Jacques ✎ - A la manière du grand siècle
RELATION des CAMPAGNES de Monsieur Jacques BOURLAUD de COULOMBIERS,
Chirurgien des Régimens de Marine de SA MAJESTE
sur les Côtes d’ANNAM
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Le destin qui nous réunit tous, avoit voulu que je fusse en service à
cette époque, en ma qualité de médecin dans le Corps Royal de
l’Artillerie de Marine dont un des plus glorieux régimens prenoit ses
quartiers d’hiver à Melun .
C’est alors que Sa Majesté me fist appeler pour me dire à peu-près ceci
- Monsieur Bourlaud, il nous est arrivé d’apprécier la valeur de vostre
ars lors des diverses missions que nous avons daigné vous confier, tant
sur la Coste des Esclaves que dans nos isles lointaines de Sainct Pierre
et Miquelon .
D’ailleurs, récemment, à ce qu’il nous fust dict, vos maistres de
Marseille vous ont jugés dignes d’entrer en leur illustre compagnie des
Chirurgiens de nos Régimens de Marine . Aussi nous paroist-il équitable
et juste que vous alliez à vostre tour exercer vos talens soubs
d’aultres cieux .
Faictes-nous donc la grâce de partir au delà des Indes Orientales vers
ces terres d’Annam, Tunquin et aultres lieus où nos troupes mènent dure
bataille depuis tant d’années, versant leur sang pour la gloire de nos
armes, la couronne de nostre petit cousin l’Empereur d’Annam, les terres
de ses sujets et aussi les intérest de ceste filiale de la Compagnie
des Indes curieusement dénommée Banque de l’Indochine .
Poinct n’est besoin de vous dire qu’il se passe là-bas de rudes combats
contre un adversaire rebelle à son souverain encouragé ouvertement par
l’Empereur de Chine et, en sous-main, par le Czar de toutes les Russies .
N’y a-t-il pas dans nostre bon païs de France, de chauds admirateurs du Czar pour soutenir sans vergogne ces gens-là ?
Pas plus tard qu’hier, Monsieur Duclos de Lhuma nous a tenu à ce sujet des propos fort étranges …
Et j’admirais, en moi-même, la sagesse du monarque qui laissoit ainsi
des espris égarés appuyer ses ennemis sans qu’ils se doûtassent, les
malheureux, qu’ils contribuaient ainsi à accroistre son prestige et sa
gloire …
- Allez, Monsieur ! continua le Roy .
Partez tendre vostre main secourable à nos soldats blessés et que Dieu vous ayt en Sa Saincte Garde !
Ce n’est certes pas sans quelque mélancholie que je m’apprestoyes à
m’embarquer . Non pas que je fusse éffrayé oultre mesure par un si long
voyage ni mesme par la pensée des risques et dangiers que j’allois
encourir tant du faict des hommes que de celui des élémens .
Seulemens il me falloit laisser en France avecque mes quatre enfans ma
vaillante espouse qui alloit estre mère à nouveau et que je n’avois pour
ainsi dire pas quittée depuis l’époque où je passais près de deux ans
dans les geôles du Roi de Prusse .
Mais quoy ! Les ordres de Sa Majesté peuvent-ils se discuter ?
Et peut-on laisser s’espancher longtemps des sentimens qui finissent par
amollir le cœur lorsque l’on a l’honneur de porter l’uniforme des
régimens de Marine ?
Je pris donc la Poste à Orly et empruntai un de ces vaisseaux rapides
(dont Sa Majesté, à juste titre, est très fière) qui traversent les
espaces en vous donnant l’illusion que vous voïagez au milieu des
nuages, chevauchant un balai de sorcière…
C’est ainsi que j’arrivois à Saïgon quelque peu étourdi par ceste course
folle et, dans ceste ville où se coudoyaient toutes sortes de gens du
Roy depuis les Reîtres jusques aux Mamelucques je ne tardois pas à
rencontrer de nombreux compagnons, médecins ou chirurgiens des Régimens
de Marine que j’avois connus au hasard de mes voyages antérieurs .
Mais je n’y restai pas longtemps car nostre chef à tous, Monsieur Jean
Sautet des Meyeures, eust bien tost faict de m’envoyer en la place forte
de Dong-Hoï que je pus gagner en peu de temps grâce à la célérité d’un
aultre vaisseau rapide .
La place forte estoit commandée par un officier du Royal Estranger
Cavalerie, lequel me fist bon accueil et je m’associai aussitost à
Monsieur Peretti de Bastia, médecin aux Armées du Roy, qui avoit establi
son hospital au bord de la rivière, entre les deux quartiers de la
ville, jouxte la citadelle.
Nous estions installés d’une façon fort agréable bien que, de temps en
temps, les boulets et les balles de l’adversaire vinssent à troubler
quelque peu nostre quiétude…
O il arriva que…
Ici s’arrête le manuscrit. Suivent des notes abondamment raturées constituant une espèce de plan d’après lequel on peut supposer que l’auteur se proposait de relater les événements historiques qu’il avait vécus puis de donner une description du pays, de ses habitants, de leurs meurs, de la flore, de la faune et également des diverses maladies qu’il avait eu l’occasion d’observer .
Nul doute que cet ouvrage, vu à la lueur de nos connaissances actuelles, ne présente un grand intérêt .
Seulement fut-il édité ? Nous l’ignorons .
Nous ne savons que fort peu de choses de l’auteur et nos recherches, tant à Paris que dans d’autres villes de France où il est censé avoir séjourné, se sont montrées vaines jusqu’à ce jour .
Peut-être, étant donnée l’issue peu favorable de la guerre en question, s’est-il laissé aller à des réflexions quelque-peu amères et a-t-il jugé préférable (comme tant d’autres) de se faire imprimer à Amsterdam ? C’est une piste à suivre .
Par ailleurs nous n’avons pas la prétention d’avoir épuisé les ressources des bibliothèques privées et nous laissons sur ce terrain le champ libre aux bibliophiles .
Quang-Tri : 18 Décembre 1954