.

- "Fous écouter radio anclaisse ! C'est verboten !"

- "Non c'est Radio-Paris" affirma mon aïeule !

- "Nous entendre très pien prouillaches ! Pas prouillages sur radio francèss ! Nous confisquer poste et remettre à Kommandantur !"

Ils partirent avec notre T.S.F. et nous étions soucieux des représailles éventuelles, lorsque nos deux " locataires ", redescendus de leur chambre, nous ont dit de ne pas nous inquiéter. Le lendemain, ils sont allés récupérer notre poste à la Kommandantur et aucune suite n'a été donnée à cette affaire. Nous avons loué la présence d'esprit de Grand-mère qui, sans désir de collaborer, avait permis à nos deux occupants d'écouter avec nous la radio clandestine !

Malgré notre jeune âge, et plus par jeu que par patriotisme, mon copain Dédé Morex et moi avons réalisé de petites actions clandestines, à l'insu de nos familles, pendant les grandes vacances de 1943. Ainsi, une fois par semaine, nous avons été chez le buraliste du village, chercher des provisions que nous emmenions aux résistants qui sont cachés, à quatre kilomètres, dans la Forêt de l'Épine. Un jour, j'ai chapardé une paire de jumelles et deux grenades à manche que les Allemands avaient laissées sans surveillance auprès de leur bivouac. J'ai mis ces articles dans ma musette, puis je suis parti en bicyclette vers la forêt. Pendant le trajet, un convoi militaire allemand qui me doublait, a été mitraillé par deux " spitfires " anglais. Le convoi s'est arrêté et une mitrailleuse, montée sur un camion a tiré sur les avions sans les atteindre. Les occupants des autres véhicules se sont jetés à plat ventre dans les fossés et j'en ai fait autant. Un militaire, peut être pour me protéger, s'est allongé sur moi et j'ai tremblé de peur, non pas à cause des balles qui ricochaient sur l'asphalte, mais à la pensée que mon "protecteur" reconnaisse à leur forme caractéristique les deux grenades qui bombaient mon sac !

Après deux passages, les avions sont partis après avoir incendié trois camions. Les boches se sont entassés dans les véhicules restants et sont repartis en direction de Poitiers. Je suis remonté sur mon vélo, mais mes jambes sont restées flageolantes jusqu'à l'entrée des sentes forestières !

Une autre fois, Dédé et moi en arrivant près du champ qui longeait la forêt, avons été pris entre les tirs déclenchés par les Allemands sur les maquisards qui ripostaient. Nous nous sommes cachés derrière une meule de foin, tandis que les F.F.I. se repliaient dans le bois poursuivis par les Boches. Profitant de l'accalmie, nous nous sommes enfuis lorsque mon copain ressentit une vive douleur à la fesse. Il venait de recevoir une balle perdue qui était restée dans la chair. Il saignait peu, mais il souffrait en pédalant vers Lusignan où j'allais le faire soigner par le médecin de famille. Je dis au docteur Boucherande que mon ami avait chuté sur une fourche. Il a emmené Dédé dans la salle de soins d'où il ressortit quelques minutes plus tard, me montrant une balle sanglante qu'il tenait au bout d'une pince chromée et me dit avec un sourire :

- "Tiens, voici le bout de la fourche que j'ai retiré de la fesse de ton camarade, garde-la en souvenir."

J'ai durement ressenti l'occupation car elle a tenu éloignés mes parents en Afrique et malgré la gentillesse de ma grand-mère, leur absence m'a beaucoup pesé.

Nous avons subi deux bombardements à Poitiers, sans gravité pour ma famille et leurs biens, mais les alertes, de plus en plus fréquentes, nous ont fait descendre et remonter les six étages qui séparent les chambres de la cave du lycée. Parfois nous faisions cette navette plusieurs fois par nuit.

Les restrictions ont été pénibles à supporter pour un " J3 " comme moi qui n'avait pas les ressources alimentaires de certains camarades, fils de paysans ou de personnes aisées, qui s'approvisionnaient au marché noir.

Mon oncle Jacques était prisonnier en Autriche et nous faisions beaucoup de soucis pour lui, bien que son emploi de médecin dans un Stallag soit plus enviable que le sort réservé à d'autres détenus. Nous ignorions alors le tragique destin des déportés et ne comprenions guère pourquoi nos camarades juifs, étaient affublés d'une étoile jaune cousue au revers de leur veste...

Enfin, le 6 juin 1944 eut lieu le débarquement sur les côtes normandes et peu après en Provence. Sur une carte d'Europe, nous suivons avec des petits drapeaux collés sur des épingles la progression des troupes alliées en pensant à notre libération prochaine. Les quelques mois qui ont précédé cette délivrance nous ont paru plus longs que les quatre années d'occupation.

Les résistants, surtout ceux de dernière heure, s'enhardissaient et harcelaient les allemands en débâcle. Ainsi un jour, à Coulombiers, quelques F.F.I. cachés derrière le mur du cimetière, ont mitraillé sans grand succès un convoi ennemi qui a riposté au canon et abattu un pan de mur du cimetière. Cela mis en fuite les résistants qui ne s'attendaient pas à une réplique aussi vigoureuse. Sur le moment nous avons craint que notre village soit la proie de représailles et subisse le même sort que les habitants d'Oradour-sur-Glanne !

Heureusement pour nous, ces Allemands n'étaient pas des SS et ils ont continué leur chemin vers Poitiers dès la fin de l'embuscade.

Quelques jours plus tard, voyant arriver des camions avec à leur bord des militaires habillés en bleu foncé et la tête coiffée d'un béret, nous avons cru que c'étaient les libérateurs et nous nous sommes précipités pour mettre aux fenêtres du grenier les drapeaux alliés que nous avions fabriqué avec grand mère et tante Malou. Hélas, ces soldats étaient des miliciens français à la solde des allemands et ils ont tiré sur les maisons pavoisées, tout en continuant leur fuite vers l'Est. Par miracle personne n'a été touché et nous n'avons ressorti nos drapeaux qu'une fois la libération officielle du Poitou.

Le 8 mai 1945 - date inoubliable pour tous ceux de ma génération - un camarade externe, a montré à travers les carreaux de notre classe, un journal dont toute la première page était couverte par le mot " VICTOIRE ". La nouvelle s'est propagée rapidement. Ce fut du délire; élèves et professeurs ont hurlé de joie ! Le soir certains camarades ont pris d'assaut le lycée de jeunes filles et ont enfermé leurs surveillantes dans un placard ! Des bals populaires ont eu lieu dans les rues et sur la place d'Armes et de nombreux Poitevins ont dansé toute la nuit.

Neuf mois plus tard, nous attendions avec impatience, le retour de nos parents en métropole, lorsqu'un télégramme apprit à notre grand-mère le décès de notre père. Celle-ci, avec beaucoup de tact et de gentillesse nous annonça la triste nouvelle. La mort subite de mon père a été pour moi un déchirement qui m'a tenu frustré jusqu'à l'arrivée de ma mère et de mes deux petits frères de sept ans et de huit mois, qui étaient nés pendant notre séparation. Claude avait 17 ans et moi 15 ans 1/2.

Après neuf mois de repos en France, ma mère a décidé de repartir en Afrique avec ses quatre garçons, malgré la réprobation de sa mère et de ses frères.

Des amis installés à Loudima, petit village congolais, lui avaient proposé une association pour exploiter une plantation de tabac. Elle avait accepté cette offre, pensant que les colonies offriraient plus d'avenir pour nous que la France.

Nous avons quitté la métropole le 13 novembre 1946, avec 13 cantines et sur le bateau, maman avait la cabine n° 13 ! Cette coïncidence nous a amusés car nous ne sommes pas superstitieux.

Le bateau qui nous mène à Pointe Noire, s'appelle le BANFORA, c'est le premier navire qui relie l'Afrique noire depuis la fin de la guerre, aussi ce Liberty-ship, hâtivement transformé en paquebot, n'a pas assez de cabines pour loger les nombreux passagers. C'est pourquoi les hommes et les enfants de plus de 14 ans sont parqués dans la cale et dorment dans des hamacs fixés aux poutres rouillées et suintantes du plafond. Il flotte dans l'air une odeur de mazout et de moisi et lorsque dans le golfe de Gascogne nous avons subi une tempête, ce remugle a été aggravé par le relent des vomissures des gens souffrant du mal de mer !


Le Banfora
 
 
Arrivés au large des côtes Marocaines, nous avons été autorisés à installer nos hamacs dans l'entrepont et c'est avec un grand soulagement que nous avons retrouvé l'air du grand large.

Claude et moi avons fixé nos hamacs à tribord, contre les fenêtres du salon des premières classes, nous sommes relativement à l'abri du vent.

Un après midi, alors que je fumais, en cachette, une cigarette, je me suis endormi et le mégot m'échappant des doigts est tombé sur des gilets de sauvetage en Kapok qui sont entreposés contre la cloison. Après une combustion lente, tous les gilets ont pris feu et il a fallu l'intervention des pompiers du bord pour circonscrire l'incendie. Heureusement pour moi, je n'ai pas été suspecté dans l'enquête qui suivit ce sinistre.

Short et chemisettes ont remplacé nos vêtements chauds et nous arborons fièrement nos casques coloniaux neufs, en liège recouvert de toile blanche, alors que l'ardeur des rayons solaires ne justifie pas encore une telle protection.

Dans la journée, Claude et moi sommes chargés de surveiller notre petit frère Bernard que nous traînons de coursive en coursive et de pont supérieur en pont inférieur. Au début, nous nous égarons souvent mais bientôt tout ce labyrinthe n'eut plus de secret pour nous.

Au troisième service, nous retrouvions notre mère et Francis et nous mangions comme des ogres tant l'air du large nous ouvrait l'appétit. Le temps des restrictions était bien fini.

Casablanca, la blanche, première escale de notre long voyage, a été pour moi un grand dépaysement car je ne me rappelais déjà plus de l'ambiance chaude et bigarrée de l'Afrique du nord. Je découvre la populace indigène bruyante et gaie ainsi que les enfants qui s'accrochent à nos basques pour mendier, plus par jeu que par nécessité d'ailleurs. Notre mère, en vieille coloniale, nous explique toutes les merveilles exotiques. Nous admirons les mosquées de marbre et leur minaret d'où le muezzin appelle, plusieurs fois par jour, les musulmans à la prière en criant " Allah ak barh "Allah est grand". Les magasins bariolés regorgent de marchandises, les marchands ambulants trimballent des victuailles sur des petites charrettes en serpentant entre les véhicules automobiles. Il y a même un vendeur d'eau qui distribue le précieux liquide contenu dans des outres en peau de chèvre arrimées sur le bât d'un petit âne, qui agite frénétiquement les oreilles et la queue pour chasser les mouches. Ces insectes par myriades harcèlent bêtes et gens et nous agacent beaucoup alors que les indigènes supportent stoïquement leur présence.

De part et d'autre des larges avenues modernes, des petites ruelles mènent aux souks où l'animation est encore plus intense. Chaque souk a sa spécialité : le grain et les épices, les parfums et le bois de santal, la viande et les légumes, le cuivre et les tapis, l'or et l'argent. L'ambiance y est très bruyante dans une féerie de lumière et d'ombre et l'on est sans cesse bousculé tant la foule y est dense.
 

Casablanca : la grande poste
Casablanca : la grande poste


Le sol semble mouvant sous nos pieds déjà habitués à compenser le tangage et le roulis du bateau ; nous avons marché très longtemps, tout admiré fait des emplettes et c'est avec regret que nous avons rejoint le Banfora.

Lors de l'escale à Dakar, une grève providentielle des marins, nous a permis de rester 3 jours dans la capitale Sénégalaise. L'Afrique noire succédait à l'Afrique du nord et, bien que les coutumes soient toujours musulmanes, cette transition menait sans heurt vers l'Afrique Centrale, encore mystérieuse pour Claude et moi qui n'avions plus que de vagues souvenir de notre prime enfance. Nous reparlons le Sango, très aidé par Bernard qui parle couramment ce dialecte malheureusement inutilisé à Dakar. Cette ville, bien que plus étendue que Casablanca, lui ressemble beaucoup, seuls les noirs ont remplacé les arabes et les manguiers et bougainvilliers font place aux palmiers et aloès. Partout des fleurs poussent en abondance et il y a de nombreux parcs ombragés où l'on peut se prélasser sur des bancs à l'abri des chauds rayons du soleil. Au large on aperçoit l'île de Gorée, près de laquelle est ancré le cuirassé Richelieu un beau rescapé de la marine française.

Les autochtones sont très grands et leur peau d'un noir d'ébène, maman nous affirma que c'est dans cette région d'A.O.F. que les noirs avaient la peau la plus foncée.

Si ce séjour nous a émerveillés, c'est cependant l'escale à Cotonou qui m'a le plus impressionné. En effet, le paquebot est resté ancré en pleine mer, ne pouvant pas accoster au port à cause d'une barrière corallienne à faible profondeur.

Déjà une nuée de pirogues s'est agglutinée aux flancs du Banfora. Certaines tractent un requin pêché au large, mais la plupart sont de petites embarcations menées par des enfants de 7 à 12 ans qui crient et gesticulent, mais la hauteur qui nous sépare d'eux nous empêche de comprendre ce qu'ils disent. Les vieux colons, connaissant la coutume, ont lancé dans la mer des pièces de monnaie que les enfants vont récupérer en plongeant dans l'eau limpide avant qu'elles n'aient atteint le fond.

Des échelles de corde ont été descendues le long du navire pour permettre aux marchands indigènes de monter à bord pour négocier des produits d'artisanat local : ivoires, et ébènes sculptés, cuivres ciselés ou tapis d'orient. Ils vendaient aussi des fruits exotiques.

Bientôt, les grues du bateau amenèrent, au bout d'un filin, une sorte de caisson muni de bancs appelé familièrement " panier à salade ". Dans cette nacelle s'assoient, face à face, les passagers désirant se rendre à terre. Telles des araignées au bout de leur fil, les paniers à salade sont descendus dans de grosses barques à fond plat, chargées de rejoindre la terre ferme.

Le passage de la barre, grosse vague crée par les bas fonds, est impressionnant; l'avant de l'embarcation se cabre puis retombe dans les eaux calmes de la lagune. Les pagayeurs noirs, qui manœuvrent cet esquif, souquent ferme en chantant, ce qui nous met en confiance, mais c'est couverts d'embruns que nous avons accosté sur le Wharf.

Cotonou est une ville moins importante que Dakar et, déjà blasés, rien n'attira particulièrement nos regards. Mon oncle Jacques, médecin des troupes coloniales affecté au Togo, colonie proche de la Guinée, a fait le déplacement avec son épouse Germaine et leurs deux enfants pour venir nous voir et c'est dans une chaude ambiance familiale que nous avons passé ensemble le temps de cette escale qui nous a paru trop court.

Enfin, avons atteint le bout de notre voyage, Pointe Noire, où la chaleur humide est difficilement supportable aussi nous avons hâte de terminer les formalités douanières et de récupérer nos bagages.

Des amis, M. et Mme Noguat sont venus nous accueillir. Ils nous ont menés dans leur belle villa, dont la grande pièce centrale est ventilée par un panka qu'un boy manipule nonchalamment. Après trois jours passés à nous reposer des fatigues du voyage et à commenter avec nos amis les nouvelles de la métropole, nous avons pris le train pour regagner Loudima.

Ce train est appelé " Mikado "par les indigènes, car la première locomotive affecté à cette ligne était de marque japonaise. La voie ferrée qui relie Pointe Noire à Brazzaville s'appelait le Congo-Océan, longue de 400 kilomètres, elle traverse une luxuriante forêt équatoriale. Elle avait nécessité cinq ans de travail et causée la mort d'un européen par kilomètre et un indigène par traverse !... En effet, le franchissement du Mayombe, forêt vierge inculte, était pleine d'embûches : maladies tropicales, fauves et reptiles, précipices et cours d'eau impétueux, mais la plus grande cause de mortalité a été due au "paddy", riz non décortiqué qui était donné comme nourriture aux nombreux ouvriers asiatiques venus en renfort d'Indochine. On ignorait alors qu'un tel riz, consommé en grande quantité, est nocif pour l'organisme.

Nous avons mis deux heures pour relier Loudima, distant de cent kilomètres. La végétation est si dense que l'on a l'impression de rouler dans un immense tunnel de verdure. Après avoir grimpé sur les flancs du mont Bamba en franchissant de nombreux précipices enjambés par des ponts métalliques qui grincent et vibrent sur notre passage, ce fut la descente sur la grande vallée menant vers les eaux tumultueuses du Kouilou-Niari, grosse rivière au bord de laquelle est situé le petit poste de brousse de Loudima.

Les associés de maman, Jean et Michel Taborde, nous ont reçus chaleureusement sur le quai de la gare et nous ont menés à la plantation. Ces colons et leurs trois enfants de 2, 4 et 6 ans étaient installés ici depuis quelques années et avaient agrandi leur exploitation de tabac. La gérance et l'organisation très particulière de cette culture, inconnue des indigènes, devait être contrôlée en permanence. Le sol était fertile et au bout de quelques mois, les pieds de Cabot et de Kentuky ont atteint deux mètres de hauteur et les marbrures rousses sur les feuilles indiquent leur maturité.

Les hangars en bois recouverts de chaume sont prêts à recevoir, sur des fils tendus, les feuilles de tabac, qui, bien ventilées, sécheront sans moisir. Ensuite elles seront regroupées en "carottes", puis en balles de 50 kilos qui seront acheminées par voie ferrée jusqu'à la manufacture de Brazzaville.

Jean, nous certifia que la production est d'un bon rapport aussi, lorsque nous sommes partis nous coucher, nous avons pensé à la prochaine récolte et au gain qu'elle allait nous apporter.

Nous avons été réveillés, avant l'aube, par les cris et les appels de nos manœuvres indigènes qui nous ont annoncé une très mauvaise nouvelle : Un troupeau d'éléphant était en train de saccager la récolte !

Jean Taborde et Claude, armés de fusils, se sont précipités pour chasser les intrus. Leur arrivée a fait fuir les pachydermes qui n'ont arrêté leur course qu'après avoir traversé le Niari qui longeait le bas de la propriété. Seul un grand mâle leur a fait front et les a chargés. Trois balles ont stoppé son élan et une quatrième l'a achevé. Hélas, la plantation était aux trois-quarts dévastée et il n'existait pas, à cette époque, d'assurance pour couvrir de tels sinistres.

Le reste de la récolte ne permettant qu'à une seule famille de subsister pendant un an, ma mère décida de partir à Brazzaville où d'autres amis lui avaient proposé de les aider à gérer un hôtel restaurant, situé près des chutes du D'Joué à dix kilomètres de la capitale du Congolaise.

Ainsi, 6 mois après notre arrivée, nous sommes partis de Loudima dans le camion du "père" Stullon. Celui-ci est un vieux broussard qui vivait dans ce pays depuis trente ans, sans être retourné dans sa Wallonie natale. Très aimé des indigènes, il a une grande plantation de café à Dolisie et vit avec une négresse qui est en adoration devant lui. Très intégré dans cette grosse bourgade proche de Loudima, il est le conseiller de l'Administrateur et les noirs viennent souvent le chercher pour régler leurs palabres. C'est un géant d'une soixantaine d'années, mais il en parait quarante tant sa vivacité et sa jovialité estompent son âge réel. On le reconnaît de loin par sa haute stature, mais aussi par son abondante chevelure blanche et sa barbe longue frisée qui encadre un visage buriné et halé. C'est ce qui lui a donné le sobriquet de "père", car tous les évangélistes catholiques portaient également une barbe.

Il a proposé de nous conduire à Brazzaville où il va livrer une cargaison de café avec son nouveau camion Dodge tout neuf. Après avoir chargé nos cantines, Claude et moi sommes montés pour nous jucher sur les sacs de café à côté du boy-moteur, tandis que maman et les deux petits frères sont assis dans la vaste cabine à côté du père Stullon. Celui-ci conduit avec dextérité son énorme camion sur la piste étroite et cahoteuse qui tient lieu de route. La saison des pluies avait créé de nombreux nids de poule sur la latérite compacte du sol et il lui faut louvoyer sans cesse pour éviter les trous et les ornières.

De temps en temps le camion double des villageois qui portent sur la tête un petit panier rempli de terre, qu'ils mettent dans les trous et les ravines, tandis que d'autres tassent cette terre avec des pillons de bois dur. Ce sont des cantonniers africains prélevés dans chaque village pour effectuer, par secteur, l'entretien de la route. Ils sont chargés également de consolider les ponts de rondins qui enjambent les marigots. En contrepartie de ce travail, ils perçoivent un petit salaire et sont exonérés d'impôts.

Lorsque le véhicule, surchargé, gravit une forte côte, le moteur s'essouffle et chauffeur crie, "cale !" Avec une agilité surprenante, le boy-moteur saute alors du haut du chargement muni d'une grosse cale emmanchée, qu'il place rapidement derrière une roue. Après avoir laissé refroidir le moteur quelques instants, le père Stullon accélère en faisant patiner l'embrayage ce qui projette le véhicule sur quelques mètres en soulevant une poussière de latérite rouge teintée de bleu qui dégage une odeur d'huile et de caoutchouc brûlé.

- "cale !" et le manège recommence de bond en bond jusqu'à ce que le Dodge ait franchi la côte et repris de la vitesse. Le boy balançait la cale sur le chargement et s'agrippant aux ridelles, grimpait près de nous. Couvert de sueur mais très fier de son adresse, il riait en montrant ses dents dont la blancheur contraste avec le noir de son visage maculé de poussière rouge.

Le voyage a duré trois jours, car nous avons été bloqués une journée pour attendre la fin de la réfection d'un petit pont détérioré par les crues.

Le soir, nous logions dans une case de passage. Ces habitations réservées aux voyageurs blancs, sont situées tous les cinquante kilomètres environ, à proximité d'un village. Elles comportent une salle de séjour centrale et deux chambres aux extrémités. La forme rectangulaire de ces cases les distinguent de celles des indigènes qui sont toujours rondes et n'ont qu'une seule porte. Construites de façon locale, en rondins enduits de "poto-poto" (boue, terre, glaise), ces habitations sont recouvertes d'un toit de paille épais qui protège efficacement de l'ardeur du soleil et des tornades souvent diluviennes. La pièce centrale a deux ouvertures donnant sur l'extérieur, seules les chambres possèdent des fenêtres et des portes en feuilles de palmier tressées, fixées sur des armatures de bambou et que l'on ferme à l'aide de lianes. Il n'y a aucun meuble, aussi se déplace-t-on toujours avec des lits picots et leur moustiquaire. Des chaises et une table pliantes ainsi qu'une caisse popote contenant des ustensiles de cuisine, des couverts et des ingrédients nécessaires à la cuisson, complètent l'équipement du parfait broussard itinérant.

L'eau, filtrée à l'intérieur d'une pierre creuse micro poreuse, est conservée dans des cruches de terre cuite poreuse dont le léger suintement extérieur apporte une évaporation qui donne à la boisson une fraîcheur appréciable. Le Nabao, vin d'origine portugaise, est transporté en dame-jeanne paillée. Le menu, à base de féculents est agrémenté par un poulet acheté sur place ou par une pintade tirée sur la piste. Le boy-moteur, qui a aussi des talents de cuisinier, cuit les aliments sur un feu de bois, la casserole en équilibre sur trois grosses pierres.

L'hôtel restaurant du D'joué était grand et luxueux. Il est entouré d'immense fromagers, arbres à bois tendre et à feuillage touffu qui apportent ombre et fraîcheur. De la terrasse et des chambres on peut voir les rapides aux eaux tumultueuses, que l'on appelle, à tort, les chutes du D'joué. On peut admirer également un long pont de lianes qui relie les deux rives de cet affluent du Congo.

Cet endroit pittoresque attire de nombreux touristes et les commerçants de Brazzaville qui viennent y passer le week-end pour se reposer dans un cadre enchanteur.

Non loin de là, une mission protestante Suédoise a installé, en plus d'un temple, une scierie et un atelier d'ébénisterie. Maman, pour m'occuper et me faire apprendre un métier, m'a mis en apprentissage dans cet atelier. Ce fut mon premier métier.



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