⚕ Jacques Bourlaud - Médecine à Montpellier
Ce fut alors la période montpelliéraine qui a duré trois ans, le temps de terminer nos études ou à peu-près.
Notre contact avec la Faculté fut assez décevant.
Nous formions un bloc avec un esprit de corps bien trempé que les
dernières semaines extravagantes avaient encore renforcé. Avec
l’intransigeance et la présomption liées à notre âge nous avions
conscience, et nous l’affirmions, de représenter une certaine élite de
la Faculté de Bordeaux . Les maîtres de Montpellier ne l’entendaient pas
de cette oreille . Ils étaient à la tête de la plus ancienne Faculté de
Médecine de France la Faculté de Rabelais… L’examen de seconde année
que nous avons dû passer devant leur jury nous le fit cruellement sentir
.
Puis en raison de notre arrivée massive et aussi de la séparation de la
France en deux zones l’effectif des étudiants avait presque doublé et
cela diminuait d’autant l’intérêt des stages hospitaliers. De plus il y
avait une forte minorité d’étudiants méditerranéens de nationalité
douteuse ; ce qui créait un certain malaise entre nous à une époque où
le racisme exploitant avec facilité quelques situations, s’efforçait
sournoisement de s’infiltrer partout.
Cependant, peu à peu tout finit par se stabiliser . Plusieurs
professeurs surent nous prendre dans le bon sens et nous leur devons
beaucoup. Je citerais volontiers Monsieur Harant qui avait la chaire de
Parasitologie et Monsieur Cadéras de Kerleau qui nous faisait des cours
d’Obstétrique . Ce sont les deux qui, personnellement m’ont le plus
marqué mais il y en avait bien d’autres qui ont eu droit à notre
reconnaissance.
Ces années montpelliéraines ont coïncidé avec la période la plus sombre
de la guerre . L’École s’était installée dans les locaux de la Cité
Universitaire . Nous y étions bien mais la nourriture était notoirement
insuffisante pour des estomacs de vingt à vingt-cinq ans . La discipline
s’était resserrée et un Directeur, maniaque du sport, avait décidé de
nous infliger chaque matin une séance d’Education Physique au lever du
soleil . Cela devait fortifier nos corps et exalter nos esprits…
Nos anciens qui revenaient de la guerre avaient gardé leur solde de
Médecins-Auxiliaires . Ils étaient donc riches et beaucoup d’entre eux
s’étaient mariés ce qui leur permettait entre autres choses d’être
externés et de venir le moins souvent possible à l’Ecole.
Nous autres, de la promotion 1939, nous n’avions pas cette chance car
notre solde demeurait celle de Matelot sans Spécialité… Toutefois un
certain nombre d’entre nous a suivi cet exemple . Tant qu’à manger du
rutabaga il valait mieux le faire à deux dans de vieilles assiettes
ébréchées que d’en déguster, chacun pour soi, de part et d’autre de la
ligne de démarcation.
La situation générale n’était pas faite pour nous apporter de la
sérénité . Nous écoutions toutes les radios : Radio-Paris, Radio-Vichy,
B.B.C., Radio-Brazzaville, les radios suisses, etc. et les informations
ou les commentaires donnaient lieu entre nous à des joutes verbales
passionnées .
Les choses se sont compliquées la troisième année, dès que les Allemands eurent envahi la zone dite libre.
D’abord, après le sabordage de la flotte, tous les militaires français
avaient été renvoyés dans leurs foyers. Nous, nous sommes restés sur
place mais « en civil ». Comme il n’était pas très facile de trouver
des vêtements corrects nous avons, pour la plupart, tourné la difficulté
en troquant les boutons dorés de nos uniformes contre des boutons noirs
en matière plastique. C’était très discret…
Puis les Allemands ont réquisitionné la Cité Universitaire. L’École est allée s’échouer à l’Asile d’Aliénés…
Font d’Aurelle se présentait comme un vaste parc parsemé de bâtiments
datant du début du siècle. L’École en a occupé quelques uns ; des
Allemands étaient casernés dans d’autres et les malades mentaux étaient
hospitalisés dans ce qui restait.
Mariés ou non, les anciens que nous étions devenus étaient externés et
se logeaient tant bien que mal dans des appartements du vieux
Montpellier. Mais les fœtus (car les concours d’admission avaient repris
en 1941) s’entassaient dans de grandes salles tristes, couchaient dans
des lits d’hôpitaux, n’avaient que leurs valises pour ranger leurs
vêtements et leurs livres et travaillaient comme ils le pouvaient à la
clarté d’ampoules trop faibles pour assurer un éclairage convenable.
L’asile était assez éloigné de la ville, aussi les Navalais n’en sortaient-ils pas très souvent et passaient quelques instants de loisir à circuler dans le parc, échangeant des propos avec certains aliénés inoffensifs. Nous avons ainsi gardé le souvenir de « Jeanne d’Arc », une personne d’une soixantaine d’années, à la chevelure empapillottée, et qui grâce à la « T.S.F. qu’elle avait dans le sang » sauvait les navires en perdition… Il y avait aussi le « Colonel », coiffé d’un képi de comique-troupier, portant galons et épaulettes qui, ancien instituteur, nous posait des questions sur la géographie de la Corse.
Un camarade a illustré cette période par une série de dessins humoristiques qui se sont répandus par la suite .
En ce qui me concerne, j’avais écrit une fable que j’ai retrouvée plus tard au fond d’un tiroir et que voici :
Les Bureaux d’Hygiène que l’on nous
faisait entrevoir pour l’avenir puisqu’il n’y avait plus d’Armée plus de
Marine et plus de Colonies, me remettent mémoire les circonstances dans
lesquelles j’ai préparé et obtenu le Diplôme d’Hygiène.
Ce diplôme, institué en dehors du cycle normal des études médicales,
était réservé aux docteurs en Médecine ou aux étudiants de sixième année. Il avait été prévu que, pour nous, cette sixième année consistant en
stages hospitaliers serait confondue avec l’année d’École d’Application
que nous devions accomplir, les marins à l’Hôpital Sainte Anne de
Toulon, les coloniaux au Pharo et à l’Hôpital Michel Lévy de Marseille.
C’est pourquoi le Professeur Carrieu avait décidé d’autoriser les
Navalais à suivre les cours spéciaux de cet enseignement pour se
présenter à l’examen en fin de cinquième année.
Il avait donc épinglé un papier à la porte de l’amphithéâtre et dans un
élan d’enthousiasme, ou d’inconscience, nous nous étions presque tous
inscrits.
Après deux ou trois cours, assez peu motivé par cette matière, j’avais
décidé d’abandonner et de me contenter du programme normal d’Hygiène.
J’avais oublié que les travaux pratiques étaient obligatoires et soumis à
un contrôle d’assiduité. Aussi fus-je surpris, à l’issue d’un cours du
cycle ordinaire, d’entendre le Professeur Carrieu demander à Messieurs
Bourlaud et Guillemeteau de bien vouloir se présenter devant lui. Ce
qui fut fait.
- Pourquoi n’étiez-vous pas présents aux travaux pratiques du Diplôme d’Hygiène ?
Notre réponse fut simple et limpide .
- Parce que nous avons décidé de ne pas préparer ce diplôme…
Monsieur Carrieu devint cramoisi et il se mit à hurler :
- Alors vous me prenez pour un couillon !..
Et il nous sort une longue tirade d’autant plus déplaisante à entendre
que nous avions la perspective de passer devant lui l’examen de fin
d’année du cycle normal .
- Je vous fais des facilités… C’est pourtant simple… Vous n’avez qu’à payer vos inscriptions…
(En effet, puisqu’il s’agissait d’études supplémentaires et
facultatives, l’École ne prenait pas en charge ces frais d’inscriptions)
Un éclair de génie illumina la cervelle de Guillemeteau :
- Justement !.. C’est ce qui m’ennuie… Je suis de zone occupée et ma mère est veuve…
J’appuie de toutes mes forces :
- Moi aussi… Je suis de zone occupée, ma mère est veuve, je suis marié et ma femme vient d’avoir un enfant…
- Vous ne pouviez pas le dire plus tôt ?
Et le Professeur Carrieu tira son portefeuille pour remettre trois-cents francs à chacun de nous deux .
Nous sommes donc allés nous inscrire avec l’obligation morale de travailler pour être reçus...
Mais dans l’été 43 les événements se sont précipités . Le Service du
Travail Obligatoire en Allemagne avait été mis en application . Les plus
jeunes de notre promotion, nous étions visés par cette mesure.
En définitive et pour y échapper, on nous nomma Médecins-Sous
Lieutenants à titre provisoire et, en vertu de la Convention de Genève
on nous fit partir dans les camps de prisonniers pour assurer la relève
des médecins.