Jacques Bourlaud 🩺 - Kerguelen
- Voulez-vous aller aux Kerguelen ?
Le Médecin-Chef du 1° R.I.C. brandissait la circulaire qu’il avait reçue
les jours précédents et qui demandait un médecin volontaire pour les
Terres Australes et Antarctiques Françaises .
Je n’étais pas très satisfait de mon affectation métropolitaine. En
revenant d’Indochine, j’avais espéré effectuer un stage dans les
hôpitaux militaires ou civils de la région parisienne. Mais, d’après ce
qu’il m’a été dit, les régiments coloniaux manquaient de médecins et
leurs besoins devaient être comblés en priorité. J’ai donc été affecté
au 1° R.I.C. à Versailles. Habitant Bourg-la-Reine, ce n’était pas
catastrophique. Seulement, lorsque je me suis présenté au Corps, ce fut
pour apprendre que c’était justement le bataillon stationné à Dreux qui
m’attendait avec impatience…
L’ambiance n’était pas désagréable ; le commandant du bataillon était
sympathique et je pouvais bénéficier d’un service hospitalier en
m’occupant des chambres réservées aux militaires à l’hôpital de Dreux.
Mais pour aller de Bourg-la-Reine à Dreux il fallait me lever très tôt et combiner tout un horaire de trains et de métros.
Une autre chose m’incitait à accepter cette proposition. Mon fils
Michel venait de subir une série d’interventions chirurgicales qui
devaient lui permettre de reprendre le cours d’une vie normale.
Cependant je ne pouvais pas envisager de l’emmener avec moi lorsque
viendrait le tour de départ outre-mer. En conséquence, ma famille
resterait en France et la séparation durerait trente mois. Pour les
Kerguelen le séjour n’était que d’un an.
Enfin je dois bien avouer qu’ayant découvert un jour, tout en bas d’une
planisphère, l’existence de cet archipel étiqueté « possession
française », j’étais très curieux de savoir sous quel aspect il se
présentait.
C’est pourquoi, un beau matin d’Avril, je me suis réveillé à bord d’un
énorme avion-cargo survolant une mer de nuages, en route vers Tananarive.
Sur notre droite le Kilimandjaro laissait scintiller son cône de neige aux rayons du soleil levant.
Mes compagnons de voyage somnolaient encore. Ils étaient une
quarantaine qui entouraient Roger Pascal, le Chef de Mission :
fonctionnaires de la Météorologie Nationale, militaires du Génie ou des
Transmissions, agents contractuels divers.
Il me faudrait partager leur vie quotidienne pendant un an . A première
vue, ils paraissaient tous avoir une bonne tête, donc cela ne devrait
pas être trop dur.
Des caisses à claire-voie avaient été alignées selon l’axe de l’avion.
Elles contenaient d’autres passagers : des rennes que l’on avait été
chercher en Laponie et des mouflons de Corse. On voulait faire un essai
d’acclimatation d’espèces nouvelles dans l’archipel. Ces espèces se
sont développées ultérieurement, mais d’après les dernières nouvelles,
ce ne serait pas une réussite sur le plan écologique.
Il y avait aussi à bord de notre avion un cageot qui abritait un lapin
de garenne provenant du parc de Rambouillet. Il était couvert de puces
et chargé officiellement de semer le désordre et la panique chez ses
congénères installés depuis plus d’un siècle aux Iles Kerguelen .
En effet un voilier anglais avait, autrefois, déposé à terre quelques
lapins dans le but de fournir des vivres à d’éventuels naufragés.
Soutenant leur vigoureuse réputation, les lapins ont proliféré, amenant
la destruction de la végétation sur presque toute la Grande Terre et
accentuant ainsi les phénomènes d’érosion déjà liés aux conditions
climatiques. Ils représentaient donc un fléau contre lequel les
autorités avaient décidé de réagir en introduisant la myxomatose.
Quelques lapins avaient été donc capturés, inoculés et lâchés dans la
nature. Comme le résultat semblait se faire attendre, on a pensé qu’il
manquait peut-être un insecte ou un acarien vecteur pour transmettre le
virus. C’est pourquoi un natif des tirés présidentiels de
Rambouillet, avec ses puces, s’était trouvé embarqué pour les Terres
Australes.
Mais un mystère plane sur sa véritable destinée.
Au cours des opérations de débarquement, le cageot et son occupant
furent amenés à terre et entreposés dans une pièce sombre et tranquille.
Or lorsque l’on a voulu rendre la liberté au lapin on s’est aperçu
qu’il avait disparu… Des mauvaises langues ont prétendu que des gens
malintentionnés l’avaient convié à faire les frais d’un civet
clandestin… Des bons esprits ont pensé qu’il avait réussi à s’évader.
Cela a permis d’alimenter la conversation pendant quelques jours. En tous
cas de nombreux lapins atteints de myxomatose ont été découverts plus
tard à la chasse.
Donc notre avion s’est posé à Arivonimano l’aéroport de Tananarive.
Nous avons aussitôt été transférés sur un D.C.3 qui nous a conduit à
Tamatave. Le lendemain, nous nous sommes embarqués à bord du
« Galliéni » qui a appareillé le jour suivant, 21 Avril, au début de
l’après-midi, mettant le cap au Sud-Est droit sur les Kerguelen.
Les premiers albatros sont aperçus le 26 et, par la suite, sont devenus de plus en plus nombreux.
Le 29 au matin, nous avons pu voir l’îlot du Rendez-vous émerger au dessus des vagues.
C’était la première terre de l’archipel.
La mer était calme et il n’y avait pas le moindre souffle de vent. La
Météo était optimiste. Le Commandant a donc pris la décision de ne pas
contourner l’archipel par l’Est, en suivant la route habituelle, mais de
contourner la côte Ouest.
Nous avons ainsi longé, pendant toute une journée, de très hautes
falaises qui plongeaient verticalement dans la mer, précédées d’amas de
rochers ou de formations en aiguilles. Cà et là s’ouvraient des fjords
étroits et, un peu partout, des torrents se déversaient en longues
cascade . Au sol, la côte nous est apparue dominée par la masse de la
calotte glacière de Coock.
La navigation se poursuivait parmi une myriade d’oiseaux de mer :
sternes, damiers du Cap, skuas, goélands, cormorans tourbillonnaient
autour de nous tandis que les troupes des manchots plongeaient devant
l’étrave à la façon des marsouins.
Le 30, le « Galliéni » avait franchi la Passe Royale lui permettant
d’entrer dans la Baie du Morbihan et mouillait devant Port-aux-Français à
sept heures du matin.
Je ne sais pas si la « ville » de Port-aux-Français s’est beaucoup
développée depuis toutes ces années passées mais, sous le crachin et la
grisaille de ces heures matinales, l’alignement des baraques sombres m’a
rappelé fâcheusement des souvenirs datant d’une douzaine d’années,
l’absence de barbelés étant compensée par l’insularité et l’éloignement…
Fort heureusement cette impression s’est atténuée très vite avec
l’accueil des anciens, l’aspect confortable des installations et
l’ambiance trépidante du débarquement.
Car les opérations de débarquement n’étaient pas une mince affaire. Il
fallait donc descendre des tonnes et des tonnes de matériel sur des
portières, les remorquer jusqu’au quai où les grues transféraient tout
cela sur les plate-formes des camion .
Le travail était dominé par deux impératifs.
L’un d’ordre budgétaire : les Messageries Maritimes mettaient le
« Galliéni » à la disposition des T.A.A.F. (Terres Australes et
Antarctiques Françaises) suivant un contrat prévoyant une durée de temps
limitée. Donc chaque journée supplémentaire revenait très cher à
l’État.
L’autre impératif était lié aux conditions météorologiques. Il n’était
pas rare de voir passer cinq ou six jours sans pouvoir mettre une
portière à l’eau. J’en ai fait personnellement l’expérience plus tard,
au moment de mon départ. Ayant laissé le service de l’hôpital à mon
successeur, j’étais monté à bord pour y remplir les fonctions de
chef-docker ; or il nous a fallu quatorze jours pour effectuer le
débarquement. Deux fois le « Galliéni », pour ne pas risquer de rompre
ses amarres et d’être jeté à la côte, a dû quitter le Baie du Morbihan
et attendre au large que la tempête soit calmée, tandis qu’à Port-aux-Français un coup de vent avait mis les embarcations à terre et les
bulldozers dans l’eau..
Mais, lorsque nous sommes arrivés (début Mai 1956) nous avons eu de la
chance car l’accalmie, qui nous avait permis de faire le tour de la
Grande Terre par l’Ouest, s’est prolongée si bien que les opérations de
débarquement ont été achevées en moins de quatre jours.
Arrivés dans la matinée du 30 Avril nous avons donc pu voir, dans la
soirée du 3 Mai, le « Galliéni » s’éloigner pour retourner à Madagascar.
Nous allions rester six mois sans le revoir et sans autres nouvelles de
nos familles qu’un message de vingt-cinq mots par semaine.
Nous étions soixante en comptant dix Comoriens et deux Malgaches
recrutés à Tananarive pour s’occuper des travaux ménagers ou des
fonctions d’aides mécaniciens.
Avec le système institué qui assurait la relève du personnel par moitié
deux fois par an, il y avait donc deux groupes : les anciens qui
savaient tout, prenaient des airs blasés ou condescendants et les
nouveaux qui s’étonnaient de tout et se refusaient à l’avouer… Ces deux
groupes s’observaient avec méfiance, échangeant parfois des escarmouches
verbales. Mais l’équilibre s’est rétabli assez vite parce que ceux qui
émergeaient du lot et siégeaient au restaurant à la table dite « des officiers » se sont bien entendus entre eux, anciens comme nouveaux.
D’autre part, trois semaines après notre arrivée, « L’Ob » bateau
océanographique russe revenant de l’Antarctique, s’est présenté devant
la Passe Royale demandant l’autorisation de faire escale à Port-aux-Français. Ce qui lui fut accordé.
Cela a donné lieu à une journée mémorable de fraternisation
franco-soviétique avec déjeuner à terre particulièrement soigné (c’était
d’ailleurs le jour de la Pentecôte) suivi d’une visite du bâtiment et
d’un dîner à bord. D’un côté Champagne, Cognac et vins de France, de
l’autre Vodka et Champagne de Crimée. L’ambiance joyeuse et le souvenir
de quelques cuites sensationnelles a achevé de cimenter la cohésion des
habitants des Kerguelen.
Les six premiers mois se sont donc déroulés avec une certaine sérénité.
Les suivants ont été, peut-être, moins heureux. D’abord nous étions
devenus des anciens blasés, préoccupés surtout par le retour du
« Galliéni » qui devait nous reprendre. Ensuite nous étions plus de
cent avec un détachement du Génie de l’Air chargé de l’implantation d’un
aéroport dont on avait rêvé en haut lieu. Ce détachement logeait à
l’écart dans des bâtiments qu’il avait édifiés lui-même et ne prenait
pas ses repas dans la salle du restaurant devenue trop petite.
Enfin il y avait avec nous deux femmes. L’une était l’épouse de
l’Administrateur Supérieur des Terres Australes et Antarctiques qui
avait suivi son mari pour lui servir de secrétaire. L’autre était
l’épouse d’un capitaine du Génie. Celui-ci, qui avait déjà fait trois
ou quatre séjours, était considéré comme un homme précieux. Il n’avait
accepté de revenir une fois de plus qu’à la condition d’emmener sa femme
avec lui. Un peu plus âgée que nous, elle était discrète et gentille,
nous rendant volontiers de grands services lorsque nous étions en face
d’un problème d’ordre vestimentaire trop ardu à résoudre avec nos
pauvres compétences.
J’avais à ma disposition un petit hôpital avec une installation de
radio, une salle d’opération, un fauteuil de dentiste et un équipement
médico-chirurgical limité mais toutefois suffisant pour faire face à un
coup dur.
Il me manquait un personnel qualifié car les T.A.A.F., à l’époque,
refusaient de prendre en charge la solde d’un infirmier. Lorsque
j’avais besoin d’aide, j’étais obligé de faire appel à des bonnes
volontés. C’est ainsi que j’ai converti mon ami André Beaugé, ancien
prêtre-ouvrier qui était venu aux Kerguelen espérant y trouver quelque
apaisement à ses cas de conscience, en aide-soignant. Et Monsieur
Redonnet, l’adjoint au Chef de District était ravi de pouvoir me prêter
main forte au cours de petites interventions chirurgicales.
Ma qualification apportait une note sécurisante à l’Administration des
T.A.A.F. qui rappelait avec angoisse le souvenir de deux ou trois
appendicites qui avaient donné du souci à des prédécesseurs peu
habitués à manier un bistouri.
Or, par ironie du sort, je n’ai eu presque aucun acte chirurgical à
pratiquer à l’exception de quelques fractures sans déplacement, de
quelque plaies sans gravité et de deux circoncisions chez des bergers
malgaches appartenant à l’ethnie Antandroy et qui devaient
traditionnellement subir cette opération aux environs de la vingtième
année.
A côté de cela, pendant plusieurs semaines, j’ai été tracassé par une
épidémie d’allure grippale, dont j’ai d’ailleurs été une des premières
victimes, qui se présentait comme une fièvre prolongée et très élevée
rebelle à tous traitements. Ne pouvant pas établir un diagnostic, je me
suis mis en rapport par phonie avec un médecin de l’Hôpital Girard et
Robic de Tananarive qui a pu me soutenir par quelques conseils et,
ultérieurement, m’a aiguillé vers l’Institut Pasteur dès notre retour en
France. Des prises de sang ont été faites à une dizaine d’entre nous ;
ce qui a permis au Professeur Giroud d’annoncer avec enthousiasme les
cas les plus austraux de la Fièvre Q., probablement introduite dans
l’archipel avec le fourrage provenant de Madagascar et destiné à notre
bétail. Vétérinaire d’occasion, je m’étais fait contaminer ainsi que
tous ceux qui allaient faire un tour à la ferme comme ils auraient été
le Dimanche au Zoo.
Communication de Jacques Bourlaud sur les syndromes pseudo-grippaux ...
(Cliquer sur chaque image pour la voir en plus grand)
[si vous souhaitez lire la totalité de la communication, vous la trouverez là : http://web2.bium.univ-paris5.fr/livanc/?cote=bspex1957&p=929&do=page]
Malgré cela, en présence d’un personnel relativement jeune et ayant subi
une sélection avant l’embarquement, mon activité professionnelle était
assez réduite. J’occupais mes loisirs en récoltant quelques échantillons
pour le Museum d’Histoire Naturelle. Recherche de certains poissons,
préparation de crânes d’otaries ou de léopards de mer, « mise en peau »
de différents oiseaux de mer comme les pétrels, tout cela me permettait
de ne pas m’ennuyer .
Au cours de mes promenades je tirais des lapins et des sarcelles ou bien
je prenais des photos dans les harems d’éléphants de mer et dans les
roockeries de manchots. Ces animaux n’éprouvaient aucune crainte à
notre égard sauf, bien sûr, les lapins et les sarcelles. Nous pouvions
circuler au milieu d’eux et c’est à peine s’ils s’écartaient pour nous
laisser passer. Il fallait cependant se méfier des grands mâles
éléphants de mer qui, en période de reproduction, devenaient agressifs
et pouvaient alors charger. Ils n’étaient pas rapides mais ils pesaient
deux tonnes…
Pour qui aimait la nature et les animaux, le spectacle était passionnant
mais sa répétition quotidienne finissait par le rendre monotone. Les
nouvelles de nos familles arrivaient « au compte-gouttes » . Personne n’en parlait mais chacun gardait un fond de
mélancolie qu’il cherchait à dissimuler par des propos égrillards ou une
attitude fanfaronne.
Je me suis mis alors à écrire.
D’abord un conte destiné à nos enfants, Le Manchot Papou. (cliquer là pour le lire)
Ce conte est daté du 13 Août 1956 et j’ai eu, ensuite l’idée saugrenue de reculer un peu plus loin dans le passé la découverte des Iles Kerguelen. Ce qui m’a conduit à rédiger le texte sur la véritable histoire de la découverte de Kerguelen. (cliquer là pour le lire)
Depuis 1949, époque où une base
permanente a été établie au lieu-dit Port aux Français, les îles
Kerguelen ont fait l’objet de nombreuses publications : aussi bien des
articles sérieux d’une solide valeur scientifique que des reportages
dans la grande presse.
C’est pourquoi je n’ai pas l’intention de m’appesantir sur l’aspect de
l’archipel, sur les paysages, sur les conditions climatiques dominées
par la très grande fréquence des vents d’Ouest atteignant parfois 250
kilomètres à l’heure, sur la flore et la faune. Tout cela a été décrit
maintes fois.
Je voudrais cependant rappeler quelques images que je ne saurais oublier .
Une promenade de deux jours par calme plat, en plein hiver austral dans
la Baie du Morbihan. Une mer limpide, un ciel bleu, de la neige partout,
le cheminement de notre petit bateau entre les îlots déchiquetés et le
long des hautes falaises de basalte . Nous étions cinq à nous laisser
envahir en silence par une impression envoûtante de paix et de sérénité
grandiose que je n’ai plus jamais ressentie ailleurs ;
Ce sentiment que nous avions éprouvé alors était absolument opposé à
celui qui nous a agressé une autre fois lorsque nous sommes partis à
bord de véhicules chenillés sur la côte Est pour effectuer un
recensement des éléphants de mer. Il y en avait des milliers répartis en
harems sur de longues plages, dans un grouillement effarant d’énormes
corps vautrés sur le sable ou les galets. Les femelles mettaient bas,
les mâles s’activaient à les couvrir presque aussitôt ou encore se
battaient sauvagement contre les célibataires qui attendaient au bord de
l’eau pour essayer de tenter leur chance. Le tout dans un vacarme
assourdissant : grognements et éructations des éléphants de mer,
piaillements des oiseaux qui venaient s’associer à ce tableau dantesque.
On voyait tournoyer sous un ciel bas et gris les skuas et les pétrels
géants. Par moments, ils piquaient sur la masse des grands phoques et se
disputaient les placentas tandis que les chionis, semblables à des
petits poulets blancs, circulaient à terre, guettant par ci, par là un
bon morceau.
Lorsque le 27 Mai 1957, le « Galliéni » nous a ramené vers des rivages
plus fréquentés, nous étions, bien sûr, heureux à la pensée de revoir
bientôt nos familles, cependant en regardant la côte s’estomper dans la
brume, nous avions conscience d’avoir vécu là-bas non pas des aventures
extraordinaires mais dans une ambiance, somme toute cordiale, quelques
moments hors du commun.