Jacques Bourlaud 🩺 - Jeunes années
La rue de la Tranchée est une des plus
anciennes rues de Poitiers. Elle tire son nom de l’existence à l’époque
gallo-romaine (et sans doute bien avant) d’un fossé creusé de main
d’homme qui reliait la vallée de la Boivre à celle du Clain et
complétait ainsi le système de défenses naturelles formé par la
confluence de ces deux rivières qui ont entaillé profondément le plateau
calcaire.
Bien sûr le tracé et l’aspect de cette rue a beaucoup évolué au cours du
temps, mais son apparence actuelle date de la fin du XVIII° siècle
lorsque le Comte de Blossac, Intendant du Poitou, a fait aménager le
parc qui porte son nom et surtout du XIX°, correspondant à l’essor d‘une
bourgeoisie active et aisée.
Les deux premiers tiers de la rue offrent une succession de maisons
hautes et massives dont la façade austère laisse une impression de
solidité et de respectabilité. Aspect heureusement égayé par la
présence de deux ou trois petits hôtels particuliers évoquant les fastes
frivoles d’une époque sans souci (du moins pour certains).
Mais au delà de la grille de Blossac la rue prend un autre visage. Elle
est en pente, nettement moins large, avec des trottoirs plus étroits,
parfois même inexistants. Les maisons sont beaucoup plus basses, plus
vieilles et ne respectent pas toujours l’alignement. On voit un peu
partout s’ouvrir des boutiques de petits commerçants ou des ateliers
d’artisans.
Très net autrefois, le contraste entre les deux parties a tendance à
s’estomper du fait de la création récente d’immeubles et aussi d’une
certaine évolution sociale.
Mais dans mon enfance, les familles notables et plus ou moins bien
rentées qui vivaient en deçà de la grille de Blossac faisaient bien
remarquer qu’elles habitaient « rue de la Tranchée », tandis qu’au delà
de la grille des gens très dignes mais de condition plus modeste
s’entassaient dans « La Tranchée ». Distinction subtile qui ne
témoignait pas tellement d’un quelconque mépris mais plutôt d’une sorte
de bonhommie paternaliste. Les patrons demeuraient « rue de la
Tranchée », leurs employés qu’ils aimaient bien, disaient-ils, dans « la
Tranchée »…
Je suis donc né fin Décembre 1919 au 35 bis rue de la Tranchée (on a sa
petite vanité…) dans une maison à trois étages que mon
arrière-grand-père, entrepreneur en bâtiments, avait fait construire aux
environs de 1870.
Par derrière, la maison s’ouvrait sur un jardin assez plaisant avec un
palmier, un sapin, des lilas et une volière, jardin qui se prolongeait par une terrasse formant un balcon surplombant de quelques mètres le
parc de Blossac.
Un couloir central d’où partaient deux grandes cages d’escalier divisait
a maison en deux parties. À droite habitait ma grand-mère, à gauche
mes parents. En outre le second étage avait été aménagé pour constituer
un appartement destiné à des locataires.
Les quinze premières années de ma vie se sont déroulées dans ce cadre
avec, en plus, les périodes de vacances à la campagne, à Coulombiers.
Petit garçon venu au monde assez longtemps après mon frère et mes sœurs,
« ricoquet » comme on dit en Poitou, je me sentais un peu seul dans
cette grande maison et, de ce fait, porté à la rêverie.
Or, dans ce couloir que je traversais vingt fois par jour et où j’allais
quelquefois jouer, deux grandes panoplies accrochées au mur attiraient
toute mon attention. L’une présentait un éventail de lances et de
sagaies, l’autre un ensemble d’épées touarègues, de couteaux, d’arcs et
de carquois. De plus, dans le renfoncement qui permettait l’accès à une
des cages d’escalier, un pélican empaillé déployait ses ailes sur un
rocher artificiel.
A cette vue mon imagination prenait son essor et m’entraînait vers des
horizons lointains à la découverte de paysages exotiques, à la recherche
d’aventures héroïques que je réalisais aussitôt d’une façon concrète
dans le jardin ou à Blossac et encore mieux à Coulombiers.
Je puisais mon inspiration dans mes lectures d’alors : « Gédéon en
Afrique », « La Famille Fenouillard », « Robinson Crusoé », « Robinson
Suisse » et bien d’autres. Mais j’avais aussi trouvé une source au
débit plus vigoureux dans la bibliothèque de mon père sous la forme du
« Journal des Voyages » datant de 1890 à 1905. Cette publication
abondamment illustrée offrait au lecteurs des romans d’aventures mais
aussi des articles plus sérieux : récits d’explorateurs, journaux de
bord de marins, souvenirs d’officiers. Tout cela se situant à la grande
époque d’expansion coloniale. Cela représentait une dizaine de volumes
que je parcourais dans tous les sens, m’attardant d’ailleurs beaucoup
moins sur les textes que sur les illustrations.
Les Poitevins sont assez volontiers attirés par les mirages d’Outre-Mer.
De Nantes à Bordeaux la façade atlantique n’est pas très éloignée. Mon
père avait donc, lui aussi, subi cette tentation mais ne lui avait pas
donné suite, sans doute parce qu’il s’était marié très jeune. Pourtant,
au retour de la guerre de 1914/18, aux alentours de ma naissance, il
était allé travailler deux ans au Maroc dans une société d’import-export.
Cependant son meilleur ami, Fernand, y avait succombé.
Il était devenu Administrateur des Colonies. C’était lui qui avait fait
cadeau à ma mère du pélican. La mode voulait alors que les femmes
portent des chapeaux décorés d’ailes, voire d’oiseaux entiers… Estimant
l’envergure du pélican un peu démesurée, ma mère avait renoncé de
l’utiliser dans ce but et préféré le faire empailler.
Homme d’une haute stature et d’une belle apparence, généreux et
sympathique, il était très enclin à courtiser les femmes élégantes et
avait fini, sur le tard, par épouser une femme charmante beaucoup plus
jeune que lui et qui s’efforçait de l’assagir.
Entre les deux guerres il avait quitté l’Administration pour tenter sa
chance dans le secteur privé en participant à la création de sociétés
destinées à mettre en valeur les terres lointaines. Il avait ainsi
brassé beaucoup d’argent et terminé sa vie ruiné, mais toujours grand
seigneur.
On le voyait surgir inopinément tous les deux ou trois ans ; il
demeurait quarante-huit heures chez nous puis repartait pour le Soudan
ou la Haute-Volta .
Intelligent et cultivé, il tenait toute la famille sous le charme de sa
conversation, racontant des histoires passionnantes, habilement
enjolivées, que mes parents accueillaient avec une nuance de scepticisme
amical mais que je gobais sans la moindre restriction mentale.
Ces courtes apparitions me replongeaient, bien sûr, dans mes rêves
avides de merveilleux et quelque-peu divagants mais, plus tard alors que
ma décision était prise, je l’ai revu plusieurs mois avant sa mort et
je lui sais gré de m’avoir encouragé et de m’avoir montré les
difficultés mais aussi les grandeurs du métier que j’avais choisi.
Dans mon enfance je voyais aussi très souvent deux jeunes filles
d’origine antillaise dont le père était fonctionnaire des douanes à
Dakar. Amies de mes sœurs qui les avaient connues au collège, elles
apportaient, rue de la Tranchée, une note d’exotisme les soirs d’hiver
en parlant de leur pays ensoleillé, de leur famille et de voyages en mer.
Mais j’avais huit ans lorsque ma sœur aînée épousa un colonial qui
devait l’emmener avec lui dans une plantation de palmiers à huile dont
il assurait la gérance au Gabon.
Le Gabon devint donc le sujet d’entretien de toute la famille. Ma
grand-mère faisait remarquer que Monseigneur Augouard, un Poitevin, y
avait vécu. Cependant les esprits chagrins affirmaient que c’était-là
un pays malsain et que ma sœur et son mari y contracteraient toutes
« les fièvres »…
Pour moi, j’étais délirant. Le Gabon c’était le pays qui avait de si
jolis timbres avec un guerrier pahouin emplumé, au visage couturé
d’incisions raciales ; le pays de la forêt-vierge, des éléphants, des
gorilles… Justement mon beau-frère, connaissant ma curiosité pour les
animaux, m’avait envoyé un magnifique crâne de gorille…
Je suis ainsi resté pendant deux ans dans l’attente fascinante de colis
mystérieux, de photos exaltantes montrant des paysages insoupçonnés ou
des trophées de chasse.
Lorsque, de retour à Poitiers, le jeune ménage avec deux neveux tout
neufs s’est installé dans l’appartement du second étage je m’y rendais
tous les jours pour poser des tas de questions sur la vie outre-mer,
l’Afrique en général et le Gabon en particulier.
J’étais bien décidé maintenant à me lancer dans une carrière coloniale .
Mais quelle carrière ?
En grandissant j’avais dû écarter quelques options jugées peu réalistes mais qui, pourtant, m’avaient tenu à cœur.
C’est ainsi que la capture des grands fauves et autres animaux sauvages
dans le but de peupler les parcs zoologiques de France et de Navarre
n’avait pas rencontré dans ma famille l’accueil enthousiaste que j’avais
espéré… C’était, paraît-il, un métier plein d’aléas et dont le profit
n’apparaissait pas évident.
Je m’étais donc rabattu sur la profession d’explorateur dont le prestige
aurait dû impressionner mon entourage. Mais on m’avait objecté que,
pour me lancer sur cette voie, il fallait disposer d’une foi d’une
platitude écœurante.
.
Les adultes ramènent tout à des préoccupations contingentes d’ordre
scolaire comme si les subtilités d’une version latine ou la recherche
d’un plus petit commun multiple étaient nécessaires pour découvrir les
sources du Congo !
Il fallait bien en passer par là !..
- Pourquoi ne cherches-tu pas à entrer dans l’Administration Coloniale ? me dit un jour ma sœur.
Tu fais une Licence en Droit. Tu passes un concours.
Après c’est la belle vie… Tu es le patron d’un grand territoire. Tu traces des routes, tu bâtis des écoles, des hôpitaux…
Pourquoi pas, en effet ?
J’avais à l’époque treize ans et ne doutais de rien.
Pour administrer tout un territoire, je n’aurais qu’à suivre les
instructions qui me seraient données d’en haut ! C’était simple…
Pour tracer les routes, comme je parcourrais tout le pays à pied, à
cheval ou en voiture, je n’aurais qu’à me faire suivre d’une armée de
débroussailleurs ! Quant aux constructions, rejeton d’une longue lignée
de maîtres-maçons, l’atavisme me ferait spontanément trouver toutes les
solutions et d’ailleurs je n’aurais qu’à commander pour que tout soit
exécuté…
Les études de Droit me tracassaient un peu. Je n’avais aucune idée de
ce que cela pouvait bien être. J’imaginais des cours fastidieux dans un
jargon désuet sur des sujets sordides, le tout dans l’ambiance triste et
poussiéreuse d’une étude de notaire. Mais il suffirait de s’y mettre
et j’en arriverai bien à bout.
Peu après ce choix qui me paraissait avoir été dicté par la raison, il
advint que le banquet annuel des anciens élèves du Lycée Henri IV fut
présidé par une notabilité poitevine qui avait achevé une brillante
carrière comme Gouverneur-Général de l’Indochine .
Mon père, ancien élève, avait ainsi eu l’occasion de le rencontrer de
parler avec lui et de lui confier que son plus jeune fils se destinait à
l’Administration Coloniale.
- C’est un métier passionnant mais qui est tellement astreignant ! Il
réclame la vigilance de tous les instants et les journées n’ont pas
trop de vingt-quatre heures pour accomplir la moitié de ce qu’il aurait
fallu faire…
On ne connaît ni Dimanches ni Fêtes… On est toujours sur la brèche, sans trêve ni repos…
Mais il y a d’autres carrières : la Magistrature Coloniale… la Médecine Coloniale, par exemple…
Ces propos qui me furent rapportés le lendemain me rendirent tout perplexe.
Pouvais-je envisager une profession dont les exigences ne me laisseraient aucun moment de loisir ?
Ce n’était pas pensable !..
Alors que faire ?
La Magistrature ne me tentait pas du tout .
Mais la Médecine ?
Mis à part deux cousins installés dans le Midi et qui ne venaient que
rarement à Poitiers il n’y avait pas de médecin dans notre entourage
immédiat pour me conseiller sur ce point . Cependant l’intérêt que je
portais aux Sciences Naturelles m’inclinait à penser que mes études
pourraient en être facilitées.
Je serai donc Médecin Colonial .
Ma sœur et mon beau-frère m’encouragèrent vivement sur cette voie.
Et les années suivantes me permirent progressivement de réaliser ce projet.
J’avais donc choisi une carrière pour pouvoir voyager en des pays
nouveaux et aussi pour ne pas être trop écrasé par le travail et
bénéficier ainsi de temps libre pour flâner et rêver…
Comme je me suis rapidement orienté vers la Chirurgie et l’Obstétrique
et que j’ai été le plus souvent seul à mon poste pour exercer ces
disciplines, il est facile d’imaginer le nombre de week-ends paisibles et
de nuits reposantes que j’ai connus ...