Jacques Bourlaud 🩺 - Santé navale à Bordeaux
Le wagon de troisième classe me ramenant de Rochefort à Coulombiers était envahi par les réservistes rejoignant les Centres Mobilisateurs. Il en montait à toutes les gares. Ils s’entassaient où ils pouvaient, parlaient haut, échangeaient entre eux des plaisanteries douteuses ponctuées de gros éclats de rire, témoignages d’une gaieté forcée et qui sonnait faux.
- Ce n’est pas l’enthousiasme de 14… me confia un ancien combattant dans le couloir.
C’était exact. Une résignation maussade se cachait derrière une façade de forfanterie qui ne trompait personne.
S’ils avaient eu des fusils à leur disposition, il est peu probable qu’ils y eussent accroché des fleurs…
En revanche le vin rouge circulait allègrement de bidons en quarts et de quarts en bouches.
On m’en offrit, bien entendu.
- T’es core un peu jeune ! Tu pars pas maintenant.
C’était exact. Ma classe n’avait pas encore été appelée et c’est bien ce qui me rendait perplexe.
Je touchais au but. J’avais été admissible au concours d’entrée. Je ne savais même pas si les Facultés allaient rouvrir leurs portes, si je pourrais bénéficier d’une année scolaire entière et surtout si mon frère, mobilisé comme Lieutenant d’Artillerie, aurait encore la possibilité de m’aider financièrement comme il l’avait fait depuis deux ans.
La nuit était déjà tombée lorsque je suis arrivé à la maison, ruminant toujours des pensées moroses. Les lampes extérieures badigeonnées en bleu, les bandes de tissu sombre clouées aux persiennes pour camoufler la lumière, tout ce que la Défense Passive (qui croyait à son efficacité dans les premiers jours de la guerre) avait imaginé dans l’espoir de rendre invisible les agglomérations, m’obligeaient à tâtonner dans l’obscurité afin d’atteindre la porte d’entrée. Ce qui n’était pas fait pour remonter mon moral . D’autant plus que celui-ci, par ailleurs, se ressentait des libations de la nuit précédente lorsque, mes camarades et moi, nous avions pris congé les uns des autres avant de quitter Rochefort.
Heureusement la surprise joyeuse de ceux qui ne m’attendaient pas ce soir-là et leur accueil plein de douceur souriante firent rapidement rejaillir la clarté dans mon esprit.
Les jours suivant j’avais trouvé à m’occuper auprès des réfugiés mosellans, profitant des quelques connaissances que j’avais acquises dans l’étude de la langue allemande pour servir d’interprète à la Mairie.
De temps en temps je me rendais à Poitiers sous prétexte de faire des courses pour ma mère. Il suffisait alors de traîner sur la Place d’Armes ou dans la rue Gambetta pour rencontrer quelques congénères fréquentés soit au Lycée, soit à la Faculté, soit à l’École Annexe. Il y avait ceux qui avaient été mobilisés ou qui s’étaient engagés et qui nous faisaient part de leur expérience de quelques jours de la vie militaire. Mais il y avait ceux qui, comme moi, ne savaient pas trop quoi faire avant d’être appelés.
Le bruit courut aussi (et fut bientôt confirmé) que l’on faisait entrer à l’École de Saint-Cyr tous les candidats admissibles aux épreuves écrites. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour les autres écoles militaires ?
Un camarade de Rochefort, qui avait eu l’occasion de monter à Paris, s’était présenté au Ministère de la Marine pour y glaner quelques renseignements. On l’avait poliment éconduit en lui disant d’attendre…
Attendre… Toujours attendre...
Enfin un journal régional publia la liste des admissions à l’École de Santé Militaire. Je m’étais présenté au concours d’entrée à l'École de Lyon pour le cas où je n’aurais pas pu « intégrer » à Bordeaux. La liste était longue mais mon nom n’y figurait pas... Ce qui me surprenait, c’était d’y voir tous mes camarades. Une seconde lecture, en comparant ce texte à la liste des admissibles que j’avais été chercher, me montra qu’une erreur de typographie avait déformé mon nom et que j’étais bel et bien reçu.
Le surlendemain paraissait la liste d’admission à Santé Navale et, cette fois-ci, il n’y avait pas de coquille.
Je me présentais donc Cours de la Marne le 15 Octobre 1939. J’étais heureux mais je dois bien avouer qu’une certaine inquiétude s’était emparé de moi, comme des autres. Car les anciens avaient fait courir le bruit dans les milieux hospitaliers de Bordeaux que les brimades qui nous attendaient seraient particulièrement féroces…
Comme nous rentrions à l’École sans avoir eu à passer l’oral du concours nous n’avions pas à « la ramener ». Bien au contraire, nous devions être plongés dans un abîme de confusion puisque, disaient-ils, nous n’avions pas été reçus mais réquisitionnés !
A la porte, un officier-marinier s’empara de ma convocation et, en échange, me remit un petit bout de papier où était inscrit un numéro. Désormais, et pour quelques années, je serai le matricule 906… Puis il me fit signe de passer derrière lui.
Les anciens étaient là…
Me voilà incorporé dans une file de malheureux qui se dirigent vers une destination inconnue…
_ Les deux valises dans la même main ! hurle un jeune Second-Maître dont le visage m’est familier puisque, l’an passé, nous étions ensemble à Rochefort.
Dieu merci ! Je n’ai qu’une seule valise.
Ces bagages déposés dans les chambres que nous occuperons plus tard, nous repartons au pas de gymnastique vers le bâtiment administratif. Là une vraie maistrance nous a repris en main pour nous faire exécuter certaines formalités d’inscription et nous conduire devant la porte du Sous-Directeur qui nous a reçu un à un.
Puis nous avons été à nouveau livrés aux anciens .
Il était près de onze heures du matin et ça ne s’est terminé qu’à neuf heures du soir. Il nous a fallu d’abord passer à l’habillement et nous revêtir de bourgerons en toile bleue dignes d’un film avec Fernandel… De là, à la douche, puis chez le coiffeur où des pharmaciens nous avaient préparé des lotions et des brillantines odorantes et colorées tandis que nos mèches tombaient çà et là sous les ciseaux inspirés d’un petit blond frisé.
Enfin exercices de défilés, maniement d’armes imaginaires, culture physique intensive, conseil de guerre, interrogations extravagantes, prise d’armes et inspection des compagnies par un Sous-Directeur saugrenu qui nous fit un discours émaillé de citations latines, tout cela s’est succédé sans arrêt sur un rythme accéléré et abrutissant.
En fait, nous avions été reçus par la promotion 1938, celle qui précédait immédiatement la nôtre, car les élèves des promotions plus anciennes étaient à la guerre. Or nous avons appris un peu plus tard que ceux qui nous accueilleraient avaient décidé de ne pas nous laisser un instant de répit pour souffler ou nous concerter, car ils avaient réalisé que notre effectif était le double du leur.
Le lendemain, les brimades étaient terminées (ou presque) et chaque ancien recherchait, grâce aux matricules, le ou les fœtus qui pourraient être membres de sa « famille ». J’ai pu ainsi faire la connaissance de mon « père », le 806, et même découvrir un « fils » naturel en la personne du 1006, un pharmacien de ma promotion.
Mais les exercices militaires n’étaient pas terminés pour autant. Ils se déroulaient d’une façon moins trépidante mais plus approfondie sous la direction de spécialistes de la maistrance ou de sous-officiers instructeurs de la P.M.S. (Préparation Militaire Supérieure).
Enfin les cours et les travaux pratiques reprirent à la Faculté.
Malgré l’état de guerre et la présence de professeurs en uniforme, cette année se déroula d’une manière à peu-près normale.
Toutefois il faut bien avouer que la plupart d’entre nous n’avons pas beaucoup profité de l’enseignement qui nous avait été donné .
D’abord après un an ou deux d’études intensives aux Écoles Annexes, nous aspirions à poursuivre nos activités sur une cadence plus ralentie, sachant bien qu’au bout de l’année il n’y avait qu’un examen et non pas un concours et qu’il nous suffisait d’atteindre une certaine moyenne aux interrogations organisées par l’École pour ne pas avoir d’ennuis disciplinaires et pouvoir bénéficier des permissions de spectacle ou de nuit.
Ensuite Bordeaux présentait, même en ces années 1939-40 un éventail de distractions que l’on ne soupçonnait même pas à Rochefort. Les cinémas, pour ne parler que d’eux, passaient des films récents comme dans les salles parisiennes. Nous y avions acquis une certaine érudition en la matière… et bien souvent nous nous échappions de la Faculté par la « porte des laboratoires », loin du regard de l’officier-marinier chargé de nous pointer et, par des itinéraires discrets, nous nous rendions dans un de ces cinémas. Lorsque nous entrions, le spectacle était déjà commencé et en prenant place dans l’ombre nous passions inaperçus. Pour sortir, la prudence nous commandait de quitter la salle avant que la lumière ne s’allume.
Car nous risquions des mauvaises rencontres.
Des camarades, un jour, se sont assis par le plus grand des hasards à côté du Sous-Directeur… Celui-ci les a retrouvés un peu plus tard dans le tramway qui les ramenait à l’École. La tradition voulait alors que les anciens payent les places de tramway des plus jeunes. Le Sous-Directeur n’y a pas manqué. Mais en arrivant à l’École il a convoqué tout ce beau monde dans son bureau pour une explication des gravures qui s’est soldée par quelques jours d’arrêts.
Enfin il faut dire que nous vivions dans l’ambiance de la « drôle de guerre ». A l’avant les soldats, et nos anciens parmi eux, s’enlisaient dans l’attente et l’inaction. A l’arrière, et à Bordeaux en particulier, c’était la belle vie et nous nous promenions le Dimanche sur le Cours de l’Intendance avec cape, épée et gants blancs. Sans avoir des âmes de héros, nous désirions tous partir comme Médecins-Auxiliaires, les marins sur les escorteurs de convois, les coloniaux dans les bataillons de Tirailleurs Sénégalais. Aussi l’étude des sciences de base nous paraissait-elle dénuée de tout intérêt, sauf peut-être l’Anatomie et la Physiologie. En revanche, nous étions très assidus à l’hôpital où nous avions presque tous trouvé à remplir des fonctions d’externes.
Ainsi cette année bordelaise ne nous a peut-être pas apporté tout ce que nous aurions pu attendre d’une scolarité normale et beaucoup d’entre nous ont dû, plus tard, s’efforcer d’en colmater les lacunes.
D’un autre côté, Bordeaux que nous avons quitté en Juin 1940 pour n’y revenir que de façon très épisodique, nous a laissé bien des souvenirs et, pour ma part, c’est dans une salle de dissection que j’ai rencontré celle qui devait donner une valeur nouvelle à ma vie pour l’éclairer jusqu’à ce jour et sans aucun doute pour les siècles des siècles.
En juin 1940 la « drôle de guerre » était terminée. Elle n’était même plus drôle du tout Quelques bombes tombèrent sur l’École certaine nuit et, la semaine suivante, nous étions tous embarqués dans une aventure tragi-comique qui nous mena en rade du Verdon où nous avons pu assister à un échange de quelques coups de canon entre un torpilleur français et des batteries allemandes installées dans les forts de Royan. C’étaient probablement les derniers actes d’hostilité car l’armistice entrait en application une ou deux heures plus tard.
Nous sommes revenus à Bordeaux et, le lendemain nous étions dans un train qui, après un voyage interminable, nous a déposés à Montpellier.