Jacques â - Le princesse et le navigateur
La plus jeune fille du Roi était entrée dans les Ordres .
Ce nâĂ©tait vraiment pas lâĂ©lan irrĂ©sistible dâune vocation qui lâavait poussĂ©e Ă cette dĂ©termination , mais plutĂŽt le rĂ©sultat de combinaisons diplomatiques .
En effet le Roi ayant mariĂ© ses filles aĂźnĂ©es aux plus grands princes de la Terre, jugeait de bon ton dâoffrir la derniĂšre, et la plus jolie, au Souverain Seigneur .
Câest pourquoi, Ă seize ans, comprenant parfaitement les exigences de la Raison dâĂtat, la princesse sâĂ©tait inclinĂ©e courageusement et, le sourire aux lĂšvres, avait quittĂ© la Cour pour le CloĂźtre .
A vrai dire lâavenir qui sâouvrait devant elle nâavait rien dâeffroyablement austĂšre .
Dâabord elle portait en elle la Foi solide quâil Ă©tait habituel de rencontrer en ce pays, Ă cette Ă©poque .
Ensuite on lui avait choisi un monastĂšre Ă©tabli Ă une demi-lieue de la ville dans un site charmant, et oĂč nâĂ©taient admises que des filles de la plus haute noblesse . Elles y entraient accompagnĂ©es de suivantes et de chambriĂšres qui continuaient Ă les servir et accomplissaient Ă leur place toutes les basses besognes et les travaux mĂ©nagers. Ce qui leur laissait tout le temps voulu pour chanter au ChĆur et suivre les diffĂ©rents Offices qui jalonnaient la journĂ©e et qui Ă©taient Ă peine plus longs et plus astreignants que ceux auxquels se croyaient obligĂ©es dâassister les dames de la bonne sociĂ©tĂ© .
Entre les Offices elles se rĂ©unissaient - lâhiver dans une grande salle bien chauffĂ©e, au mobilier confortable ; lâĂ©tĂ© sous les ombrages du jardin - pour travailler en commun Ă des ouvrages de broderie ou de tapisserie, cependant que lâune dâentre elles faisait la lecture Ă haute voix choisissant, selon les circonstances, un sujet Ă©difiant, Ă©ducatif ou divertissant .
Et puis il y avait les longues rĂ©crĂ©ations oĂč, par groupes de trois ou quatre, on se glissait sous les frondaisons du parc pour bavarder Ă loisir des derniers potins de la ville et de la Cour .
Chaque aprĂšs-midi Ă©galement, les visiteurs se prĂ©sentaient nombreux devant les grilles du parloir que la haute naissance des moniales et leur parfaite Ă©ducation avaient transformĂ© en un salon des plus Ă©lĂ©gants oĂč des gens raffinĂ©s venaient rivaliser dâesprit pour la plus grande joie de tous .
La RĂšgle Ă©tait donc accommodante et nâimposait pas de rigueur excessive . On ne se levait pas trop tĂŽt et on avait tout le temps de se reposer dans des cellules douillettes qui Ă©taient de vĂ©ritables appartements . La nourriture Ă©tait simple, mais dĂ©licate et bien prĂ©parĂ©e . La lingerie Ă©tait de toile fine, agrĂ©able Ă porter et les habits taillĂ©s dans du beau drap noir avec un souci de coquetterie qui ne se retrouvait pas dans les autres Ordres .
Il y avait eu, Ă©videmment, un traitement de faveur pour la fille du Roi . Il lui suffit de quelques jours de retraite pour recevoir la vĂȘture . Et aprĂšs trois ou quatre mois dâun noviciat Ă©dulcorĂ©, elle fut admise Ă prononcer solennellement ses vĆux perpĂ©tuels au cours dâune cĂ©rĂ©monie grandiose et Ă©mouvante qui eut ses rĂ©percussions dans le pays tout entier .
Trois semaines plus tard une dĂ©cision du Chapitre lâĂ©levait Ă la dignitĂ© dâAbbesse qui lui revenait de Droit de par sa naissance .
Ayant toujours Ă cĆur dâaccomplir scrupuleusement les obligations de son Ă©tat, la princesse accepta cette charge avec simplicitĂ© . Elle nâavait pas dix-sept ans et câĂ©tait sans doute une des plus jeunes abbesses du Monde .
Fort heureusement ses devoirs nâĂ©taient pas trop lourds car les religieuses ĂągĂ©es qui la secondaient savaient la conseiller discrĂštement pour redresser son expĂ©rience un peu neuve .
En revanche cela lui valait quelques privilÚges, en particulier celui de sortir de la clÎture pour assister aux cérémonies officielles de la Cour .
Câest ainsi que lâon revit la princesse au Palais. Elle prit lâhabitude de venir chaque semaine aux rĂ©ceptions que sa mĂšre offrait . Lâhiver, elle sây faisait conduire en chaise, bien Ă lâabri des intempĂ©ries . LâĂ©tĂ©, elle traversait la ville en petit Ă©quipage, montĂ©e sur une mule blanche . Et les gens, reconnaissant de loin sa silhouette menue soulignĂ©e par la longue robe noire, sortaient de chez eux pour aller la saluer . Elle leur rĂ©pondait de ses plus gracieux sourires tandis que ses doigts continuaient Ă Ă©grener son chapelet dâivoire, comme il sied Ă une Abbesse .
A la Cour, selon les circonstances, elle se tenait sagement assise auprÚs de sa mÚre ou, au contraire, se répandait auprÚs des
groupes de jeunes femmes, ajoutant son grain de sel aux conversations frivoles et prenant une part active aux petits jeux de société .
Bien entendu, avec son habit monastique, elle ne pouvait songer Ă danser et elle en Ă©prouvait quelque mĂ©lancolie . Mais elle sâen consolait en croquant Ă belles dents des petits fours et en buvant de grands verres de sirop glacĂ© .
MalgrĂ© tout elle ne sâennuyait pas pendant le bal car il y avait toujours des gentilshommes quelque peu indiffĂ©rents aux derniers pas Ă la mode pour venir, attirĂ©s par son esprit cultivĂ© et la vivacitĂ© de ses rĂ©parties, constituer autour dâelle un petit cercle dâadmirateurs dĂ©fĂ©rents .
Câest ainsi quâelle renoua connaissance avec son cousin le Navigateur .
Celui-ci, un garçon au caractĂšre indomptable, sâĂ©tait embarquĂ© comme mousse Ă treize ans . AprĂšs de longues annĂ©es dâabsence, il Ă©tait revenu dans son pays commandant un vaisseau de haut bord, la bourse bien remplie, ayant couru les mers, essuyĂ© des tempĂȘtes, visitĂ© des rivages inconnus, subi les assauts des pirates et vĂ©cu toutes sortes dâaventures .
Assez inaccessible aux charmes des menuets et des pavanes, il nâavait pas tardĂ© Ă repĂ©rer sa jolie cousine . Il avait remarquĂ© ses yeux clairs et sa bouche mutine, son front pur surmontĂ© par la courbe Ă©lĂ©gante de la coiffe godronnĂ©e et lâovale rĂ©gulier de son visage paraissant enchĂąssĂ© dans la guimpe de toile fine qui tranchait violemment par sa blancheur sur le noir profond de la robe et du voile .
Il prit donc lâhabitude de venir chaque fois bavarder avec la petite Abbesse . Et elle Ă©prouvait beaucoup de plaisir Ă lâentendre parler . Les rĂ©cits de voyages Ă©taient trĂšs Ă la mode en cette Ă©poque ; on en lisait souvent au monastĂšre ; aussi lui posait-elle des quantitĂ©s de questions pour savoir si les descriptions des livres avaient quelques rapports avec la rĂ©alitĂ©.
Et tout en lui faisant part de ses expériences, il finit par lui raconter ses souvenirs .
Il faisait miroiter Ă ses yeux des rivages exotiques, ruisselant de lumiĂšre, oĂč des arbres Ă©tranges lançaient des fleurs Ă©clatantes Ă travers un ciel impitoyablement bleu . Il lui parlait des nuits calmes sous les Tropiques oĂč chaque ondulation des vagues Ă©tait soulignĂ©e par une lueur mystĂ©rieuse qui semblait naĂźtre du fond de lâOcĂ©an .
Il Ă©voquait des villes aux noms bizarres oĂč un luxe barbare sâĂ©talait au milieu dâune misĂšre grouillante. Et les Ăźles heureuses oĂč lâon voyait sur les plages les indigĂšnes Ă demi-nus courir pour vous apporter des fruits et des guirlandes de fleurs .
Tout cela enthousiasmait la jeune Abbesse qui ne se lassait pas de lâentendre . A chaque rĂ©ception de la Reine on ne les voyait plus lâun sans lâautre et, peu Ă peu, les courtisans les laissĂšrent seuls sâentretenir dans un coin du salon ou dans les allĂ©es du jardin .
Bien sûr les mauvaises langues commencÚrent à chuchoter, mais sans se montrer trop hardies car on savait que le Navigateur était une des meilleures lames du pays .
Un jour elle lui exprima, avec quelque peu de mĂ©lancolie, son regret dâĂȘtre fille de roi et obligĂ©e de vivre dans un monastĂšre alors quâelle aurait tant aimĂ© parcourir le monde Ă la dĂ©couverte de pays nouveaux . Il vint Ă lâesprit du Navigateur lâidĂ©e de lui faire quitter le Palais, de lâemmener sur son bateau et de mettre le cap vers lâinconnu .
Il se pencha vers elle et lui saisit le bras pour lui en faire part . Mais son regard rencontra les deux grands yeux limpides oĂč se glissait une lĂ©gĂšre teinte de surprise . Il le dĂ©tourna, remarquant au passage le voile mĂ©ticuleusement Ă©pinglĂ© sur la coiffe blanche et les doigts dĂ©licats qui jouaient nerveusement avec la Croix dâor quâelle portait suspendue au cou .
- Je vous demande pardon⊠et il relùcha son étreinte .
Il avait compris que la fille de son Roi ne pouvait pas renier sa parole donnĂ©e . Quoi quâil puisse lui en coĂ»ter, elle accomplirait toujours son mĂ©tier de nonne comme son pĂšre devait accomplir son mĂ©tier de roi .
Câest depuis ce jour quâil espaça de plus en plus ses entretiens avec sa cousine, commença Ă sâintĂ©resser Ă la danse et, par la mĂȘme occasion, Ă la fille dâun grand seigneur .
La petite Abbesse nâen Ă©prouva pas de dĂ©pit et continua tranquillement Ă mener sa vie insouciante car chacun devait suivre sa voie et la sienne ( elle le savait bien ) Ă©tait diffĂ©rente de celle des autres.
Par un bel aprĂšs-midi de Mars, au milieu de compagnes turbulentes, la jeune Abbesse jouait Ă cache-cache dans le parc du palais Royal.
Le soleil essayait timidement ses forces neuves et lançait des rayons modĂ©rĂ©s Ă travers le sous-bois encore dĂ©garni . Par ci, par lĂ , les premiĂšres violettes et les premiĂšres jonquilles se montraient et lâair avait conservĂ© lâodeur de la derniĂšre averse .
Sous le charme du moment, elle sâĂ©tait laissĂ©e aller Ă dĂ©passer les limites du parc pour sâenfoncer dans la forĂȘt .
Elle sâarrĂȘta alors au bord dâun chemin, voyant venir un homme peinant sous le poids dâun madrier quâil portait sur lâĂ©paule.
La charge paraissait si pesante quâil marchait lâĂ©chine courbĂ©e et les genoux flĂ©chis . Il Ă©tait haletant et faisait un rĂ©el effort pour poser un pied devant lâautre . Ses vĂȘtements de travail, dĂ©chirĂ©s et maculĂ©s de boue, collaient Ă son corps et la sueur agglutinait de grosses mĂšches de cheveux sur ses tempes . Le visage Ă©tait fin mais les traits crispĂ©s accusaient une telle expression dâĂ©puisement et dâanxiĂ©tĂ© que la petite Abbesse en Ă©tait atterrĂ©e .
Comme il passait devant elle, il fit un faux pas et sâĂ©croula.
Elle se prĂ©cipita instinctivement pour lui porter secours . Mais il avait eu encore assez de vigueur pour se relever et reprendre son fardeau . Ce devait ĂȘtre un homme du mĂ©tier, on pouvait le supposer en voyant le coup de main avec lequel il venait de recharger la piĂšce de bois sur son Ă©paule .
Toutefois la petite Abbesse avait cru bon de lâaider . Mais elle douta de lâefficacitĂ© de son geste maladroit car jamais rien ne lui avait paru aussi lourd . En tous cas son initiative lui avait rapportĂ© un accroc Ă son voile, une Ă©corchure Ă la main et deux ongles cassĂ©s .
Elle constatait justement ce dĂ©sastre quand lâhomme la remercia et se remit en marche.
- Pourquoi portez-vous quelque-chose dâaussi lourd ? demanda-t-elle en relevant la tĂȘte .
- Qui voulez-vous qui sâen charge Ă ma place ?
Il lui jeta un regard Ă©trange et disparut au premier tournant du chemin .
La jeune Abbesse revint au Palais, songeuse, et là , sous un prétexte quelconque, prit congé de ses parents pour regagner son monastÚre .
Les jours suivants elle ne sortit guĂšre de sa cellule que pour prendre part aux Offices . Et lorsque ceux-ci Ă©taient terminĂ©s, elle quittait sa stalle dâabbesse pour venir sâagenouiller par terre devant la grille qui la sĂ©parait de lâautel . Elle demeurait lĂ longtemps, plongĂ©e dans ses priĂšres .
Personne nây prĂȘta trop attention, car on Ă©tait habituĂ© Ă voir des jeunes moniales traverser une crise mystique et sâimposer ainsi retraites et mortifications . GĂ©nĂ©ralement, au bout de quelques jours, tout rentrait dans lâordre normal et on nâen parlait plus .
Mais ce fut bien autre chose le matin oĂč on sâaperçut que lâAbbesse avait disparu âŠ
Quâelle sâĂ©tait enfuie par une fenĂȘtre, se laissant glisser le long du mur Ă lâaide de deux draps nouĂ©s entre eux âŠ
Ce fut un beau scandale âŠ
Bien entendu on interrogea tout de suite les filles qui lâavaient suivies au monastĂšre et la servaient comme sĆurs converses . Celles-ci, les larmes aux yeux, dĂ©clarĂšrent tout ignorer . Elles dirent cependant que, depuis quelque temps, la conduite de leur maĂźtresse Ă©tait bizarre : elle passait le plus long de ses journĂ©es en oraison, elle insistait pour partager leurs travaux et, la veille encore, elle avait remis Ă chacune un petit cadeau en leur recommandant de prier pour elle .
Lorsque la nouvelle parvint aux oreilles du Roi, il entra dans une colĂšre Ă©pouvantable et dĂ©clara que, le jour oĂč il mettrait la main sur sa fille, il la ferait fouetter sur la place publique, tondre, marquer au fer rouge et enchaĂźner jusquâĂ la fin de ses jours dans le cachot le plus profond de la citadelle . Personne ne prit ces menaces trop au sĂ©rieux car lâentourage du Roi Ă©tait habituĂ© Ă ces Ă©clats et savait bien quâil nâĂ©tait pas mĂ©chant . Dâailleurs le soir, plus calme, il donna simplement lâordre Ă ses policiers de la conduire discrĂštement vers un couvent de carmĂ©lites Ă©loignĂ© afin quâelle pĂ»t Ă loisir mĂ©diter aussi longtemps quâil le faudrait sur les incongruitĂ©s de sa conduite .
Seulement la petite Abbesse Ă©tait introuvable .
On avait soupçonnĂ© dâabord le Navigateur dâĂȘtre mĂȘlĂ© Ă cette histoire . Mais ce dernier paraissait encore plus surpris que les autres et lâemploi de son temps avait Ă©tĂ© facile Ă contrĂŽler .
Enfin on apprit quâune paysanne des environs avait reçu, un matin, la visite inattendue dâune belle dame qui lui avait fait dâĂ©tranges propositions . Elle prĂ©tendait Ă©changer ses beaux vĂȘtements noirs et sa lingerie fine contre la dĂ©froque dâune fille de ferme. MĂ©fiante, la paysanne avait hĂ©sitĂ© . Mais la dame sâĂ©tait montrĂ©e si persuasive et si gracieuse quâelle avait fini par accepter, dâautant plus quelle faisait-lĂ une bonne affaire malgrĂ© le morceau de pain et la demi-douzaine dâĆufs quâelle avait cĂ©dĂ©s par dessus le marchĂ© .
Et la dame Ă©tait repartie avec une chemise de grosse toile abondamment rapiĂ©cĂ©e, un corselet trouĂ©, un vieux jupon effilochĂ© et une robe Ă©limĂ©e . Elle avait enfermĂ© avec quelque difficultĂ© ses beaux cheveux blonds dans un petit bonnet plat, avait jetĂ© sur ses Ă©paules une mante qui nâavait plus de couleur et, pieds nus dans des sabots de bois, avait poursuivi son chemin non sans avoir remerciĂ© la paysanne .
Il fut facile de reconnaĂźtre, dans les vĂȘtements laissĂ©s Ă la femme, ceux de la jeune Abbesse .
Plus tard, dans une ville proche de la frontiĂšre française, un perruquier montrait Ă tout le monde la magnifique chevelure quâune jeune paysanne fort jolie, lui avait cĂ©dĂ©e contre quelques piĂšces dâargent .
Selon toute vraisemblance il sâagissait lĂ -encore, de la princesse qui avait utilisĂ© ce procĂ©dĂ© pour se procurer de quoi franchir la frontiĂšre .
Il aurait fallu poursuivre lâenquĂȘte en France, mais le Roi prĂ©fĂ©ra rappeler ses policiers . En effet, depuis quelques jours les armĂ©es du roi de Prusse avaient envahi un bon tiers du pays . Aussi avait-il dâautres soucis en tĂȘte . Dâautre part il ne voulait pas, par des recherches indiscrĂštes, risquer dâindisposer son voisin de France dont il escomptait au moins une neutralitĂ© bienveillante .
La guerre dura plus de deux ans au cours desquels le Roi ne quitta presque pas sa place Ă la tĂȘte de son armĂ©e .
Lorsquâil revint chez lui, victorieux, il se reprit Ă songer Ă sa fille et câest alors quâil envoya des agents en France .
Mais câĂ©tait beaucoup trop tard .
Les renseignements quâils rapportĂšrent Ă©taient trop pauvres pour pouvoir en tirer des conclusions utiles .
Lâun dâeux, cependant, avait appris dans un port de lâAtlantique quâune jeune fille de son pays avait travaillĂ© pendant quelques mois dans une auberge . Un jour, des religieuses qui devaient sâembarquer pour fonder une mission aux Indes orientales - Ă moins que ce ne fĂ»t en Chine - avaient logĂ© dans cette auberge. La servante Ă©trangĂšre leur avait demandĂ© de lâemmener avec elles et elles avaient acceptĂ© sur la recommandation du curĂ© de la paroisse .
Mais tout cela Ă©tait bien vague . Personne ne pouvait faire une description prĂ©cise de la servante . Le curĂ© Ă©tait mort depuis cette Ă©poque et lâauberge avait changĂ© de propriĂ©taire . Et puis il Ă©tait bien improbable que la fille du Roi, habituĂ©e Ă un luxe dĂ©licat, ait pu consentir pendant des mois Ă laver la vaisselle et les parquets. .
Le Navigateur avait Ă©tĂ© quelque peu surpris et affectĂ© par la disparition de sa cousine . mais bientĂŽt les soucis de la guerre lâavaient accaparĂ© et il sâĂ©tait distinguĂ© au service du Roi .
A son retour, il sâĂ©tait mariĂ© et avait eu des enfants . Cependant, aprĂšs plusieurs annĂ©es de bonheur paisible, il fut repris par le goĂ»t de lâaventure et, Ă nouveau, son vaisseau le transporta vers des pays lointains .
Il descendit tout le long de lâAfrique et doubla le Cap de Bonne EspĂ©rance fit escale Ă Majunga, visita la cĂŽte Malabare, puis Ceylan, passa le DĂ©troit de la Sonde et finit par atteindre les rivages dâAnnam .
Il dĂ©cida de mouiller Ă lâembouchure dâun fleuve au bord duquel sâintriquaient les rues dâune ville assez importante .
Lâendroit Ă©tait bien choisi et il comptait y rester suffisamment longtemps pour complĂ©ter son chargement avec des piĂšces de soie, des ivoires et des jades avant de retourner dans son pays .
Deux missionnaires français sâĂ©taient installĂ©s dans la ville et commençaient dĂ©jĂ Ă y exercer leur influence . Ils Ă©taient aidĂ©s par quelques sĆurs qui avaient montĂ© un petit hĂŽpital oĂč des misĂ©reux se bousculaient pour entrer et leur montrer toutes sortes de plaies ou dâulcĂšres .
De temps en temps le Navigateur allait donc rendre visite à la Mission pour le plaisir de voir des visages européens et de parler un peu du monde occidental .
Câest mĂȘme lĂ quâil se fit conduire le jour oĂč il tomba malade . En effet il avait contractĂ© une de ces fiĂšvres tropicales aux symptĂŽmes alarmants et, craignant la contagion pour son Ă©quipage, avait prĂ©fĂ©rĂ© sâĂ©loigner du bord.
Soigné avec compétence et dévouement, grùce aussi à sa robuste constitution, aprÚs quelques jours trÚs critiques, il entra progressivement en convalescence.
Les sĆurs avaient pour lui des attentions maternelles.
CâĂ©taient des Françaises mais il lui sembla pourtant que lâune dâentre elles parlait avec lâaccent de son pays.
Il nây prĂȘta guĂšre intĂ©rĂȘt car celle-ci ne faisait que des apparitions furtives pour apporter de lâeau ou enlever du linge sale . Elle passait rapidement pour les besoins de son travail ; lâagencement de sa coiffe et de son voile blanc empĂȘchait de voir distinctement son visage dans le pĂ©nombre de la piĂšce.
Le Navigateur Ă©tait dĂ©jĂ rĂ©tabli depuis plusieurs semaines lorsque la cargaison de son vaisseau fut achevĂ©e . Il ne lui restait plus maintenant quâĂ rentrer chez lui.
Il se rendit donc Ă la Mission pour dire adieu Ă celles qui sâĂ©taient si bien occupĂ©es de lui.
Elles lâentouraient toutes pour lui souhaiter gaiement le meilleur retour possible quand la supĂ©rieure vint chercher la sĆur Ă©trangĂšre, timide et effacĂ©e qui se tenait toujours Ă lâĂ©cart et, la prenant par la main, lâamena devant lui.
Alors celle-ci releva la tĂȘte et dĂ©gagea son voile au maximum de façon Ă bien mettre en Ă©vidence ses traits.
Stupéfait, le Navigateur reconnut sa cousine, la princesse.
Elle nâavait pas beaucoup changĂ© en dix ans et son regard, avec un peu de maturitĂ©, avait pris une expression de douceur apaisante. Mais ce nâĂ©tait plus lâĂ©lĂ©gante petite Abbesse dâautrefois souple et menue dans sa robe bien taillĂ©e. Elle portait dĂ©sormais une robe sans forme de grosse toile grise, Ă peine marquĂ©e Ă la taille par une corde ; une guimpe sans apprĂȘt encadrait le visage pour rejoindre une simple coiffe sur laquelle Ă©tait fixĂ© un voile blanc aux nombreuses reprises. Sur ses mains, longues et fines, les gros travaux auxquels elle Ă©tait soumise avaient rognĂ© les ongles et incrustĂ© des durillons.
- Monseigneur ! Soyez assez bon de dire Ă mes parents que je leur demande humblement pardon pour toute la peine que je leur ai causĂ©e en mâenfuyant.
Mais dĂźtes-leur bien que je nâai pas cessĂ© de mener la vie de priĂšre et de renoncement Ă laquelle ils mâavaient destinĂ©e.
Seulement jâai compris que si je voulais aider le Seigneur Ă porter Sa Croix - comme câĂ©tait mon rĂŽle - il fallait que je me salisse les mains un peu plus que je ne le faisais lĂ -bas.
Et câest pourquoi je suis partieâŠ
Rapportez Ă mes anciennes compagnes ma croix dâabbesse et dĂźtes-leur de me pardonner de les avoir abandonnĂ©es . Quâelles en choisissent de plus digne que moi ⊠Mais câest sĂ»rement dĂ©jĂ fait.
LĂ -bas jâĂ©tais la premiĂšre et quelque-chose me tracassait . Ici je suis la derniĂšre et mon Ăąme est en paixâŠ
Lorsque les marins apprirent que leur princesse était là , ils vinrent tous dans un élan spontané, lui apporter des fleurs.
Elle les accueillit avec beaucoup dâĂ©motion et assura chacun dâeux du secours de ses priĂšres pour les prĂ©server des dangers du retour.
La lune sâĂ©tait Ă©levĂ©e au dessus de lâestuaire jetant une traĂźnĂ©e dorĂ©e Ă travers lâĂ©tendue sombre de lâeau quand le vent du Laos se mit Ă souffler.
Sur leur terrasse, occupĂ©es Ă rĂ©citer un dernier chapelet avant dâaller se coucher, les sĆurs virent un vaisseau de haut bord, aux voiles gonflĂ©es, glisser lentement en silence le long de la piste lumineuse.
Et celle qui avait Ă©tĂ© naguĂšre Abbesse dâun monastĂšre mondain interrompit un instant sa priĂšre.
De grosses larmes roulĂšrent sur ses joues ; puis elle bredouilla les rĂ©pons et , enfin, sa voix reprit peu Ă peu de lâassurance au fur et Ă mesure que le navire sâestompait dans lâobscuritĂ© de la nuit.
Dong-HoĂŻ : 27-06-1954