Jacques ✎ - Le Manchot Papou
Il était une fois un jeune manchot dans une roockerie. C’était un manchot papou. Il portait comme les autres l’habit à queue et le plastron blanc. Tout droit et plein de dignité sur son rocher, il passait des heures entières à s’entretenir avec ses congénères des graves questions qui agitaient leur univers. Il avait les tempes grisonnantes et le ventre quelque peu bedonnant comme il sied aux gens sérieux.
Sa vie était sans histoire, calma et heureuse, réglée par les coutumes vénérables que se transmettaient les manchots papous de génération en génération.
Il avait épousé au printemps austral une manchotte de son âge dont les yeux brillants, sous la mantille noire, lui avaient embrasé le cœur.
Et maintenant, tous deux, comme un ménage honnête, couvaient à tour de rôle l’œuf que la belle avait déposé avec amour sur les galets de la plage.
Et rien n’aurait pu distinguer ce manchot des autres s’il n’avait pas été hanté par une grande idée.
En effet on parlait souvent dans les roockeries d’une époque lointaine qui se perdait dans les brumes d’un passé confus où le Vent ce terrible et fantasque tyran des mers du Sud, était alors un allié débonnaire qui poussait devant lui des vagues souples et régulières à travers lesquelles c’était un vrai plaisir de plonger à la recherche de sa nourriture.
En ce temps-là le soleil brillait continuellement comme aux plus beaux jours de l’année et jouait avec le bleu de la mer, le mauve des algues et le vert des prairies d’acaena. Il n’y avait ni nuages gris ni rafales de neige mais, dans un ciel toujours pur, au milieu des sternes et des goélands, les manchots prenaient leur essor et volaient…
Leurs ailes n’étaient pas les palettes ridicules qu’ils avaient à présent. Elles leur permettaient de rivaliser avec la flèche puissante des sarcelles et, en ce temps-là, il n’était pas permis aux skuas de piquer sur une roockerie pour y ravir un poussin car les manchots, aussi bons voiliers qu’eux les poursuivaient jusqu’au sommet des montagnes.
En apprenant cette histoire, les petits des manchots papous en étaient émerveillés et ne songeaient qu’à renouveler les exploits de leurs ancêtres. Ils montaient sur les rochers, écartaient leurs ailes et bondissaient… Hélas ! Au lieu de s’élever dans les airs, ils retombaient lourdement à la mer, exécutant un plongeon indigne de leur race et éclaboussant les parents qui les regardaient d’un air indulgent.
Peu à peu ils se faisaient une raison et cessaient de se livrer à ces jeux puérils pour devenir des personnages pleins de sagesse abandonnant définitivement les rêves chimériques pour le terrain solide des réalités quotidiennes.
Mais pourtant celui qui, plein de sollicitude, relayait sa compagne auprès de leur œuf nouveau-né n’avait pas chassé de son esprit le souvenir de ces choses et ne cessait de se demander pourquoi le ciel leur était interdit et par quels moyens ils pourraient de nouveau s’y élancer.
Il avait bien souvent posé ces questions à ses congénères mais ceux-ci n’avaient pas su lui répondre.
Il avait voulu interroger ces cousins, les manchots royaux, qui avaient connu un passé semblable. Mais, infatués de leur haute taille, ils avaient à peine détourné la tête pour le regarder et avaient laissé tomber de leurs mandibules méprisantes quelques paroles amères : à quoi bon se donner la peine de voler à travers les airs que sillonnaient les escadrons du Vent et qui ne produisait rien d’utile, alors qu’ils pouvaient se comporter en seigneurs dans les mers ?
Bien entendu le jeune manchot avait parfaitement compris que cette indifférence éclairée ne cachait qu’un orgueil dépité et une résignation forcé.
Les gorfous sauteurs, ces autres parents éloignés auxquels il s’était adressé un jour, ne sachant quoi répondre s’en étaient tirés pas des pirouettes qui les avaient fait dégringoler du haut en bas des falaises.
Et il était reparti, estimant qu’il était inutile de s’attarder davantage avec des gens aussi peu sérieux.
Obstiné par son idée, il s’était informé auprès des oiseaux qui volent. Les pétrels géants, dont le bec est disproportionné par rapport à la cervelle, ne savaient pas trop quoi lui répondre car un tel problème ne pouvait pas évidemment se résoudre à coups de bec.
Les sternes lui criaient d’un air moqueur que les manchots étaient beaucoup trop pesants pour voler .
Quant aux goélands, avec suffisance, ils clamaient sur un ton sentencieux qu’ils étaient sans doute l’objet d’une punition céleste.
Il avait voulu connaître l’opinion de l’éléphant de mer car celui-ci avec sa masse imposante et tout le temps des longues journées qu’il employait à méditer sur a plage, devait agiter dans sa tête une foule de pensées dont certaines pourraient sûrement éclairer les mystères du passé et les perspectives de l’avenir.
Malheureusement il y avait trop de pensées sous ce crâne . Elles s’enchevêtraient et se bousculaient à la sortie. Quand on voulait en saisir une, c’était une autre qui se présentait. Il fallait prendre des tas de précautions pour les empêcher de jaillir inconsidérément et cela demandait un tel effort pour les exprimer que l’éléphant de mer, après avoir soufflé péniblement et roulé dans tous les sens ses gros yeux ronds, avait préféré se coucher sur le dos et se rendormir en fermant une narine .
Par contre, le léopard de mer semblait tout disposé à donner au jeune manchot tous les renseignements voulus. Il n’avait qu’à s’approcher tout près de lui pour recevoir confidentiellement toutes les explications souhaitables.
Mais les manchots papous savent ce que valent les promesses d’amitié des léopards de mer aussi celui-ci faisait-il la sourde oreille…
C’est un chionis, un jour, qui lui parla des homme . Il n’avait d’abord prêté qu’une attention polie mais distraite aux bavardage de ce voisin sans façon qui venait si souvent visiter les roockeries et s’invitait à déjeuner sans y être prié.
Le chionis avait longuement décrit l’allure impressionnante de ces êtres incongrus qui étaient venus dans l’île sur un immense nid flottant. La mer avait remmené ce nid si loin que les albatros, eux-mêmes, avaient renoncé à les suivre. C’était sans doute la raison pour laquelle les hommes s’étaient ingéniés à en construire d’autres sur la terre ferme et là, ils manifestaient une activité désordonnée totalement incompréhensible.
On ne savait même pas comment ils vivaient, mais il était certain que chionis et goélands pouvaient faire d’excellents repas aux alentours immédiats de leurs nids.
On les disait aussi capables, par leur seule présence, d’arrêter les sarcelles en plein vol ou encore de faire culbuter les lapins sur l’acaena.
Un jour, deux d’entre eux avaient aménagé un nid spécial, de forme inusité, et, après y avoir pris place, s’étaient élevés dans les airs…
En entendant cela le jeune manchot avait sursauté et fait répéter au chionis tout ce qu’il venait de dire.
C’est à partir de ce moment-là qu’il avait décidé d’entrer en relations avec les hommes et de leur demander la réponse aux questions qui le préoccupaient.
Lorsque l’œuf fut éclos et que son fils fut assez grand pour vaquer tout seul à ses propres affaires, il prit congé de son épouse et, sans daigner répondre à tous ceux qui avaient jugé ses propos insensés, se dirigea d’un pas tranquille, ferme et majestueux, vers l’endroit où les hommes avaient bâti leurs nids.
Le premier contact fut décevant.
Trois ou quatre de ces gens, lorsqu’ils l’eurent aperçu, s’étaient précipités en courant au devant de lui. Il les avait attendus, digne et bien droit sur ses jambes, pour les accueillir avec toutes les règles minutieuses de politesse en usage chez les manchots.
Mais l’un d’eux s’était littéralement jeté sur lui et, sans façon, l’avait saisi par la taille. Il avait voulu se dégager et, d’un coup de bec, rappeler cet individu à un sens plus mesuré des convenances. Alors une main lui avait immobilisé la nuque tandis qu’il sentait qu’on lui rabattait brutalement les ailes derrière son dos dans une position fort incommode.
Puis il avait été soulevé de terre, comme pour un vol de dérision, et les hommes l’avaient entraîné vers leur nid où ils étaient entrés par une ouverture rappelant celle des terriers de pétrels.
Il n’y était resté que peu de temps mais il avait bien cru y mourir.
D’abord il y régnait une chaleur atroce qu’aucun souffle d’air ne venait atténuer.
Et puis cette odeur !
Ce n’était plus l’odeur vigoureuse et saine des roockeries mais un mélange indéfinissable de senteurs variées et inconnues qui vous imprégnaient lourdement.
Et enfin ces gens qui l’entouraient en gesticulant, tout en criant des choses incohérentes et incompréhensibles ! Leurs visages s’agitaient constamment et il leur semblait impossible de garder un instant le maintien correct qui convient à tout être sensé.
Il était évident qu’ils ignoraient et qu’ils étaient incapables d’apprendre un jour le langage des habitants des îles. Aussi était-il parfaitement inutile de prolonger cette expérience et le jeune manchot ne songeait plus qu’à se retirer.
Mais les hommes ne semblaient pas avoir la même idée. Ils le firent sortir de leur nid et l’installèrent à un endroit tel qu’il ne pouvait pas faire dix pas sans se heurter à un obstacle subtil qui l’empêchait d’aller plus loin.
Il avait essayé tous les moyens pour s’échapper et rejoindre sa roockerie mais il avait dû se rendre rapidement à l’évidence de la vanité de ces tentatives.
Alors il s’était résigné à rester ici en pensant qu’il pourrait à loisir observer les hommes et surprendre quelques-uns de leurs secrets.
Et ce fut une longue série de journées d’oisiveté, de tristesse car il entendait au loin le cri de ses compagnons en liberté, de déception aussi car la conduite des hommes lui paraissait de plus en plus extravagante.
Au début ils avaient paru s’intéresser à lui, au point de se livrer à des familiarités déplacées. Mais peu à peu il leur était devenu indifférent. Finalement il ne voyait plus que celui qui lui apportait à manger ; une nourriture médiocre, peu abondante et sans variété.
Puis, un jour, les hommes avaient montré une agitation encore plus excessive que d’habitude car le grand nid flottant était revenu.
Et sans très bien comprendre comment cela s’était passé, le jeune manchot papou s’était trouvé transporté dessus.
Il avait vu les rivages de l’île s’éloigner et les sommets neigeux s’effacer sur l’horizon.
Il y avait eu alors des jours atroces où il lui avait été impossible de maintenir son équilibre et où il avait été bousculé d’un bord à l’autre de son enclos. S’il se relevait, tout étourdi, c’était pour être à nouveau projeté par une force invisible violemment contre les parois qui l’environnaient. Et, revoyant en pensée ses compagnons installés paisiblement sur leurs rochers pour commenter en termes réservés le déchaînement de la Mer et du Vent, il imaginait dans sa tête endolorie que la Grande Houle Australe s’acharnait maintenant contre lui qui avait voulu en savoir trop long sur la Vie…
Puis, à nouveau, le sol était devenu moins mouvant. Mais, à partir de ce moment-là, le Soleil, cet ami bienfaisant de jadis, s’était transformé en un monstre implacable qui lui desséchait la gorge et l’éclaboussait de sa lumière crue.
On avait mis de l’eau à sa disposition ; mais c’était une eau sale et sans vie. Et puis il y en avait si peu qu’il pouvait à peine s’y tremper.
On lui donnait à manger des mélanges répugnants ou des poissons morts qui lui étaient inconnus, aussi ne voulait-il pas y toucher et c’étaient les rats qui venaient s’en nourrir.
Il restait maintenant de longues heures allongé sur le ventre, accablé de chaleur, affaibli par le jeûne et, les yeux mi-clos, il ne pensait plus à rien… ni à son île natale, ni au grand destin des manchots.
Les hommes venaient le voir et se tenaient un moment devant lui, silencieux et tristes.
L’un d’eux lui apporta enfin un bloc de glace. Il eut quand-même la force de s’en approcher et de s’étendre dessus.
La fraîcheur le ravigota un peu.
Son esprit se teinta de quelques lueurs plus douces. Il pensa que tout n’était pas perdu et que ces êtres humains, malgré leur apparence, étaient peut-être capables d’idées raisonnables. C’était sans doute par eux qu’il connaîtrait la Vérité.
Alors l’angoisse qui l’étreignait depuis son enfance disparut pour faire place à un engourdissement béat.
Il se laissa aller complètement et ferma les yeux pour être essentiellement imprégné de ce sentiment incomparable.
Et il se vit aborder un rivage où le Soleil jetait à pleine palette les couleurs les plus délicates, où le Vent, dompté, donnait à la Mer une ondulation ample et majestueuse et où dans un ciel limpide, les manchots volaient tout comme aux premiers jours de la Pingouanité…